Lettre ouverte à mon prédateur littéraire
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? Comme point d’orgue de la grande vague commémorative du cinquantenaire de Mai 68, on a failli avoir un Cohn-Bendit (Dany, pour les intimes) à l’hôtel de Roquelaure. Parfait eût été le timing et admirable la symbolique. Le facétieux agitateur de Nanterre-la-Folie terminant sa carrière dans les palais de la République : superbe allégorie ! Las ! le jeune Macron, président métaphorique supposément jupitérien, a, raconte la chronique, ramené soi-même à la raison le vieux briscard du « grand bazar », en lui signifiant que, ce faisant, il abdiquerait partie de sa rebelle « personnalité ». Et l’autre, soudainement rallié à la sollicitude ricœurienne de l’élyséen argumentaire, aurait fini par ravaler son espiègle intention d’en être, au moins une fois, de ce monde tant honni du temps de son anarchiste jeunesse. Ainsi va la vie.
On aura remarqué, du moins l’espère-t-on, l’absolue retenue de commentaires que nous avons manifestée, nous qui aimons les livres, quant à l’avalanche éditoriale que suscita cette paroxystique célébration du Grand Événement. Le seul ouvrage qui aura retenu notre attention en cette année de trop-plein fut le premier à paraître, Trimards,de Claire Auzias [1], qui fut très favorablement chroniqué dans ces pages. C’est cette même Claire Auzias, amie de longue date et à l’occasion collaboratrice de notre site, qui se voit aujourd’hui, en fin de vague, transformée en héroïne un peu niaise de la déglingue de l’après-mai lyonnais. Elle le doit à Yves Bichet, auteur d’un pauvre roman de rentrée : Trois enfants du tumulte. Ainsi va la vie.
Son histoire, Claire l’a elle-même racontée, dans un livre d’entretien paru en 2006, Claire l’enragée [2], témoignage dérangeant, déchirant même, d’une totale et troublante sincérité en tout cas. Que, douze ans plus tard, un plumitif du Mercure de France se soit cru autorisé, dans la ferveur mémorielle d’une basse époque, à opérer cette sorte de rapt qui consiste, dans un « roman » mêlant « réel » et imaginaire, « vécu » et fiction, à s’emparer de l’identité d’une personne – femme, auteur et protagoniste d’événements dont elle a elle-même tiré deux livres – pour lui faire dire et vivre, sous son nom et sans autorisation d’aucune sorte, ce que son imaginaire assez basique de littérateur acquis à l’autofiction se plaît à penser qu’elle aurait vécu, relève d’un procédé pour le moins contestable. Qu’il fasse de même, et sans plus de précaution, avec d’autres acteurs de l’époque, morts ou vivants, atteste d’une méthode condamnable. Qu’il se croie, de surcroît, autorisé à justifier son mentir-vrai au nom d’une noble cause – rendre « hommage aux petites mains » d’un après-mai de « la fin de l’innocence » – s’apparente à une très ancienne prédisposition « chrétienne » au redressement des âmes. Ainsi va la vie.
Cette « affaire », au fond, n’a d’importance que comme élément révélateur d’une confusion d’époque où la liberté narrative est devenue, en matière fictionnelle, une sorte de droit non écrit. On fait ce qu’on veut sans même penser aux conséquences de ce qu’on fait. L’auteur est libre. Libre de tout puisqu’il est l’auteur. Y compris de s’emparer d’une personne réellement existante sans lui demander son avis et de la rhabiller à sa manière au prétexte que l’auteur, toute-puissante incarnation de la liberté, se serait fondé sur son propre témoignage – qu’il cite en source, avec sept autres références – dont Trimards -, ce qui demeure étrange, il faut bien l’avouer, dans le cadre d’un « roman ». Pas d’un « récit » ou d’une « chronique », mais d’un « roman », nous insistons. Il y a sans doute là comme un pare-feu dont on peut imaginer l’origine juridique. La question qui reste posée, la seule, c’est donc celle de l’éthique littéraire, celle qui fait qu’on décide ou pas de franchir la limite. À vrai dire, pour avoir entendu Yves Bichet évoquer de sa voix douce et hésitante sur certaines antennes, ses Trois enfants du tumulte comme une « œuvre » rédemptrice, on sait que cette question, pourtant centrale, ne lui a jamais effleuré l’esprit, ce qui, pour nous, dit tout du personnage et de son inaptitude à penser l’offense qu’il fait aux autres. Ainsi va la vie.
Quand Claire Auzias nous demanda de publier en ligne cette « lettre ouverte » à son « prédateur littéraire », notre acquiescement alla d’évidence : « Les gens sont portés à justifier les affronts dont ils ne se vengent pas », disait justement Guy Debord.- À contretemps.
« Regardez-les passer ! Eux, ce sont les sauvages.
Ils vont où leur désir le veut, par-dessus monts,
Et bois, et mers, et vents, et loin des esclavages,
L’air qu’ils respirent ferait éclater vos poumons.
[…]
Regardez-les, vieux coq, jeune oie édifiante !
Rien de vous ne pourra monter aussi haut qu’eux.
Et le peu qui viendra d’eux à vous c’est leur fiente.
Les bourgeois sont troublés de voir passer les gueux. »
Jean Richepin
Au sieur Yves Bichet,
auteur de Trois enfants du tumulte,
Mercure de France, 2018.
Vous pillez nos livres, vous vous appropriez nos luttes, nos pratiques, nos extravagances, mais surtout nos rêves, des rêves dont vous n’avez pas la moindre idée. Et comment l’auriez-vous, pauvre littérateur sans estomac, quand vous pataugez dans l’obscène d’un temps où les « enfants du tumulte » sont devenus matière à vendre du papier gras et à toucher des royalties. Le Mercure rapporte, surtout quand il s’agit, en principe, de faire la charité en rendant hommage « aux bousillés, aux petites mains ». Ma main, je vous la foutrais bien sur la tronche. Il fut un temps où le duel lavait l’offense. À défaut, je m’en tiendrais aux mots. Pour être « enragée » – oui, toujours enragée ! -, on n’en a pas moins l’usage ; on sait aussi les manier. Pour le coup, ils seront sans retour. Aucun dialogue, sachez-le, n’est possible entre nous.
Par vos soins de prédateur littéraire, me voici donc contrainte de figurer, entre « Théo l’insoumis » et « Mila la rebelle », dans votre fiction-« témoignage » où, me concernant, moi et mes amis, tout fait poids de bassesse. Alors témoin, comme ça ? Mais témoin de quoi et connu de qui ? Personne ne vous a jamais vu nulle part, fantôme. Ni « au milieu du pont », là où vous situez « l’erreur », ni sur la berge, ni dans la grande dérive. Nulle part, j’insiste. Nous ne vous connaissons pas, nous ne vous avons jamais vu. Ce que vous savez de nous, vous le tenez de seconde main et post festum. Je suis bien placée pour le savoir. De deux choses l’une, alors : où vous fictionnez tout, y compris votre néant, ou vous mentez comme un arracheur de dents. Dans les deux cas, le résultat est le même : vous n’êtes qu’un faux témoin. Rien de plus, rien de moins, et sur toute la ligne. Quand j’apparais, sous mon nom et en toutes lettres, dans l’épisode des « Tables Claudiennes » et que vous vous délectez de mes hauts faits, vous êtes quoi : romancier ou témoin ? Quand, pour faire bon poids, vous citez, sous son nom et en toutes lettres, Didier Gelineau, mon époux, vous êtes quoi : romancier ou témoin ? Quand, à votre « roman », vous rajoutez une bibliographie de huit livres, où deux de mes titres sont référencés – le cinquième attestant de votre inclinaison objective -, vous êtes quoi : romancier ou témoin ? D’un côté, « c’est un roman », dites-vous ; de l’autre, « j’ai des révélations à faire », susurrez-vous. Quelles révélations ? Où sont-elles, ces révélations ? « Je les ai connus, ces faits sont contrôlables. » Contrôlables… Langage de flic et de faux témoin.
Il fut un temps où l’on « maspérisait », voici venu celui où l’on « bichettise ». La falsification, comme l’ignorance, est sans limite. Ici, vous avez recours au pseudonyme ; là, vous faites dans « le réel », un réel de commissariat. Michel Raton, Marcel Munch, Didier Gelineau, Claire Auzias et quelques autres : des noms jetés en pâture. Votre méthode est non seulement détestable, elle est infâmante. Pas pour nous, pour vous. Vingt occurrences me concernant, cinq pour Didier, trois pour ma « petite » sœur », une kyrielle d’allégations mensongères, voire diffamatoires. Il y a du risible aussi : j’aurais volé des fringues dans les magasins de la Croix-Rousse alors qu’il n’y avait, à l’époque, aucun magasin de ce type à la Croix-Rousse et que, de surcroît, j’ai toujours été incapable de voler quoi que ce fût. Il y a du factuellement faux, encore : nos potes trimards n’ont jamais dealé de drogue. Il y a de l’ignoble, enfin, dont je tairais le détail par respect pour les morts, ces morts que, vivants, vous n’avez jamais fréquentés et que vous salissez sans honte : Michel Marsella, Jacky Orsel, Marcel Munch, Moumoutte, Bibi… Ils ne vous demanderont pas réparation. Pas plus que Marie Laffranque, Danton, Sonia. Pas plus que les enfants de ces parents que vous entachez de vos petites salissures.
Reste la question du pourquoi. Pourquoi, financé par la région Rhône-Alpes, adoubé par le Mercure de France, vous vous êtes livré, Bichet, à cet « hommage » de pervers polymorphe ? Pervers parce que vous vous faites passer en contrebande pour étant des nôtres, jusqu’à vous dire notre porte-parole. Pervers parce que, au-delà de votre sale méthode, vos intentions sont celles d’un vicelard et vos sous-entendus plus encore. Pervers parce que votre supposée défense des enfants perdus, des trimards, des paumés de l’après, ne vise qu’à les faire passer pour d’insipides crétins, parce qu’il n’est qu’une charge contre ces « gens modestes, peu cultivés pour la plupart, qui ont glissé vers la radicalisation », voire « le terrorisme ». En clair, c’est le coup de la guillotine à deux lames que vous nous faites, maniée par un humaniste de l’exécution. En cela votre pauvre prose est sûrement singulière par son vice, mais elle ne détonne pas, sur le fond, dans la lourde production anti-soixante-huitarde de ces temps conformistes.
Fils de bonne famille, vous avez beau avoir lâché vos études en médecine en quatrième année pour devenir ouvrier saisonnier, puis maçon, ça ne fait de vous qu’un déclassé recyclé dans la littérature, pas un Georges Navel. Quoi que vous insinuiez, nous ne sommes pas du même monde, et nous ne le serons jamais. Vous avez beau avoir pillé, en les détournant de leur sens, des éléments autobiographiques que j’ai moi-même livrés dans Claire l’enragée, mon histoire vous sera toujours étrangère. Vous n’avez aucune chance de percer les mystères et les secrets de notre cour des miracles. Aucune. Trop dur pour vous. Alors vous salopez, à votre manière certes très salopeuse, mais similaire sur bien des points à celle de vos confrères en veulerie. Ce sont toujours nos ennemis qui nous dérobent nos vies pour les estropier. Comme si, fugaces anonymes, nous n’avions d’autre choix que de nous laisser martyriser jusque dans nos intimités.
Déjà nous fûmes, il y a dix ans, objets d’un jeu vidéo. Pathétique incongruité. Votre opus Trois enfants du tumulte atteste, à sa petite place, de l’état de confusion et d’étourdissement où nous nous trouvons. Votre succès est notre mise à mort symbolique, comme si survivre était encore de trop.
Cette putain de société toute acquise à ses fureurs libérales et morbides, ce monde d’où monte le chœur des thuriféraires ahanant ses gloires abrutissantes, je les déteste. Et contrairement à ce que vous semblez croire, pauvre type, des milliers de créateurs, partout, s’inspirent de l’élan de Mai 68, un élan qui n’en finit pas de s’enrichir de nouvelles contributions, de nouvelles critiques, de nouveaux apports, de nouvelles analyses, de nouvelles interprétations sensibles. Le défi est le même : saper ce vieux monde qui, sous ses habits neufs, nous prive de tout, mais surtout de nous-mêmes.
À travers moi, Bichet, les « petites mains » – ma famille d’ombres – vous crachent à la gueule.
Claire AUZIAS-GELINEAU
[1] Claire Auzias, Trimards. « Pègre » et mauvais garçons de Mai 68, Lyon, Atelier de création libertaire, 2017.
[2] Mimmo Puciarelli, Claire l’enragée, entretien avec Claire Auzias, Lyon, Atelier de création libertaire, 2006.
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