http://www.palim-psao.fr/2022/12/quelle-forme-germinale-de-la-transformation-sociale-par-frank-grohmann.html

« Comment la critique de la société marchande devient elle-même une marchandise » : tel est le titre d’un texte de Robert Kurz datant de 2010. [1]

Après la lecture de ce texte, il apparaît une fois de plus clairement que la critique de la valeur-dissociation de Kurz n’existe pas sans polémiques irréconciliables. Cependant, considérer que cette polémique est motivée uniquement par des tensions personnelles ou vouloir carrément la réduire à celles-ci passe, également en ce qui concerne ce texte, à côté de l’essentiel.

Tout au contraire, la polémique sur le fond est due à une réduction de la critique dont la partie adverse est responsable, une « réduction » qui, comme le dit un passage de ce texte, a « des conséquences fatales sur la perspective de la transformation sociale », dans la mesure où elle s’accompagne du fait que « les potentiels de la socialisation ne sont pas tournés vers l’émancipation, mais ignorés et noyés dans l’apparence de l’immédiateté ».

En ce sens, le texte reprend une question que Kurz avait déjà soulevée en 1997, à savoir :      comment penser un « véritable mouvement d’abolition », de sorte que l’émancipation sociale ne reste pas une simple promesse pour un avenir imaginaire ? Le texte de 1997 prenait très au sérieux le problème pratique de la transition vers un avenir post-capitaliste. « La question est de savoir s’il est possible d’amener la critique radicale de la valeur, théoriquement et pratiquement, au germe socio-économique d’une transformation qui trouve une voie pour sortir des structures fétichistes » [2]. Manifestement, des dissensions internes et des observations externes auront entretemps conduit Kurz à repréciser son propos.

En 2010, Kurz présente pour ainsi dire sur un plateau d’argent, en partant d’un cas particulier (c.-à-d. sa justification de la raison pour laquelle il n’y a « plus rien à ˝discuter˝ » avec les éditeurs et les auteurs de la revue Streifzüge), du matériel pour l’étude de deux questions liées entre elles, mais à première vue contradictoires : d’une part, comment se fait-il que « la critique de la valeur-dissociation se diffuse dans une scène de gauche élargie » ; et d’autre part pourquoi il n’y a pas de dialogue entre la critique de la valeur-dissociation et la « scène de gauche élargie ».

Contre les diverses réductions de la critique sur cette scène de gauche, Kurz fait une fois de plus valoir « l’effort du concept » : là où la critique tronquée « réduit le concept de la chose au détail abstrait immédiat et à la ˝certitude sensible˝ » et « la critique contenue dans le concept à de simples symptômes », la critique catégorielle au sens de « l’effort du concept » revendique des « prétentions à la justification » ou tend vers la « capacité de justification ».

Kurz souligne le danger (conceptuel) d’un « retour à des fantasmes alternatifs de désocialisation » en se référant à la métaphore de la « forme germinale » qu’il avait utilisée treize ans auparavant et annonce à ce sujet une « autocritique tardive ». Cette évolution a quelque chose à voir avec l’exigence d’une telle « capacité de justification ». Celle-ci devait être intégrée dans son texte Crise et critique [3] — où un chapitre intitulé « ˝Keimform˝, ein kapitales Missverständnis » [La forme germinale, un malentendu capital] était prévu — qu’il n’a cependant pas eu le temps d´achever. Il nous reste donc la tâche aujourd´hui de mener à son terme cette critique.

Kurz associait encore en 1997 d’une manière étonnamment acritique la « forme germinale de la reproduction sociale au-delà de la valeur » aux possibilités « d’application émancipatrice de la microélectronique » — c’est-à-dire au fait de « découper les potentiels d’application microélectroniques à des fins émancipatrices de reproduction ». En d’autres termes encore : « Il s’agit de développer des éléments et des formes germinales d’une ˝forme naturelle microélectronique˝ qui échappe fondamentalement au principe de socialisation de la valeur et ne peut plus être saisie par lui ».

Quelle qu’ait pu être la révision critique du concept de « forme germinale » dans les termes de Robert Kurz lui-même, ou quelle qu’ait dû être celle d’aujourd’hui, un quart de siècle plus tard, en 2010 Kurz a en tout cas modifié l’association d’une forme germinale avec la « révolution microélectronique » qui se déroulait au même moment. Ce n’est plus du tout l’optimisme qui prévaut. À propos du « caractère spécifique du web 2.0 » et de « l’état général de la sphère publique et de la subjectivité bourgeoises », on peut désormais lire : « C’est l’une des ironies de l’histoire qu’un suréquipement technologique sans précédent et l’immédiateté des potentiels d’interaction globaux (presque en temps réel) rencontrent une atomisation tout aussi sans précédent d’individus privés de leurs droits par le capitalisme, habitués à penser et à agir de manière plus incohérente que tous les humains qui les ont précédés. [4] »

Est-ce donc que l’émancipation sociale a, selon Kurz, raté dans les années 90 le train en marche de la révolution numérique ou est-ce que Kurz lui-même ne croit fondamentalement plus à une telle association, notamment au gré de sa critique de plus en plus acérée des courants post-opéraistes et du fétichisme de la valeur d’usage qui enflamment justement cette gauche indécrottable ?

Frank Grohmann, 14 décembre 2022


[1] R. Kurz (2010), »Seelenverkäufer. Wie die Kritik der Warengesellschaft selber zur Ware wird«, exit-online.org

[2] R. Kurz (1997), »Antiökonomie und Antipolitik«, exit-online.org

[3] R. Kurz (2012), »Krise und Kritik«, EXIT!, 10, 2012.

[4] R. Kurz (2010), »Seelenverkäufer«, op. cit.