Interview d’angela davis
Category: Global
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Quel regard portes-tu sur la révolte des jeunes des banlieues populaires en France ?
Elle a de grandes similitudes avec les révoltes qui se produisent dans les ghettos aux Etats-Unis. Les dernières émeutes importantes ont eu lieu en 1992 à Los Angeles et étaient basées sur le même sentiment de frustration chez les jeunes noirs américains. On s’aperçoit le racisme y est pour beaucoup. Aux Etats Unis comme en France ces « troubles » ont les mêmes origines et nécessitent le même type de réponse même si des différences existent, du fait des histoires différentes des ghettos US et des banlieues françaises. Les jeunes exigent du changement social et la fin de la « ghettoïsation » et des discriminations envers les communautés de l’immigration post-coloniale. Aux USA, c’est la fin d’un système issu de l’esclavagisme qui est demandé par les jeunes des ghettos.
Ces révoltes ne sont pas isolées de la lutte globale que des millions de gens mènent tous les jours. Comme la situation économique, politique et sociale, dans les quartiers populaire est une conséquence directe des politiques du FMI ou de la Banque Mondiale, les révoltes spontanées de nos frères des quartiers sont aussi une réponse à ces politiques.
Comme les dirigeants ont une stratégie globale pour contrôler le monde, nous devons nous aussi en développer une et la révolte des ghettos doit en faire partie.
Ce que montre toutes les révoltes qui prennent la forme d’émeutes c’est la faiblesse des directions politiques. Lors des émeutes de Watts, en 1965 aux USA, c’était extrêmement clair pour n’importe quel Noir américain qui participait au mouvement des droits civiques de près ou de loin depuis plusieurs années. Ces émeutes avaient eu une issue positive avec la création du Black Panthers Party, en 1966, qui était un outil pour tous ceux qui voulait se servir de leur frustration comme d’une arme politique.
Tu as passé du temps en prison dans les années 70 et aujourd’hui, tu t’engages particulièrement dans la lutte contre le système de détention et la peine de mort aux USA. Quelle est ton analyse à ce sujet ?
C’est le sujet de mon prochain livre, notamment à partir du Patriot Act. L’industrie d’armement et les institutions militaires sont des éléments centraux de l’économie américaine, en liaison avec les entreprises, les médias, les élus et la haute hiérarchie militaire. Là-dedans, les prisons sont devenues une donnée essentielle de l’économie américaine.
Aux USA, il y a 2 millions de personnes emprisonnées, c’est donc bien une politique volontariste d’enfermement qui sévit. Cela rentre dans un fonctionnement économique et politique complexe mais qui se construit depuis longtemps et qui est issu du système esclavagiste où l’on privait les gens de leur liberté pour exploiter leur force de travail. La punition et la privation de liberté sont des armes historiques aux Etats-Unis, tant sur le plan économique qu’idéologique. Cela permet de développer la peur, la normalisation des esprits et le racisme. Aux USA, on peut parler de « complexe industrialo-cancéral ».
Au niveau international, la politique américaine est aussi largement basée sur ce concept de punition, d’écrasement : la politique de torture à Abu Ghraib ou Guantanamo est directement issue de la gestion intérieure des prisons US et de la politique intérieures des USA en matière de racisme.
La place de l’industrie carcérale devient de plus en plus importante dans l’économie mondiale. A travers elle et grâce à elle, c’est toute une idéologie qui est prise comme modèle et c’est face à cela qu’il faut construire un grand mouvement contre celui qui l’incarne : Bush. La guerre contre le terrorisme qu’il a lancé a été un tremplin pour développer cette politique et cette idéologie mais, aujourd’hui, après les révélations que Katrina a permis sur le racisme, le tout-sécuritaire et la chasse aux pauvres, cet homme est très affaibli. Nous devons continuer.
Tu parles de l’esclavagisme comme d’une logique économique et idéologique encore dominante aux USA. Quel est ton avis au sujet de la loi du 23 février 2005 qui réhabilite, en France, le colonialisme ?
Le racisme monte. Aujourd’hui, vous êtes sous Etat d’urgence et, je me souviens de ce que cela signifiait en 1961, alors que j’étais à Paris pour mes études : les Algériens étaient victimes d’un racisme qui m’avait fait pensé au système ségrégationniste américain. Dire aujourd’hui que la colonisation ait pu avoir un rôle positif est abject et raciste. Malheureusement, ce que cela montre c’est que la poussée de l’extrême droite est aussi une réalité en France et pas seulement aux USA. De plus, toute la politique française semble empreinte de racisme, c’est une question qui va être importante à résoudre pour tous ceux qui veulent un changement social.
Stanley « Tookie » Williams a été exécuté par injection lundi dernier (12/12 ndlr) en Californie. A tous ceux qui demandaient sa grâce, Schwarzenegger, gouverneur de l’Etat, a déclaré qu’il ne pouvait gracier un homme qui avait dédié ses mémoires à des gens comme Angela Davis, Georges Jackson, Malcolm X, Nelson Mandela, etc… Après une telle déclaration, l’exécution de Tookie Williams devient un véritable acte politique contre le mouvement Noir, non ?
Cette exécution m’a énormément touchée. Depuis que Tookie a été condamné à mort, en 1981, une grande campagne de solidarité s’est développée aux USA. J’étais à la prison lundi et j’ai assisté à la déclaration de Schwarzenegger. C’est la première fois qu’un condamné est exécuté alors qu’une telle campagne a été menée. Nous ne pensions pas qu’ils feraient l’injection parce que le cas de Tookie a relancé la polémique sur la peine de mort. La fin de sa déclaration disait qu’il ne pouvait gracier quelqu’un qui prônait la violence comme programme politique. La peine de mort s’est révélée comme l’outil politique violent qui sert de réponse aux problèmes de la société que soulevaient, concrètement et symboliquement, Tookie.
C’est effectivement un acte politique de la part de Schwarzenegger contre le mouvement international pour la libération noire et son histoire surtout qu’il a également cité Nelson Mandela. Schwarzenegger l’a cité comme une personne dont on ne peut parlé comme un héros alors que cet homme est un héros pour la majorité des peuples du monde entier. En citant Mumia Abu Jamal et d’autres personnes qui incarnent aujourd’hui l’insoumission, il fait un procès à toute la résistance à sa politique qui est la même que celle de Bush. C’est là qu’il montre le lien qui existe entre la peine de mort et la guerre contre le terrorisme.
Tu te définis comme une militante féministe. Que signifie être féministe aujourd’hui et quelles sont les tâches actuelles du mouvement féministe ?
Ce sujet me tient beaucoup à coeur. Mais je te préviens, ma définition du féminisme n’est pas très conventionnelle. Je vois le féminisme comme un outil, pas seulement pour aborder les questions femme mais pour aborder toutes les questions politiques sans être déterminé par les frontières idéologiques établies par le système capitaliste. Par exemple je n’ai aucune lutte ou analyse commune à développer avec Condolezza Rice qui est pourtant une femme noire comme moi. Pour moi, il faut penser ensembles le genre, la race, la sexualité et la classe. Il ne faut pas considérer comme séparés dans les luttes, les problèmes des hommes et ceux des femmes.
Le féminisme est pour moi un outil d’analyse qui me permet, par exemple, de faire le lien entre la peine de mort aux USA et la guerre contre le terrorisme. De considérer le rôle des femmes comme le même que celui des hommes et surtout de nous sortir des schémas du système qui nous pousse à nous identifier à une catégorie sexuelle, raciale ou autre qui ne permet pas de résoudre la contradiction dans laquelle je suis face à Condolezza Rice. Logiquement, et c’est une bataille féroce dans le mouvement féministe, je suis contre les schémas du féminisme se réclamant de l’ »universel », de la lutte dans l’intérêt de toutes les femmes. En effet, dans ces cas là, « universel » veut dire « blanche » et, cela n’est donc absolument pas universel.
Je puise cette analyse dans le mouvement féministe historique et surtout dans le marxisme. Mon objectif est de construire le socialisme et le marxisme est l’outil qui permet cela dans la vie et les luttes de tous les jours.
Aujourd’hui encore, interviewer Angela Davis est un événement pour n’importe quel militant parce que tu fais encore partie, après des années et des années, du camp de ceux qui luttent contre ce système. Quel est ton moteur ?
Je ne suis pas une icône, je suis comme n’importe quel individu qui lutte mais, si une image me colle à la peau c’est celle du mouvement Noir. Si c’est ça qui fait d’une rencontre avec moi un événement alors c’est que la lutte que nous avons menée pendant des années est toujours une inspiration pour la jeunesse d’aujourd’hui et que nous n’avons rien fait en vain.
C’est cette jeunesse qui est mon vrai moteur depuis des années. Ça l’a toujours été, même lorsque j’étais jeune moi-même. Aujourd’hui, on assiste à une grande effervescence intellectuelle et politique chez une jeunesse qui réinvente des stratégies originelles et créatrices pour changer le monde, c’est ça qui me porte. Cette jeunesse veut changer le monde et le socialisme a besoin de ces luttes pour se construire. Mon objectif n’a pas changé et la jeunesse est plus révoltée et plus créative que jamais. C’est elle qui me permet de continuer à avancer.
Propos recueillis par Sarah [Saint Denis]
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