C’est dans ce contexte que ce dimanche à Santiago, 30 000 manifestants se sont réunis dès le début de la matinée dans le centre de la capitale sur Plaza Italia, non seulement pour célébrer l’anniversaire de la révolte, mais aussi en ce qui concerne toute la frange citoyenne et degôche, pour appeler à voter « oui » (« Apruebo») au référendum national du 25 octobre, initialement prévu en avril et reporté pour cause de coronavirus, qui se prononcera à la fois pour ou contre l’abandon de la Constitution héritée de Pinochet, et sur la méthode pour en rédiger une nouvelle *. Cette échéance électorale est un des fruits de la récupération du soulèvement de 2019 par les partis de gauche et de droite réunis dans une même crainte du potentiel insurrectionnel qui couvait au sein de la révolte (et appuyé par de nombreuses assemblées de base), afin de la ramener sur des rails institutionnels.

Mais c’était sans compter sur toutes celles et ceux qui n’entendaient pas clore la révolte sous forme de cérémonie d’enterrement à visée politicienne, mais au contraire la célébrer au présent en la prolongeant pour raviver ses braises. A partir du milieu de l’après-midi jusque tard dans la nuit, et malgré le lourd déploiement policier (40 000 au niveau national), de petits groupes mobiles ont ainsi entrepris de piller des commerces, mais aussi d’incendier deux églises, en se passant de la masse pacifique. Selon le bilan officiel des autorités, ce sont ainsi 15 supermarchés, pharmacies et boulangerie qui ont été pillés dans la capitale, et pas moins de 8 casernes de carabiniers qui ont été attaquées avec des affrontements et des barricades, notamment dans les zones de La Victoria, Cerro Navia, Melipilla, La Granja, La Pintana et Puente Alto. Il y a eu 580 arrestations à travers tout le pays, dont 287 dans la région de Santiago, et au moins 22 carabiniers et 121 manifestants blessés (dont un par balle à Pedro Aguirre Cerda lors de l’attaque d’une voiture de police).

Quant à la première des deux églises saccagées et incendiées, ce n’est vraiment pas n’importe laquelle : il s’agit en effet de l’église historique San Francisco de Borja (1876), située en plein centre et spécialement dédiée aux carabiniers, dont personne n’a oublié les assassinats, les tortures et les viols de masse qu’ils ont accompli pendant le soulèvement, mais aussi tout au long de l’année.
Tout le monde avait par exemple en tête le jeune manifestant de 16 ans gravement blessé après avoir été poussé d’un pont le 2 octobre dernier par les carabiniers, atterrissant sept mètres plus bas dans le lit quasi à sec de la rivière Mapocho. Pour ravager ce dimanche l’église des forces de l’ordre, des émeutiers s’y sont introduits vers 15h en enfonçant sa porte située à l’arrière, avant de la saccager et d’en vider le contenu pour alimenter des barricades, tout en boutant le feu à ce qui pouvait l’être. Si cet incendie a pu être éteint par les pompiers, cela n’a pas empêché que les dégâts soient considérables. La police a annoncé cinq arrestations, une personne à l’intérieur et quatre devant.

Quant à la seconde, puisque finalement la seule église qui illumine est celle qui brûle au-delà même de ses liens avec la dictature de Pinochet ** ou de la démocratie des carabiniers, il s’agit de celle de la Asunción, située au croisement des avenues Barón Pierre de Coubertin/Vicuña Mackenna, à la limite des communes de Santiago et de Providencia. Dans ce cas, comme rien ne vaut une démonstration pratique de ses capacités édifiantes pour illustrer le slogan attribué à Durruti, les flammes sont parvenues peu avant 20h à grimper jusqu’au sommet, puis à produire le genre de miracle tout sauf fortuit qui a provoqué une immense joie parmi les émeutiers. Aux cris de «Qu’elle tombe ! Qu’elle tombe ! », ils ont pu voir leur fureur iconoclaste être exaucée avec l’effondrement de son clocher en flammes. Cette fois, les quatorze compagnies de pompiers en uniforme dépêchés sur place n’ont rien pu faire pour briser les réjouissances, tandis que ceux de l’ordre social se sont empressés de dénoncer cette attaque, comme Sergio Micco, porte-parole de l’Instituto Nacional de Derechos Humanos (INDH), fustigeant que l’« ordre public est essentiel pour que la démocratie fonctionne et puisse se concilier avec les droits de l’homme ».
De son côté, Celestino Aós, archevêque de Santiago dépité par la destruction en règle de temples du crapaud de Nazareth, a lâché un laconique « la violence c’est le mal… Dieu ne veut pas de violence», en visant non pas les fervents carabiniers mais les braves profanateurs qui savent que si Dieu existait, il faudrait s’en débarrasser comme disait l’autre. Quant au ministre de l’Intérieur Víctor Pérez, il s’est livré à un éloge de l’imprévu, en expliquant l’absence momentanée de flics sur place par le fait qu’ils étaient déployés en nombre ailleurs… notamment pour protéger les métros qui avaient été incendiés il y a un an exactement.

Enfin, rappelons que le Chili est un des pays d’Amérique du Sud les plus touchés par le coronavirus et qu’un couvre-feu y est en vigueur depuis des mois de 23h à 5h, ce qui n’a pas empêché la révolte de déployer à nouveau ses ailes, tant il est bien connu que face au virus de l’autorité –religieuse, marchande ou étatique– le feu est un excellent remède…

Notes
* C’est-à-dire techniquement soit pour la mise en place d’une «Convention mixte» composée à parts égales de citoyens élus à cette fin et de parlementaires en exercice, soit pour une «Convention constituante» intégralement composée de citoyens spécifiquement élus.
** Le presbytère attenant à l’église de la Asunción fut notamment utilisé comme centre de détention et de torture clandestin sous la dictature militaire.

[synthèse de la presse chilienne, 19 octobre 2020]