C’est l’expression qui est souvent utilisée pour désigner la situation de la société américaine. Comment ne pas être de cet avis, à propos d’une nation qui accepte dans sa grande majorité: la peine de mort ; l’ultra-libéralisme économique et les profondes inégalités sociales qui en découlent ; enfin, un peuple qui ne renverse pas un président-patron élu anti-démocratiquement, et qui accepte que ses dirigeants adoptent une attitude bellisciste, en vertu de trois slogans : « God bless America », « America is first », « Freedom ». Pourtant, mon propos ne concerne pas la société américaine, mais française.

Les idéaux affichés de notre société proviennent de l’Humanisme de la Renaissance, des principes posés par la Révolution française, ainsi que des combats sociaux des XIXè et XXè siècles (en particulier ceux du Front Populaire et du programme du Conseil National de la Résistance). Ces valeurs, qui fondent notre république sociale, devraient nous faire réagir face aux événements auxquels nous assistons actuellement : l’adoption du projet Raffarin de réforme des retraites par la représentation nationale (formidable recul social) ; l’attitude des forces de l’ordre ainsi que de la « Justice » à l’encontre des manifestants réfugiés à l’Opéra de Paris, le 10 juin dernier ; le traitement de ces deux affaires par les médias ; la gestion du conflit par les dirigeants syndicaux ; et – ce qui constitue à mon sens un détonateur moral – l’intervention de la section anti-terroriste, le 12 juin 2003, au siège de l’Organisation des Moudjahidines du Peuple Iraniens, à Auvers-sur-Oise, et les événements tragiques qui en ont découlé. C’est sur ce point seul que je m’arrêterai.

L’information a été traitée par les médias officiels (lorsqu’elle l’a été) comme une simple opération de routine policière, dans le cadre d’une lutte anti-terroriste initiée depuis les événements du 11 septembre 2001, sinon depuis l’attentat de la station de métro Port-Royal (décembre 1996). Les actes désespérés des opposants iraniens manifestant les deux jours suivants (quatre immolations à Paris, deux à Berne, deux à Rome, une à Londres) ont été relégués par les « journalistes » dans la rubrique des chiens écrasés.

Revenons d’abord sur les motifs de cette intervention policière – que seules la Fédération des ligues des droits de l’homme (FIDH), la Ligue des droits de l’homme (LDH) et France-Libertés (voir communiqué commun ) ont condamnée.
Que reproche le gouvernement français à ces combattants ? D’après le ministère de l’intérieur, Auvers-sur-Oise (Val d’Oise) était devenu, depuis l’intervention américaine en Irak, « le centre international, le PC mondial » de ce mouvement . Et alors ? Par ailleurs, cette situation n’est pas nouvelle : l’installation des Moudjiadihines, dont plusieurs ont le statut de réfugié politique, remonte à 1981. Les opposants iraniens sont soupçonnés d' »association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme, et de financement d’entreprise terroriste ». Or, « ni armes, ni faux-papiers n’ont été retrouvés sur les lieux perquisitionnés mardi » (source : article de RFI 19/06/03 « Des Moudjahidine du peuple s’immolent par le feu » ).
Les motivations des autorités françaises sont en fait très obscures : « coup de main des Français aux Américains » ou « coup de pouce de Paris au gouvernement iranien » (voir l’article de RFI, interview du directeur de la rédaction de la revue les Cahiers de l’Orient).
Une remarque s’impose : ayant cotoyé durant plusieurs années des réfugiés politiques (dont un était condamné à mort par contumace, par le gouvernement iranien, pour avoir composé des poèmes anti-Khomeyni), je sais qu’il est très difficile pour un réfugié de « préparer des attentats » : ces expatriés de force sont surveillés en permanence par les renseignements généraux et convoqués incessamment par des services de la préfecture qui font preuve d’un certain zèle dans leur travail. Par ailleurs, ces opposants iraniens bénéficiaient, à Auvers-sur-Oise, de la protection de la gendarmerie nationale (source RFI).
De plus, les forces de l’ordre ont procédé à l’arrestation, durant cette opération, d’une personne qui était atteinte de graves troubles mentaux (CF déclaration de la LDH), ce qui démontre la violence aveugle de la manœuvre. Pas de quartiers.

L’histoire de la principale force d’opposition iranienne peut expliquer le geste suicidaire de ces combattants de l’OMPI.
Créée en 1965, cette organisation allie les principes marxistes à un Islam progressiste (la combinaison religion/communisme est réalisée par de nombreux dissidents sur la planète, tels que ces prêtres et moines marxistes au Brésil). Son but est de renverser le régime des mollah en Iran. Principaux acteurs de la révolution de 1979, qui a chassé un souverain à la solde des Occidentaux, les Moudjihadines entrent dans la clandestinité en 1981, et doivent faire face à une féroce répression de la part de l’ ayatollah Khomeyni, puis de ses successeurs. Doivent alors s’exiler en France de nombreux combattants, dont leur chef, Massoud Radjavi. Dès 1983, l’organisation bénéficie du soutien de Saddam Hussein, et dispose en Irak d’une « Armée de libération nationale », qui participe à la lutte contre le régime des mollah, notamment durant la guerre Iran-Irak, et à la persécution des Kurdes : ce ne sont certes pas des anges ! En avril dernier, les Américains, qui considèrent depuis 1985 ces combattants comme des terroristes, les contraignent à désarmer (menace de bombardements) et à être regroupés dans un camp (voir dépêche AFP, 22 avril). L’OMPI n’est plus que l’ombre d’elle-même.
Revenons à présent sur les immolations . A en croire les médias, « les suicidaires appartiendraient à une secte ». A écouter de nombreux concitoyens, ces actions seraient le fait de fanatiques (« normal, ces fous d’Allah n’ont peur de rien ! »). Mettons-nous maintenant à la place de ces combattants et imaginons, par comparaison, qu’en 1942, Churchill ait envoyé les forces de l’ordre au siège de la France Libre à Londres et arrêté Ch. De Gaulle, accusant nos résistants français de fomenter des attentats contre les nazis. Quelle aurait été la réaction des nôtres? Il me semble que les opposants iraniens, privés de leur armée et de leur unique base arrière, sans moyens d’expression, discrédités par nos médias, et s’estimant menacés d’expulsion, ont eu une attitude désespérée. Dans l’Antiquité, lorsque les Gaulois combattaient les Romains, ils mettaient le feu derrière eux pour ne pas reculer . La liberté ou la mort ! Doit-on alors comparer ces Moudjahidines à des talibans ?

Revenons à la société française : pas la moindre réaction de compassion ou de révolte face à ces torches vivantes ! Nous avons dans le cas présent la meilleure preuve de banalisation de la violence. Et nos « élites » intellectuelles : publicistes, éditorialistes, dirigeants syndicaux, acteurs, chanteurs ? Le mutisme intégral, aucun « comité de soutien » aux opposants. Pas une seule manifestation d’épouvante face à ces immolations qui rappellent le geste désespéré d’Ian Palach durant le « printemps de Prague ».

Devant si peu d’empathie, nous pourrions alors légitimement nous demander si les Français ont manifesté leur hostilité à la guerre en Irak par humanisme ou bien pour des raisons bassement chauvines ; tout comme nous pourrions nous demander si les manifestations anti-Le Pen d’avril 2002 (qui ont par exemple rassemblé 30 000 personnes à Limoges) n’étaient pas que le résultat (pour de nombreux manifestants, pas tous évidemment) d’un simple phénomène de mode (comparable aux mouvements de liesse d’une France victorieuse lors de la coupe du monde de football, en 1998), ainsi que du cas de conscience de ne pas s’être rendus aux urnes ce 21 avril 2002 (durant le même mois, les manifestations contre les massacres de Djenine, perpétrés par A. Sharon, n’avaient pas rassemblé plus de 2000 personnes dans la même ville de Limoges). La Rochefoucauld aurait ici trouvé matière pour rédiger de nouvelles Maximes !

Répression policière, oppression et manipulation des foules : nous ne sommes plus en démocratie, mais en « démocrature » .
Alors, qui sera le prochain sur la liste ? Les Roms « voleurs de poules » ? Les Beurs « casseurs » ? Les sans-papiers « clandestins » ? Les grévistes « preneurs d’otages » ?