Contre-revolution patronale, effondrement des partis et syndicats traditionnels, surgissement des gilets jaunes : de quoi est fait l’avenir ?

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11 Avril 2019 – par Jacques Chastaing

J’ai écrit cet article pour tenter de dialoguer avec tous les militants ouvriers politiques et syndicaux qui se sont entièrement investis au quotidien dans le mouvement des Gilets Jaunes et se demandent où va ce soulèvement, ce qu’il a apporté ou changé ou peut encore changer dans la situation et comment gagner.

Cet article critique vise à ce que les militants dont je suis le plus proche, qui se sont investis comme Gilets Jaunes à Commercy puis St Nazaire et ceux de la CGT qui ont lancé l’appel au 27 avril, s’interrogent.

J’ai déjà beaucoup écrit sur les Gilets Jaunes, notamment sur leur genèse, je ne me répéterai pas et renvoie seulement tous ceux qui seraient curieux de cette genèse à ces articles à la fin de cet article.

« Mouvement » ou « soulèvement » ?

Il faut commencer par oublier le mot « mouvement » pour le remplacer par « soulèvement ». 

Car il s’agit bien d’un soulèvement populaire parce qu’il est subversif d’autant que sa vigueur sociale trouve sa base chez les plus humbles. Il ne respecte aucune règle ou institution du jeu traditionnel des partis et syndicats face au gouvernement et au patronat, depuis son simple rejet des parcours traditionnels de manifestations jusqu’au refus d’avoir des représentants patentés en passant par son intelligence tactique de la rue, sa mobilité et son imagination mobilisatrice, sa capacité à résister à la répression comme aux corruptions élyséennes et télévisuelles, son génie à motiver, essaimer, entraîner, émanciper et durer, son défi à la démocratie représentative par le RIC jusqu’à son refus d’avoir des revendications économiques ou partielles qui seraient découplées de la volonté de renverser le système.

Car la première des revendications des Gilets Jaunes est en effet la démission de Macron.

C’est fondamental pour comprendre que ce n’est pas un mouvement comme un autre mais bien un soulèvement, ce qui veut dire non pas qu’il est révolutionnaire mais qu’il a quelque chose de révolutionnaire en lui.

Or c’est bien évidemment cette « démission de Macron »  qu’occultent systématiquement toute la presse aux ordres, les directions politiques ou syndicales mais aussi malheureusement tous ceux qui depuis l’intérieur ou l’extérieur essaient de s’investir dans ce mouvement ou le représenter.

Cela commence par ce qu’il y a de « nuitsdeboutistes » ou de gauchistes à St Nazaire qui aimeraient « structurer » par en bas ce mouvement alors que cette structuration horizontale du soulèvement des Gilets Jaunes est profondément liée au projet  politique de renverser Macron jusqu’aux militants CGT de l’appel au 27 avril qui aimeraient une convergence des luttes avec les Gilets Jaunes alors que les Gilets Jaunes sont déjà cette convergence par eux-mêmes autour de l’objectif commun de renverser Macron.

Alors que les Gilets Jaunes ne cessent de clamer tous les jours et tous les samedis depuis 5 mois qu’ils veulent cette démission, ce point central curieusement « oublié » témoigne de ce que veulent vraiment les uns et les autres. En retour, on comprend la méfiance que ressentent les Gilets Jaunes à l’encontre de ces tentatives de « convergence ».

Par contre, les médias comme les directions syndicales et politiques essaient de trouver à longueur de journée voire même dans le Grand Débat ce que sont leurs « revendications » pour ou les condamner ou pour voir au contraire si elles peuvent être communes et si donc il est possible de converger. Et là encore à St Nazaire ou au collectif du 27 avril on avance aussi des « revendications » qu’ils essaient pour les uns de proposer au nom des Gilets Jaunes ou qui pour les autres leur semblent communes avec celles des Gilets Jaunes, alors qu’ils les découplent de ce qui leur donne leur sens dans le mouvement des Gilets Jaunes : on ne peut gagner  – même sur des choses partielles – qu’en remettant en cause tout le système.

Des Gilets Jaunes qui font renouer le mouvement social avec la politique comme le mouvement ouvrier à ses origines

Pour mieux comprendre, revenons aux origines du mouvement ouvrier.

Contrairement à ce qui est raconté quasi partout, il n’est pas né de « revendications économiques » du petit peuple qui peu à peu, au fur et à mesure des luttes, se serait élevé par l’unification de ces revendications à une conscience politique globale. Ça a été tout le contraire. Le mouvement ouvrier a commencé par être politique, par avoir la conscience globale que son combat pour avoir une vie meilleure était celui du renversement du système entier. Et ce n’est qu’ensuite, dans ce cadre de cette pensée politique globale, qu’il a intégré les revendications économiques ou partielles mais sans rien perdre de ses objectifs globaux.

Au début du mouvement ouvrier durant le XIXème siècle des « petits métiers », encore à la fin du XIXème siècle avec l’apparition des grandes entreprises et toujours au début du XXème siècle avec leur développement, il était évident aux militants de la CGT qu’on ne pouvait pas « revendiquer » des choses partielles sans affirmer en même temps qu’on n’obtiendrait ces revendications partielles que par la grève générale ou par la révolution, ou, plus exactement, en préparant la grève générale et la révolution. Ainsi par delà les mille activités de la Confédération, sa Commission principale était celle de la préparation de la grève générale. Ces militants ne se faisaient pas d’illusion sur leur capacité à réellement arriver à la grève générale ou à la révolution, mais pour eux le simple fait de lier concrètement au quotidien les revendications partielles aux objectifs finaux leur permettait d’une part de transmettre une vérité – les travailleurs ne seraient véritablement libres qu’en renversant le gouvernement et le capitalisme – et d’autre part surtout d’être beaucoup plus efficaces.

En effet, grâce à cela, ils faisaient appel à ce qu’il y avait de plus révolté en chaque ouvrier touchant à tous les aspects de leur vie et pas qu’à tel ou tel point catégoriel. Ainsi, même pour une revendication partielle, ils mobilisaient la rage globale des exploités et opprimés contre tout le système. Cela donnait aux combats émiettés une détermination d’ensemble – on dit aujourd’hui agir localement penser globalement notamment chez certains zadistes – ce qui sélectionnait ainsi un type de militant très déterminé, difficilement intimidable par la répression pourtant violente et difficilement intégrable aux règles et institutions. C’était aussi plus efficace car la détermination autrement plus grande de ces combattants exerçait une pression sur le gouvernement et le patronat d’autant plus importante. Cela  faisait peur à ces derniers, car même en partant de revendications partielles, ils savaient que cela pouvait à tout moment déboucher sur un combat global, pas seulement par une logique interne à la lutte de classe mais par la volonté de ses animateurs. Et si ces peurs des possédants engendraient plus de répression, elles amenaient aussi à céder plus souvent et pour des durées plus longues.

Or, sans revenir sur tous les détails progressifs de l’abandon de ce double positionnement au fil des décennies de relative paix sociale depuis 1948, on est arrivé à partir des années 1980 à un moment totalement inversé où le dialogue social avec l’ennemi c’est-à-dire l’intégration totale au système et le respect des règles imposées par le grand patronat paraissait le nec plus ultra de l’efficacité revendicative des syndicats ouvriers.

Or ce positionnement a certes été critiqué mais a tellement imprégné les habitudes et le subconscient de tous les militants même les plus sincères que sans le vouloir ils ont séparé inconsciemment la lutte revendicative immédiate des objectifs finaux même si cela restait écrit sur le papier pour certains et si « grève générale » est souvent scandé entre Bastille et Nation. Mais ce n’étaient plus que des phrases creuses. On ne le savait pas vraiment, jusqu’à ce que le soulèvement des Gilets Jaunes le révèle comme un miroir de ce que nous sommes.

En effet, le mouvement des Gilets Jaunes a renoué avec ce vieux passé subversif en posant immédiatement comme  objectif « la démission du gouvernement » et sa suite logique d’une part le « RIC » le gouvernement du peuple par le peuple et d’autre part « une vie meilleure » pour tous comme « revendication », avec comme moyen le « blocage de l’économie », bref le renversement de tout le système comme disent les algériens soulevés. Cela ne veut pas dire que les Gilets Jaunes sont contre les revendications sur les salaires, l’emploi, les conditions de travail, l’égalité hommes-femmes, le climat, les privatisations, etc, etc. Bien au contraire, parmi les plus pauvres, ils sont plus que tout le monde dans l’urgence sociale. Cependant malgré cette urgence quasi vitale, ils sont opposés à ces revendications si on les découple de l’objectif de renverser le gouvernement, car ils y voient alors à juste titre non seulement de la perte d’efficacité, de la division, du corporatisme, mais aussi du réformisme, une acceptation des règles et des institutions, exactement ce contre quoi ils se sont levés.

Or les révolutionnaires de St Nazaire comme les syndicalistes radicaux du 27 avril n’ont pas ressenti profondément ce point comme étant central, vital, revivifiant et libérateur. Et les uns comme les autres n’ont pas hissé ce drapeau, – qui leur est pourtant tendu par des classes populaires soulevées et qui en principe est le leur  – n’ont pas mis la construction du blocage de l’économie pour les uns ou de la grève générale pour les autres comme élément central de leurs projets. On y parle bien sûr de « convergence », de « tous ensemble », etc, mais comme une décoration, comme des slogans, pas comme une construction pratique. L’installation du mouvement ouvrier organisé et la pression de la petite bourgeoisie sont telles qu’elles s’exercent jusque dans ses marges les plus contestataires.

Possibilisme ou renoncement ?

Bien sûr, on pourrait dire qu’autant il était possible de penser fin novembre, début décembre lorsque le soulèvement des Gilets Jaunes était dans son plus grand élan, que là, oui, on pouvait peut-être renverser Macron, mais autant par la suite cette possibilité s’est éloignée malgré les tentatives de bloquer les raffineries et la grande distribution qui a perduré un peu, et qu’il fallait donc agir dans le domaine du « possible ».

Sur cette question, il faut bien avoir en tête, qu’un appel clair fin novembre, début décembre de la CGT à entrer en lutte (comme, auparavant le 15 mars 2018, voire avant encore, j’y reviendrai) pouvait faire basculer toute la situation. Mais c’est tout à fait délibérément que la direction de la CGT (et les autres) ne l’ont pas voulu ! Bien au contraire, le 17 novembre Martinez tonitruait dans les médias que jamais il ne manifesterait avec les Gilets Jaunes qui sont « manipulés par l’extrême droite », reprenant en leur donnant du crédit les calomnies gouvernementales et coupant par là-même des Gilets Jaunes non seulement l’appareil syndical mais toute la base syndicale voire ouvrière organisée jusqu’à la majorité de l’extrême gauche. Au moment donc où il fallait s’engager de toutes ses forces aux côtés du soulèvement des Gilets Jaunes en passe de renverser Macron comme les algériens l’ont fait avec Bouteflika et de poser à ce moment la question de la grève générale, des convergences, de la « sortie du capitalisme » ou de la mascarade des élections, les syndicats routiers qui menaçaient de tout bloquer renonçaient au profit de petits avantages corporatistes et quasi l’ensemble de la gauche ou de l’extrême gauche politique et syndicale restait sur le côté, absente voire méprisante ou même carrément hostile voyant parfois dans les Gilets Jaunes la montée du fascisme.

Ce n’est qu’à partir du moment où le soulèvement des Gilets Jaunes a peu à peu perdu son souffle insurrectionnel pour « dégager » Macron que cette même gauche ou extrême gauche politique ou syndicale s’est peu à peu engagée, du bout des lèvres pour certains, réellement pour d’autres, aux côtés ou au sein des Gilets Jaunes… C’est alors à ce moment qu’ils ont avancé ce que devraient  être les « revendications » des Gilets Jaunes comme leur stratégie de convergence mais en gommant toujours tout à la fois ce moment « révolutionnaire » et cette nature « révolutionnaire ».

Pour suppléer à ce manque ils ont colorié de quelques phrases antiracistes, de  « sortie du capitalisme » ou de dénonciation de la mascarade des élections européennes pour tenter d’infléchir les Gilets Jaunes à gauche. Pourtant cela ne fait absolument pas partie de ce que veulent les Gilets Jaunes pour le moment et le mouvement des Gilet Jaunes n’a pas besoin de cela pour être bien plus à « gauche »  socialement.

Par contre, les Gilets Jaunes pour leur part n’ont pas oublié ce moment révolutionnaire puisqu’ils sont ce moment. Leur méfiance à l’égard de ce qui vient en interne ou en externe du mouvement ouvrier organisé leur donner des bons conseils vient de ce moment et de cette nature. Et si bien sûr, ils ne se font aucune illusion sur leur capacité aujourd’hui à renverser Macron, ils tiennent à maintenir ce drapeau du « Macron démission », « on vient te chercher chez toi », en le scandant chaque samedi comme rappel de ce qu’ils ont été capables de faire, de la peur qu’ils ont infligée aux possédants et ce qu’ils ont toujours comme projet et compréhension du moment.

Bien sûr, pour le mouvement ouvrier organisé, il vaut mieux s’associer tard que jamais, cependant en arrivant tard, occulter en plus ce drapeau fondamental et ce programme, oublier l’objectif de construire le blocage de l’économie ou la grève générale, tout cela contribue à dénaturer ce que sont les Gilets Jaunes, gommer leur histoire, essayer – consciemment ou non – de faire rentrer l’esprit subversif des Gilets Jaunes dans les clous des règles des possédants.

Démocratie directe et renversement de Macron

Le souci des Gilets Jaunes d’une démocratie à la base, leur refus de structuration nationale avec donc des représentants patentés viennent bien sûr du fait que c’est un mouvement large, que tout le monde veut y participer, avoir son mot à dire en même temps que chacun fait l’expérience de la lutte. Ce principe existe à des degrés plus ou moins importants dans tout mouvement pourvu qu’il soit assez large.

Mais il n’y a pas que cela.

Ce mouvement est particulier parce qu’il veut dégager Macron et en même temps n’a pas atteint le seuil suffisant pour y arriver mais qu’il dure. Par ailleurs, s’il est composé de membres des classes populaires, pour la plupart ils appartiennent à des secteurs professionnels où les unités de travail sont de faibles importance, ce qui rend difficile la grève et par là l’organisation sur la base de son secteur professionnel où on se connaît de longue date et s’apprécie. L’organisation sur les réseaux sociaux ou sur des ronds-points où on ne se connaît pas ou peu et on n’a guère de moyens de contrôle pose certains problèmes.

Vouloir la démission de Macron comme premier principe entraîne évidemment la question : par qui le remplacer. Les Gilets Jaunes répondent par le peuple. Des mouvements de grèves, d’occupation des entreprises avec les structures propres à ces luttes qui bloquent l’économie ou peuvent même la prendre en main, naît naturellement un double pouvoir puissant, ce qui est la réponse naturelle à la question : par le peuple mais comment. Par contre, l’occupation des ronds-points ne bloque pas l’économie et rend beaucoup plus difficile l’émergence d’un double pouvoir. Il est un monde à part avec ses valeurs opposées à celles de la Bourgeoisie mais pas un double pouvoir. De plus cette occupation des rond-points est faite par des gens qui n’ont que peu d’expérience de la lutte, ne se connaissent pas ou peu en tous cas au début, d’autant que l’occupation est tournante et qu’elle nécessite, comme dans les Jacqueries, des actions coups de poing extérieures au rond-point, organisées par nécessité de discrétion par un petit nombre.

Ce qui fait que par nécessité se développe d’une part  la réponse assez abstraite du RIC comme pouvoir du peuple, d’autre part des « chefs » des coups de main et enfin des leaders de réseaux sociaux pour l’agenda national des actions. Il y a donc une oscillation permanente entre les discussions démocratiques sans fin et sans conclusion pratique autour du RIC et la volonté d’action pratique limitée aux décisions de quelques uns sans jamais trouver d’équilibre satisfaisant sinon dans la marche vers la réalisation de l’objectif de dégager Macron. De là, couvrant le tout, se développe une méfiance d’autant plus grande à l’encontre de toute tentative visant à diriger le mouvement pour le détourner de son objectif général et tout particulièrement une méfiance sociale contre les professionnels du discours, petite bourgeoisie démocrate ou militants syndicaux, qui peuvent accentuer les deux aspects de l’organisation Gilets Jaunes, démocratie formelle à la « nuitdebout » qui ne débouche sur rien ou actions incontrôlées saute mouton sans l’objectif de blocage de l’économie et plus généralement de dégager Macron.

Des objectifs limités, contre la répression, pour le communalisme ou l’écologie, etc. ne peuvent qu’entraîner une immense démocratie formelle avec toutes ses lourdeurs, impuissante à réellement décider en phase avec les nécessités d’action et de réponse imposées par la rapidité de la vie politique, des événements fortuits et laissent la place pour cela à ceux qui le font au quotidien sur les réseaux sociaux.  Proposer une action radicale syndicale mais sans le projet organisé d’une suite pour un objectif politique global bien clair se  heurtera au refus de se soumettre en aveugles à la tutelle de chefs dont on ne connaît pas réellement les objectifs.

Là encore, la base d’une alliance, d’une convergence, d’une fécondation en même temps que la résolution des problèmes d’organisation ne peut se faire qui si en affichant clairement sa volonté de démettre Macron par la rue, la confiance, plus forte que toute démocratie formelle, peut voir le jour.

Rupture de classe

L’absence de compréhension, d’empathie avec le noyau et l’esprit subversif du soulèvement des Gilets Jaunes de dégager Macron traduit une rupture de classe, la perte de contact des militants avec les couches les plus exploitées du prolétariat qui sont aujourd’hui les plus déterminées.

Or si cette rupture s’est révélée à l’occasion du soulèvement des Gilets Jaunes, elle ne date pas de ce moment.

Cela fait déjà quelques années que de très nombreuses luttes ouvrières traversent le pays  dont j’ai longuement parlé dans plusieurs articles mais qu’elles restent invisibles non seulement du grand nombre mais aussi des militants qui les occultent ou les nient à commencer par celles des femmes travailleuses et de leurs secteurs professionnels jugés marginaux mais qui ont pris une place de plus en plus importante dans l’économie et les luttes.

Le soulèvement des Gilets Jaunes est un mouvement de la classe ouvrière même s’il ne se dit pas comme tel et ne se perçoit peut-être pas non plus comme tel. Pour cela, il aurait fallu qu’il entraîne en novembre/décembre le gros de la classe ouvrière et au moins la majeure partie de ses militants. Cela ne s’est pas fait, ni pour l’un ni pour l’autre. Et le sentiment de classe des Gilets Jaunes n’a pas accédé à la conscience de classe. Mais ce phénomène aurait pu être favorisé également si depuis des années les très nombreuses luttes des secteurs les plus pauvres n’étaient pas occultées voire niées y compris par des militants les plus combatifs. 

Car si le soulèvement des Gilets Jaunes  a retrouvé des réflexes politiques du début du mouvement ouvrier, il prolonge aussi le vaste mouvement de grèves invisibles des secteurs professionnels les moins valorisés qui traverse le pays depuis plusieurs années.

Ainsi cette rupture de classe ne date pas du 17 novembre mais de bien avant. Elle avait commencé à se voir en janvier 2018 lors de la première émergence de gilets jaunes au travers du mouvement « Colère » – lui aussi parti sur la questions des taxes de carburants –  et qui était associé aux motards. Le premier « lâchage » précédant celui de novembre/décembre 2018 s’était vu les 15 et 22 mars 2018 lorsque les directions syndicales s’étaient opposées de toutes leurs forces aux convergences entre premiers gilets jaunes et des bases du mouvement ouvrier organisé. En effet, alors que l’échec des directions syndicales à faire face à la destruction du Code du travail par Macron était patent en novembre 2017 et que les directions syndicales avaient renoncé, il s’était levé à la surprise générale en janvier 2018 à la suite du succès des zadistes de NDDL, tout à la fois le mouvement « Colère » ainsi que des motards et un mouvement de grève de différents secteurs les plus écrasés qui avait culminé dans la grève des agents des Ehpad qui avait eu un retentissement très large dans l’ensemble de la population. Or les agents des Ehpad accompagnés de certains secteurs de « Colère » réussissaient à entraîner les retraités dans une première possible journée de convergence des agents des Ehpad, retraités, gilets jaunes, étudiants et lycéens  le 15 mars 2018, sans les directions syndicales nationales et alors que celles-ci expliquaient qu’on ne pouvait rien faire parce que les gens ne voulaient pas se battre.

Délibérément, par crainte de cette convergence reconductible et contagieuse sans elles, les directions syndicales leur ont opposé leur propre journée d’action de la fonction publique le 22 mars -comme tremplin vers autre chose mais sous leur contrôle –  accompagnée d’une campagne violente et haineuse contre les acteurs du 15 mars, qualifiés de diviseurs – ce qui était un comble – et déjà de « fascistes » pour « Colère » et les motards.  De plus, les directions syndicales se sont appuyées  sur le principe « d’organisation » et sur des secteurs professionnels « organisés » sans qui rien ne serait possible car censés être supérieurs au principe de « mouvement » de secteurs ouvriers non organisés, réputés arriérés et non stratégiques dans l’économie. Les directions syndicales réussirent à entraîner non seulement leurs appareils mais aussi les militants les plus combatifs dans le 22 mars et sa suite, c’est-à-dire l’échec de la grève des cheminots tandis que le mouvement « Colère » et celui des luttes de base continuaient leur chemin souterrainement, mémorisant totalement ce nouvel échec du mouvement ouvrier organisé.

Avoir occulté cette montée ouvrière qui se traduit par des luttes incessantes depuis au moins trois ans, depuis février 2016 au point que ce sont elles qui déterminent aujourd’hui tout le climat politique et pas qu’en France, peut amener à s’oublier et s’aveugler dans l’immédiat en ne percevant pas que le « soulèvement » – je souligne –  des Gilets Jaunes n’est qu’une étape de ce processus qui prépare et annonce d’autres grandes luttes, sans donc voir l’importance pour demain de continuer à afficher haut et clair pour la période le programme révolutionnaire des Gilets Jaunes à commencer par leur intention de démissionner Macron.

Et maintenant ?

Attaques violentes du pouvoir, faillite des organisations ouvrières, effondrement de l’idéologie patronale

La violence et l’ampleur des attaques gouvernementales et patronales ont discrédité toute l’idéologie patronale qui dominait depuis des décennies l’opinion populaire.

Depuis 4 décennies après mai 1968, le grand patronat a reconstruit son ascendant et son autorité autour de trois grands dogmes.

Il a échafaudé tout un endoctrinement de la pensée du moment  autour  de la « crise » dont ses média, ses journalistes, ses penseurs, ses économistes et ses hommes politiques de gauche et de droite, ont submergé les esprits et par là généré une peur qui faisait tout accepter. Face à cette peur, il a déplié en long et en large la solution du « privé » censé être bien plus  efficace que tout ce qui est « public ». Enfin, pour associer et enchaîner les salariés à cet esprit, il a donné une place centrale au « dialogue social » et aux directions syndicales

Or, le temps passant et les attaques s’aggravant, tout le monde constatait d’expérience qu’il y avait non pas un mieux mais une destruction continue de tous les acquis sociaux tandis que les dirigeants d’entreprise, les banquiers, les riches s’enrichissaient comme jamais tout en échappant de plus en plus à l’impôt par une extension considérable de la fraude fiscale alors que l’Etat les subventionnait comme jamais.

Le « dialogue social » devenait pour le plus grand monde une arnaque destinée à faire accepter les reculs aux salariés au même titre que la « crise » tandis que le « privé » devenait le symbole du vol en bande organisée et que la bourgeoisie paraissait de plus en plus parasitaire, surtout employée à piller l’Etat.

C’est ainsi qu’un esprit de guerre de classe qu’ont incarné les Gilets Jaunes s’est substitué au dialogue social et à la collaboration de classe.

La défense du service public conçue comme solidaire et responsable s’est imposée chez les salariés comme chez les usagers, en défense d’hôpitaux de proximité, de maternités, de gares, de postes, d’écoles, et devenait le drapeau d’une autre société, meilleure, plus solidaire, plus bienveillante, plus collective. 

Dans le même temps, un quatrième dogme du système idéologique patronal s’écroulait, celui qui séparait le politique du social, qui vouait le premier aux élections et le second aux grèves, donnant le vote comme débouché politique aux mouvements sociaux. Les politiques de Sarkozy, Hollande et Macron permettaient de constater que la gauche et la droite mènent la même politique au service des riches une fois arrivées au pouvoir.

Le soulèvement des Gilets Jaunes lui-même a fait tomber une nouvelle illusion sur l’Etat de droit montrant avec 800 Gilets Jaunes condamnés à de la prison ferme, des milliers de blessés dont des graves, que la police, la Justice, les médias, les dirigeants de partis et et de syndicats sont aux ordres.

Globalement, la majorité de la population constate par elle-même qu’elle fait face à une contre révolution sociale et politique mondiale dans les pays développés. Tout le monde le sent et le mesure, les luttes sociales nombreuses même victorieuses, ne peuvent au mieux que freiner le recul général si elles restent isolées. Garder ne serait-ce que les acquis sociaux signifie arrêter cette machine et pour cela avoir la volonté de la renverser, de poser la question du pouvoir, de qui dirige et comment.

Les luttes qui se multipliaient face aux attaques étaient habitées de cet esprit global mais faute de volonté des directions syndicales et politiques de gauche à mener ce combat général nécessaire, les travailleurs étaient réduits à mener des combats déterminés mais émiettés pour sauver ce qui était possible de sauver.

Entre les promenades syndicales regroupées mais rituelles, la négociation des reculs sociaux du gouvernement avec les directions syndicales et les multiples luttes locales déterminées mais émiettées une rupture s’amorçait entre la base et ses institutions et règles qui ira en grandissant au fur et à mesure que le pouvoir et le patronat taperont fort et que  les directions syndicales se compromettront.

Avec l’effondrement de l’idéologie patronale s’effondre aussi celle du dialogue social prôné par les directions syndicales.

Il y a un vide.

Dans ce vide, deux mouvements sociaux sont apparus, celui grandissant des luttes émiettées pour la survie des travailleurs habités d’une conscience globale et celui, déclinant, des grandes promenades syndicales qui ne servent plus à rien, habitées de démoralisation.

Dans cette évolution quantitative, le soulèvement des Gilets Jaunes pourrait bien contribuer à un changement qualitatif en aggravant la crise du syndicalisme qui n’a pas de perspective politique, en lui laissant une place de plus en plus résiduelle puisque par ailleurs le syndicalisme est attaqué par le pouvoir qui cherche à limiter la place des « corps intermédiaires » et veut intégrer toujours un peu plus les syndicats au détriment de ses éléments les plus combatifs, ce qu’il a accéléré avec les CSE et la réduction drastique des militants de base.

On voit ainsi de plus en plus de Gilets Jaunes remplacer les structures syndicales dans l’espace public quand il s’agit « d’accueillir » un ministre, aider des salariés en lutte, des usagers mobilisés. Même dans l’entreprise, lorsque des grévistes veulent montrer leur détermination, on en voit parfois mettre la chasuble jaune.

Si le soulèvement des Gilets Jaunes n’a plus l’espoir de renverser Macron maintenant, il dure depuis 5 mois et reste un danger permanent pour le pouvoir et toutes les contre-réformes importantes qu’il veut prendre. Ainsi cela fait deux fois qu’il recule sa réforme des retraites et pourrait bien la reculer une troisième fois puisque annoncée bouclée le 6 mai, elle ne pourrait être connue du grand public que fin juin, juste avant les congés d’été, si ce n’est pas plus tard encore.

La pression des Gilets Jaunes sur la situation du fait de leur imprévisibilité irrespectueuse et transgressive est toujours très forte. Nul ne sait ce qui peut advenir.

Ainsi, là encore, il est important pour l’avenir, car les Gilets Jaunes préparent le terrain d’un soulèvement général pour demain, de maintenir le drapeau que rien n’a jamais été obtenu sans transgresser les lois, les règles de l’ordre dominant et que si le mouvement se laisse enfermer dans des logiques réglementaires il est mort.

Alors, la préparation affichée, ouverte, proclamée de la grève générale, de la révolution, de la volonté de dégager Macron même si on le fait pas immédiatement, pour transmettre un héritage, pour maintenir ce drapeau et ne pas se laisser enfermer dans les règles du pouvoir, se laisser institutionnaliser est plus que jamais nécessaire au sein du mouvement des Gilets Jaunes comme en dehors.

Afficher clairement le drapeau « Dégageons Macron », pour l’Assemblée des Assemblées comme pour les syndicalistes radicaux, permettrait de lever toutes les méfiances, de réaliser de vrais convergences et de faire un  pas énorme en avant pour l’ensemble de ceux qui refusent de baisser la tête.

Jacques Chastaing le 11 avril 2019.

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