Ces jours de fin 2016 début 2017 resteront sans doute comme un moment d’inflexion historique globale, dans le basculement du capitalisme mondial vers une crise destructrice aggravée. On lit parfois que le XXI°siècle serait, avec un décallage de 17 ans, en train de commencer, beaucoup d’historiens ayant pareillement fait commencer le XX° en 1914 voire en 1917.

 

De fait, les cassures n’ont déjà pas manqué depuis le commencement du XXI° siècle proprement dit :

 

– 11 septembre 2001, les crimes de masses de la multinationale islamiste al-Qaida à New York et Washington inaugurent le grand bond en avant militaire, financier et pétrolier des années Bush ;

– 15 septembre 2008, la faillitte de Lehman Brothers et le crach boursier, quelques semaines avant l’élection d’un président noir aux Etats-Unis, sont l’aboutissement de cette fuite en avant et la crise désormais s’installe, financière et économique et donc aussi sociale, mais aussi environnementale ;

– 17 décembre 2010, le suicide par le feu du jeune Mohamed Bouazizi, à Sidi Bouzid dans le Sud pauvre de la Tunisie, qui meurt quelques jours plus tard, lance la vague de manifestations que l’on appellera le “printemps arabe” et qui iront au delà de la Tunisie et y compris du monde arabe ;

– 22 décembre 2016, l’écrasement et la déportation des habitants d’Alep Est par les forces russo-iraniennes, quelques semaines aprés l’élection du milliardaire Donald Trump à la présidence des Etats-Unis, qui doit être investi le 20 janvier prochain, annoncent de l’avis général des commentateurs patentés l’avènement d’une “nouvelle géopolitique”, dont ils avouent souvent qu’ils ne l’avaient pas anticipée, alors qu’elle est nettement dessinée depuis quelques années déjà, et qu’ils sont bien en peine de dire en quoi elle va consister exactement.

La faiblesse de la plupart des commentateurs patentés ne tient pas à leur degré d’information, très élevé, mais à la carence d’analyses qui, structurellement, ne veulent pas voir que la lutte des classes, quand bien même est-elle souvent inconsciente voire masquée, joue un rôle absolument moteur dans les dynamiques globales, avant celui de la géopolitique traditionnelle, qui a son importance, mais sur cette base là et non par elle-même.

Dans l’enchaînement de ces dates charnières à la fois réelles et symboliques la plus importante est en effet celle du 17 décembre 2010, et s’il fallait choisir le moment de ce fameux “vrai début” du XXI° siècle alors je choisirai celle-ci. L’impérialisme nord-américain s’est trouvé dans une situation d’hypertrophie artificielle et trompeuse, en fait de déséquilibre, à la suite de l’implosion du bloc soviétique et de l’URSS qui, contrairement à l’idéologie de ses partisans comme de ses adversaires, n’a pas été produite par lui, mais par les luttes sociales, démocratiques et nationales à l’intérieur de ces pays qui n’avaient jamais été “communistes”. Cette surexposition a accru ses contradictions alors que le marché mondial voyait arriver une nouvelle puissance capitaliste de premier plan, la Chine, et une autre puissance nouvelle, de second ordre économiquement parlant, la Russie. La fuite en avant des années Bush a tenté de nier ces contradictions et les a finalement accrues.

Or dans ce monde en proie aux destructions croissantes, sociales, environnementales, culturelles, causées par un capitalisme total et général, c’est bien la chaine éruptive des explosions insurrectionnelles, qu’il est donc juste d’appeler des révolutions, ou plus exactement des ouvertures de révolutions, non refermées, qui se déclenche à partir de la Tunisie en décembre 2010-janvier 2011 – annoncées par le soulèvement contenu en Iran en 2009 -, c’est bien cela qui constitue “l’irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propre destinées” avec une dimension mondiale immédiate. D’où son importance.

Or la majorité des courants politiques issus du XX° siècle ainsi que la conscience ordinaire de trop de militants de gauche et d’extrême-gauche se sont montrés tout aussi inaptes que les néolibéraux à saisir cette poursuite de la marche de l’histoire et à reconnaître “notre vieille amie, notre vieille taupe qui sait si bien travailler sous terre pour apparaître brusquement”.

Alors que les révolutions arabes, atteignant la dimension insurrectionnelle en Tunisie, Egypte, Libye, Syrie, Bahrein, Yémen, mais suscitant ou rejoignant en les marquant, des mouvements sociaux et démocratiques en Grèce, Espagne, Portugal, Israël et jusqu’au Wisconsin où les grévistes, au printemps 2011, occupent la place de Madison comme les Egyptiens leur place Tahir, alors que se produit tout cela, par contre, très vite, la croyance dans la manipulation, surtout lorsque ces révolutions ont affecté, tout autant que les vieilles dictatures “pro-occidentales”, des régimes “progressistes” (Libye, Syrie), la méfiance envers les masses ‘(“tout ce qui bouge n’est pas rouge”, “derrière Facebook, Washington”), ont prévalu, pour finalement rejetter les mouvements de masse dans les tênèbres d’un “islamisme” qui est en réalité leur adversaire et leur est foncièrement étranger.

 

Quand un pays européen, le premier en dehors du cas excentrique et particulier de l’Islande, a connu une crise révolutionnaire, elle ne fut pas reconnue, puisque c’était l’Ukraine et que le mouvement populaire s’y opposait à la puissance coloniale historique : la Russie. Bien au contraire la révolution était ici traitée de réaction fasciste, et la contre-révolution armée des milices payées par le premier capitaliste du pays, Rinat Akhmetov, et armées par la Russie, présentée comme une sorte de guérilla néosoviétique héroïque.

 

En fait, si nous parcourons le monde à la recherche de mouvement sociaux de contenu démocratique et révolutionnaire pour lesquels ces couches militantes ont pu témoigner de la sympathie depuis trois décennies, il n’y a guère que l’Amérique latine : mais c’était non pas pour y appuyer directement les authentiques mouvements populaires de Bolivie ou d’Argentine, mais pour y acclamer les caudillos prétendant les représenter, les encadrer et allant jusqu’à les réprimer, à Caracas, La Paz ou Quito.

 

Cette faillite intellectuelle et morale de couches assez larges reproduit au XXI° siècle le schéma contre-révolutionnaire de la division du monde en deux camps, celui de “l’impérialisme et de la guerre” contre celui du “socialisme et de la paix”, comme disait Jdanov en 1948. L’antienne du “retour à la guerre froide” est d’ailleurs une banalité médiatique de la dernière période, mais elle est fausse et ne permet pas de comprendre le réel. Il est assez classique de voir les généraux d’une ancienne guerre aborder la nouvelle guerre comme ils pensaient avoir gagné l’ancienne, et la perdre. Ce mécanisme de pensée a atteint un stade qui relève de la psychologie collective en Europe occidentale et en Amérique du Nord et du Sud au cours de ces dernières années.

 

La sensation stupide d’avoir été orphelins lorsque tombèrent le mur de Berlin et le bloc soviétique, parce qu’il n’y avait soi-disant plus de modèle (même mauvais), alors que c’était au contraire l’horizon qui se dégageait enfin par la mort de cet antimodèle repoussant, ce sentiment très répandu s’est immédiatement rabattu, pour ne pas avoir à penser la réalité concrète, sur la protestation contre les guerres nord-américaines, avant tout les deux guerres irakiennes de 1990-1991 puis de 2003, aux répercussions mondiales. Cette protestation était entièrement justifiée, mais elle devait être menée en saisissant l’avènement réel du nouveau alors que, le plus souvent, elle fut conduite sous la chanson maladive et rassurante de la répétition du même, empéchant de comprendre une réalité faite de lutte sociale mondiale entre prolétariat et capital, et non de mimiques de combat contre le seul “impérialisme américain” et le “sionisme”.

 

Les guerres de Bush, assujettissant ou contournant ONU et OTAN selon ses besoins, qui ont dominé la première décennie du XXI°siècle, ont pérennisé cet état figé de conscience. Qu’elles aient conduit précisément à une crise sans précédent de l’impérialisme nord-américain, et que cette crise n’a pas cessé de se développer, sous la triple pression des mouvements sociaux, aux Etats-Unis comme dans les pays arabes, du pourrissement financier ouvert ou latent, et de la montée d’autres puissances impérialistes, voila un élément qui n’entre pas dans la vision du monde répétitive et fétichiste des soi-disant “anti-impérialistes” qui assimilent l’impérialisme, et donc le capitalisme en général, à un seul Etat.

 

Rien de ce qui s’est passé depuis 2008 n’a été intégré par eux, et tout ce qui se passe doit être classé à la rubrique du “on connaît déjà, c’est un coup de la CIA (ou du Mossad)”.

 

Et en deçà même de cet arrêt des compteurs à 2008, ils sont en fait bloqués sur le lendemain immédiat de la chute du bloc soviétique, quand ils ont cru qu’il ne fallait surtout rien faire d’autre que faire face au bombardement du monde par Washington, sans comprendre que les révolutions qui avaient fait tomber le mur de Berlin devait, souterrainement, cheminer aussi contre Washington.

 

Finalement, cette vision du monde fétichiste et figée redécouvre avec un ravissement ouvert ou masqué un homme fort à l’Est, qui s’appelle Vladimir Poutine, et réinvente une “guerre froide” qu’on sent qu’elle souhaiterait moins froide, revivant fantasmatiquement les pires moments des années cinquante du vingtième siècle, même si ce n’était pas la même génération ! Mais ce n’est pas tout et, pire encore, il s’avère, et c’était prévisible, que la fausse conscience néostalinienne a commencé à fusionner avec la réaction traditionnelle, celle du fascisme, celle de l’intégrisme religieux et celle du néoconservatisme, la rhétorique des sites de l’alt-right américaine étant exactement la même que celle des sites de nostalgiques de Staline et de supporters de Bachar el Assad.

 

Avec l’axe Trump-Poutine qui se dessine, les stades ultimes du néostalinisme et du néoconservatisme, aussi néolibéraux l’un que l’autre d’ailleurs, se rejoignent. Les donneurs de leçons qui nous disaient que les manifestants de Tien An Men avaient des références douteuses, que la chute du mur de Berlin ce n’était pas bien, que les Ukrainiens sont des nazis c’est bien connu, que les dictatures arabes sont certes, brutales mais tout de même laïques et puis qu’elles résistent à l’impérialisme, que Chavez construisait le socialisme et que Castro l’avait construit, que la réussite économique chinoise tient quand même au socialisme et que faudrait pas quand même que les ouvriers chinois fassent trop grève, que la révolution syrienne, a) n’a jamais existé, b) n’existe plus, c) est moche partout sauf chez les Kurdes (cochez la case), vont-ils en toute logique raconter avec Breitbart news que Georges Soros et les sionistes payent les jeunes Américains pour leur faire faire une “révolution orange” contre Donald Trump, l’homme qui a formé un cabinet dont la fortune équivaut à celle de 110 millions d’Américains ?

 

Nous verrons, mais disons-le clairement : c’est tout à fait possible puisqu’il ont déjà fait pire, ils ont veillé à ce que gauche et syndicats en Europe, en Amérique du Nord et du Sud, restent l’arme au pied pendant que le peuple syrien se faisait massacrer, raconté partout que la population d’Alep a) n’était plus composée que d’islamistes armés, b) était otage des islamiste, c) aspirait à être libérée par cet Etat certes un peu brutal, mais laïque, etc. (rayez les mentions inutiles).

 

Quand on a fait ça, on peut tout faire : défiler derrière un Fillon, un Orban, un Trump, cela pourra leur arriver, car les bornes au delà desquelles il n’y a plus de limites ont déjà été franchies.

 

Nous en avons d’ailleurs un indice en France, que pas mal de gens ont perçu sur les forums et réseaux sociaux, y compris parmi les partisans intelligents (il y en a encore quelques uns) de la candidature Mélenchon, qui s’affirme à la fois, dans la situation de vide créée par les cinq années Hollande, comme le premier candidat de ce que l’on appelle encore la “gauche” et un candidat crédible à la gestion des intérêts bien compris de l’impérialisme français (alliance russe, recomposition européenne, mainmise africaine réaffirmée), avec les explosions de violence verbale, de rage excommunicatrice et de culte du chef opérées par les prétendus “Insoumis”. Nous verrons sans doute courant janvier si le staff du chef, qui a forcément conscience du caractère de plus en plus contre-productif, même pour lui, de cette batterie d’admirateurs forcenés et d’éradicateurs de la liberté de quiconque pense autrement, prend des mesures pour les calmer ou décide de continuer à les exciter. Mais cette amplification a été parfaitement synchrone avec la chute d’Alep Est.

 

Cet exemple participe pleinement de notre sujet : les enjeux sociaux sont mondiaux, une ancienne gauche est aujourd’hui rangée, pratiquement en ordre de bataille, dans le camp de la contre-révolution sociale au niveau réel de la lutte des classes mondiale.

 

Alors bien sûr, pour atténuer un peu ces propos, disons que dans le détail de l’évolution de tel ou tel courant politique, et aussi de telle ou telle conscience individuelle, les choses sont plus compliquées, plus mixtes, et peuvent évoluer différemment. Mais justement : il convient maintenant, si l’on ne veut pas encore plus insulter l’avenir, d’assurer la décantation. C’est aussi en cela que la prise d’Alep Est constitue et constituera une césure.

 

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