Le judéo-bolchévisme est initialement, au début du XXe siècle, une accusation faite aux partis communistes d’être contrôlés secrètement par des Juif·ves, dont le plan secret serait la déstabilisation de l’Occident et la domination mondiale. Certes, c’est une accusation antisémite, mais elle n’est pas seulement antisémite : elle permet surtout, en Russie, aux tsaristes, puis aux armées blanches contre-révolutionnaires à partir de 1917, d’utiliser le climat antisémite très répandu alors pour mobiliser contre le parti bolchévique, puis contre l’armée rouge. Ce mythe du judéo-bolchévisme amène les antisémites à devenir anticommunistes, et parallèlement rend les résistances antibolchéviques perméables aux idées antisémites, d’où des pogroms faisant des dizaines de milliers de morts parmi les Juif·ves russes là où les armées blanches triomphent. Et l’histoire ne s’arrête pas là : invention du pouvoir tsariste pour unir antisémites et anticommunistes, le mythe du judéo-bolchévisme quitte ensuite la Russie pour venir nourrir, dans les années 1920 et 1930, les mouvements d’extrême-droite européens, nazisme en tête. Ces mouvements unissent alors antisémites et anticommunistes dans une même alliance haineuse, aux conséquences catastrophiques.

Cette comparaison montre que l’accusation d’islamo-gauchisme n’a rien d’anodine. Elle est dangereuse. Il ne suffit pas de faire valoir l’évidence, que cette idéologie n’existe pas, à l’université ni ailleurs, car c’est plus insidieusement un épouvantail créé pour permettre l’union de ceux et celles qui veulent stigmatiser les musulman·es, s’opposer à la gauche et délégitimer les sciences sociales, sous la houlette de politiciens et de publicistes réactionnaires. Mais il y a une autre leçon à cette comparaison : pour construire le mythe du judéo-bolchévisme, les réactionnaires russes faisaient valoir la présence massive de Juif·ves au sein du mouvement communiste.

Il faut le dire : c’est vrai, et c’est l’honneur du communisme que d’avoir accueilli en son sein des prolétaires de toutes origines, même et surtout les Juif·ves, qui subissaient alors en Europe et aux Etats-Unis non seulement l’exploitation capitaliste, comme tous les travailleurs, mais aussi un racisme systémique, parfois légalement organisé, comme en Russie. Il y avait de nombreux Juif·ves dans le parti bolchévique, car on y luttait contre toutes les oppressions, et les Juif·ves pouvaient y militer en tant que Juif·ves, comme en témoigne l’histoire de l’Union générale des travailleurs juifs (le Bund), qui existait en tant qu’organisation juive au sein du parti social-démocrate russe. Parler de judéo-bolchévisme était évidemment paranoïaque, mais cela pouvait au moins s’appuyer sur une réalité, celle de l’inclusion des Juif·ves dans le mouvement communiste.

Peut-on en dire autant à propos de l’islamo-gauchisme ? On peut en douter. Les réactionnaires ne visent pas d’abord, avec ce terme, des musulman·es au sein des partis de gauche ou des départements de sciences sociales, mais des non-musulman·es qui seraient complices, volontairement ou non, des islamistes. Il y a une raison à cela : si l’accusation d’islamo-gauchisme ne vise pas les musulman·es, c’est qu’ils et elles sont anormalement sous-représenté·es dans les partis, y compris d’extrême-gauche, et dans les universités, y compris les départements de sciences sociales, du fait de la discrimination qui les frappe dans toute la société.

L’accusation d’islamo-gauchisme est d’autant plus délirante qu’à la différence du communisme du siècle dernier, les universités et les partis politiques français sont largement fermés aux minorités racisées, musulmanes ou non. Elle agit alors comme un révélateur de la gravité du racisme systémique en France, tellement ancré que même les accusations paranoïaques d’islamo-gauchisme ne sauraient trouver le moindre élément réel pour les étayer. La lutte contre les projets réactionnaires suppose alors non seulement de s’opposer pied à pied à toutes celles et tous ceux qui essaient de promouvoir cette étiquette intrinsèquement islamophobe, droitarde et anti-intellectuelle, mais aussi de se battre pour une université et une gauche réellement inclusives, ouvertes à tous·tes et en particulier aux dominé·es, parmi lesquel·les figurent aujourd’hui les musulman·es de France.

Samuel Hayat

https://blogs.mediapart.fr/gabas/blog/180221/l-islamo-gauchisme-comment-ne-nait-pas-une-ideologie

Sur l’islamo-gauchisme, voir aussi les articles :

Aux sources de l’islamogauchisme

Invité du « Forum Radio J » le 22 mai 2016, en marge de son déplacement en Israël et dans les Territoires palestiniens, le premier ministre de droite Manuel White a repris à son compte « les mots justes » de son secrétaire d’État aux Relations avec le Parlement, Jean-Marie Le Guen, en évoquant le danger de « l’islamo-gauchisme ». Voici donc consacrée définitivement une notion aussi grotesque que pernicieuse idéologiquement, apparue à l’aube des années 2000 dans les cénacles les plus obtus et les plus arriérés du national-républicanisme franchouillard. Le texte qui suit revient sur l’histoire de ce gros concept, dont la fonction première est la même que celle du concept de communautarisme : stigmatiser, diaboliser, exclure tout ce qui n’est pas français comme il faut – et en premier lieu tout ce qui est musulman…

voir l’article : https://lmsi.net/Aux-sources-de-l-islamogauchisme

« islamo-gauchisme » à l’université ? Servilité et surenchère : Elkabach face à Frédérique Vidal

https://www.acrimed.org/Islamo-gauchisme-a-l-universite-Servilite-et

La chasse aux musulmanEs et aux « islamo-gauchistes » est ouverte, et le gouvernement en est responsable

https://lanticapitaliste.org/actualite/antiracisme/la-chasse-aux-musulmanes-et-aux-islamo-gauchistes-est-ouverte-et-le