Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande
Catégorie : Global
Thèmes : ArchivesRacisme
Je ne resiste pas a envoyer la totalite du texte de Debord sur les emeutes
de Los Angeles en 1965.
Publié pour la première fois en mars 1966, dans le numéro 10 de la revue
Internationale Situationniste.
http://www.homme-moderne.org/societe/philo/debord/declin/
[nota : les extraits d’articles du Monde inclus dans l’original n’ont pas
été repris]
—-
Guy Debord
Entre le 13 et le 16 août 1965, la population noire de Los Angeles s’est
soulevée. Un incident opposant policiers de la circulation et passants
s’est développé en deux journées d’émeutes spontanées. Les renforts
croissants des forces de l’ordre n’ont pas été capables de reprendre le
contrôle de la rue. Vers le troisième jour, les Noirs ont repris les
armes, pillant les armureries accessibles, de sorte qu’ils ont pu tirer
même sur les hélicoptères de la police. Des milliers de soldats et de
policiers – l poids militaire d’une division d’infanterie, appuyée par des
tanks – ont dû être jetés dans la lutte pour cerner la révolte dans le
quartier de Watts ; ensuite pour le reconquérir au prix de nombreux
combats de rue, durant plusieurs jours, les insurgés ont procédé au
pillage généralisé des magasins, et ils y ont mis le feu. Selon les
chiffres, officiels, il y aurait eu 32 morts, dont 27 Noirs, plus de 800
blessés, 3 000 emprisonnés.
Les réactions, de tous côtés, ont revêtu cette clarté que l’événement
révolutionnaire, du fait qu’il est lui-même une clarification en actes des
problèmes existants, a toujours le privilège de conférer aux diverses
nuances de pensée de ses adversaires. Le chef de la police, William
Parker, a refusé toute médiation proposée par les grandes organisations
noires, affirmant justement que » ces émeutes n’ont pas de chefs « . Et
certes, puisque les Noirs n’avaient plus de chefs, c’était le moment de la
vérité dans chaque camp. Qu’attendait, d’ailleurs, au même moment un de
ces chefs en chômage, Roy Wilkins, secrétaire de la National Association
for the Advancement of Colored People ? Il déclarait que les émeutes «
devaient être réprimées en faisant usage de toute la force nécessaire « .
Et le cardinal de Los Angeles, McIntyre, qui protestait hautement, ne
protestait pas contre la violence de la répression, comme on pourrait
croire habile de le faire à l’heure de l’aggiornamento de l’influence
romaine ; il protestait au plus urgent devant » une révolte préméditée
contre les droits du voisin, contre le respect de la loi et le maintien de
l’ordre « , il appelait les catholiques à s’opposer au pillage, à » ces
violences sans justification apparente « . Et tous ceux qui allaient
jusqu’à voir les » justifications apparentes » de la colère des Noirs de
Los Angeles, mais non certes la justification réelle, tous les penseurs et
les » responsables » de la gauche mondiale, de son néant, ont déploré
l’irresponsabilité et le désordre, le pillage, et surtout le fait que son
premier moment ait été le pillage des magasins contenant l’alcool et les
armes ; et les 2 000 foyers d’incendie dénombrés, par lesquels les
pétroleurs de Watts ont éclairé leur bataille et leur fête. Qui donc a
pris la défense des insurgés de Los Angeles, dans les termes qu’ils
méritent ? Nous allons le faire. Laissons les économistes pleurer sur les
27 millions de dollars perdus, et les urbanistes sur un de leur plus beaux
supermarkets parti en fumée, et McIntyre sur son shérif abattu ; laissons
les sociologues se lamenter sur l’absurdité et l’ivresse dans cette
révolte. C’est le rôle d’une publication révolutionnaire, non seulement de
donner raison aux insurgés de Los Angeles, mais de contribuer à leur
donner des raisons, d’expliquer théoriquement la vérité dont l’action
pratique exprime ici la recherche.
Dans l’Adresse publiée à Alger en juillet 1965, après le coup d’État de
Boumedienne, les situationnistes, qui exposaient aux Algériens et aux
révolutionnaires du monde les conditions en Algérie et dans le reste du
monde comme un tout, montraient parmi leurs exemples le mouvement des
Noirs américains qui, » s’il peut s’affirmer avec conséquence « , dévoilera
les contradictions du capitalisme le plus avancé. Cinq semaines plus tard,
cette conséquence s’est manifestée dans la rue. La critique théorique de
la société moderne, dans ce qu’elle a de plus nouveau, et la critique en
actes de la même société existent déjà l’une et l’autre ; encore séparées
mais aussi avancées jusqu’aux mêmes réalités, parlant de la même chose.
Ces deux critiques s’expliquent l’une par l’autre ; et chacune est sans
l’autre inexplicable. La théorie de la survie et du spectacle est éclairée
et vérifiée par ces actes qui sont incompréhensibles à la fausse
conscience américaine. Elle éclairera en retour ces actes quelque jour.
Jusqu’ici, les manifestations des Noirs pour les » droits civiques «
avaient été maintenues par leurs chefs dans une légalité qui tolérait les
pires violences des forces de l’ordre et des racistes, comme au mois de
mars précédent en Alabama, lors de la marche sur Montgomery ; et même
après ce scandale, une entente discrète du gouvernement fédéral, du
gouverneur Wallace et du pasteur King avait conduit la marche de Selma, le
10 mars, à reculer devant la première sommation, dans la dignité et la
prière. L’affrontement attendu alors par la foule des manifestants n’avait
été que le spectacle d’un affrontement possible. En même temps la
non-violence avait atteint la limite ridicule de son courage : s’exposer
aux coups de l’ennemi, et pousser ensuite la grandeur morale jusqu’à lui
épargner la nécessité d’user à nouveau de sa force. Mais la donnée de base
est que le mouvement de droits civiques ne posait, par des moyens légaux,
que des problèmes légaux. Il est logique d’en appeler légalement à la loi.
Ce qui est irrationnel, c’est de quémander légalement devant l’illégalité
patente, comme si elle était un non-sens qui se dissoudra en étant montré
du doigt. Il est manifeste que l’illégalité superficielle, outrageusement
visible, encore appliquée aux Noirs dans beaucoup d’États américains, a
ses racines dans une contradiction économico-sociale qui n’est pas du
ressort des lois existantes ; et qu’aucune loi juridique future ne peut
même défaire, contre les lois plus fondamentales de la société où les
Noirs américains finalement osent demander de vivre. Les Noirs américains,
en vérité, veulent la subversion totale de cette société, ou rien. Et le
problème de la subversion nécessaire apparaît de lui-même dès que les
Noirs en viennent aux moyens subversifs ; or le passage à de tels moyens
surgit dans leur vie quotidienne comme ce qui y est à la fois le plus
accidentel et le plus objectivement justifié. Ce n’est plus la crise du
statut des Noirs en Amérique ; c’est la crise du statut de l’Amérique,
posé d’abord parmi les Noirs. Il n’y a pas eu ici de conflit racial : les
Noirs n’ont pas attaqué les Blancs qui étaient sur leur chemin, mais
seulement les policiers blancs ; et de même la communauté noire ne s’est
pas étendue aux propriétaires noirs de magasins, ni même aux
automobilistes noirs. Luther King lui-même a dû admettre que les limites
de sa spécialité étaient franchies, en déclarant, à Paris en octobre, que
» ce n’étaient pas des émeutes de race, mais de classe « .
La révolte de Los Angeles est une révolte contre la marchandise, contre le
monde de la marchandise et du travailleur-consommateur hiérarchiquement
soumis aux mesures de la marchandise. Les Noirs de Los Angeles, comme les
bandes de jeunes délinquants de tous les pays avancés, mais plus
radicalement parce qu’à l’échelle d’une classe globalement sans avenir,
d’une partie du prolétariat qui ne peut croire à des chances notables de
promotion et d’intégration, prennent au mot la propagande du capitalisme
moderne, sa publicité de l’abondance. Ils veulent tout de suite tous les
objets montrés et abstraitement disponibles, parce qu’ils veulent en faire
usage. De ce fait ils en récusent la valeur d’échange, la réalité
marchande qui en est le moule, la motivation et la fin dernière, et qui a
tout sélectionné. Par le vol et le cadeau, ils retrouvent un usage qui,
aussitôt, dément la rationalité oppressive de la marchandise, qui fait
apparaître ses relations et sa fabrication même comme arbitraires et non
nécessaires. Le pillage du quartier de Watts manifestait la réalisation la
plus sommaire du principe bâtard : » A chacun selon ses faux besoins « ,
les besoins déterminés et produits par le système économique que le
pillage précisément rejette. Mais du fait que cette abondance est prise au
mot, rejointe dans l’immédiat, et non plus indéfiniment poursuivie dans la
course du travail aliéné et de l’augmentation des besoins sociaux
différés, les vrais désirs s’expriment déjà dans la fête, dans
l’affirmation ludique, dans le potlatch de destruction. L’homme qui
détruit les marchandises montre sa supériorité humaine sur les
marchandises. Il ne restera pas prisonnier des formes arbitraires qu’a
revêtues l’image de son besoin. Le passage de la consommation à la
consummation s’est réalisé dans les flammes de Watts. Les grands
frigidaires volés par des gens qui n’avaient pas l’électricité, ou chez
qui le courant était coupé, est la meilleure image du mensonge de
l’abondance devenu vérité en jeu. La production marchande, dès qu’elle
cesse d’être achetée, devient critiquable et modifiable dans toutes ses
mises en forme particulières. C’est seulement quand elle est payée par
l’argent, en tant que signe d’un grade dans la survie, qu’elle est
respectée comme un fétiche admirable.
La société de l’abondance trouve sa réponse naturelle dans le pillage,
mais elle n’était aucunement abondance naturelle et humaine, elle était
abondance de marchandises. Et le pillage, qui fait instantanément
s’effondrer la marchandise en tant que telle, montre aussi l’ultima ratio
de la marchandise : la force, la police et les autres détachements
spécialisés qui possèdent dans l’État le monopole de la violence armée.
Qu’est-ce qu’un policier ? C’est le serviteur actif de la marchandise,
c’est l’homme totalement soumis à la marchandise, par l’action duquel tel
produit du travail humain reste une marchandise dont la volonté magique
est d’être payée, et non vulgairement un frigidaire ou un fusil, chose
aveugle, passive, insensible, qui est soumise au premier venu qui en fera
usage. Derrière l’indignité qu’il y a à dépendre du policier, les Noirs
rejettent l’indignité qu’il y a à dépendre des marchandises. La jeunesse
sans avenir marchand de Watts a choisi une autre qualité du présent, et la
vérité de ce présent fut irrécusable au point d’entraîner toute la
population, les femmes, les enfants et jusqu’aux sociologues présents sur
ce terrain. Une jeune sociologue noire de ce quartier, Bobbi Hollon
déclarait en octobre au Herald Tribune : » Les gens avaient honte, avant,
de dire qu’ils venaient de Watts. Ils le marmonnaient. Maintenant ils le
disent avec orgueil. Des garçons qui portaient toujours leurs chemises
ouvertes jusqu’à la taille et vous auraient découpé en rondelles en une
demi-seconde ont rappliqué ici chaque matin à 7 heures. Ils organisaient
la distribution de la nourriture. Bien sûr, il ne faut pas se faire
d’illusion, ils l’avaient pillée [.] Tout ce bla-bla chrétien a été
utilisé contre les Noirs pendant trop longtemps. Ces gens pourraient
piller pendant dix ans et ne pas récupérer la moitié de l’argent qu’on
leur a volé dans ces magasins pendant toutes ces années. Moi, je suis
seulement une petite fille noire. » Bobbi Hollon, qui a décidé de ne
jamais laver le sang qui a taché ses espadrilles pendant les émeutes, dit
que » maintenant le monde entier regarde le quartier de Watts « .
Comment les hommes font-ils l’histoire, à partir des conditions
préétablies pour les dissuader d’y intervenir ? Les Noirs de Los Angeles
sont mieux payés que partout ailleurs aux États-Unis, mais ils sont là
encore plus séparés qu’ailleurs de la richesse maximum qui s’étale
précisément en Californie. Hollywood, le pôle du spectacle mondial, est
dans leur voisinage immédiat. On leur promet qu’ils accéderont, avec de la
patience, à la prospérité américaine, mais ils voient que cette prospérité
n’est pas une sphère stable, mais une échelle sans fin. Plus ils montent,
plus ils s’éloignent du sommet, parce qu’ils sont défavorisés au départ,
parce qu’ils sont moins qualifiés, donc plus nombreux parmi les chômeurs,
et finalement parce que la hiérarchie qui les écrase n’est pas seulement
celle du pouvoir d’achat comme fait économique pur : elle est une
infériorité essentielle que leur imposent dans tous les aspects de la vie
quotidienne les mours et les préjugés d’une société où tout pouvoir humain
est aligné sur le pouvoir d’achat. De même que la richesse humaine des
Noirs américains est haïssable et considérée comme criminelle, la richesse
en argent ne peut pas les rendre complètement acceptables dans
l’aliénation américaine : la richesse individuelle ne fera qu’un riche
nègre parce que les Noirs dans leur ensemble doivent représenter la
pauvreté d’une société de richesse hiérarchisée. Tous les observateurs ont
entendu ce cri qui en appelait à la reconnaissance universelle du sens du
soulèvement : » C’est la révolution des Noirs, et nous voulons que le
monde le sache ! » Freedom now est le mot de passe de toutes les
révolutions de l’histoire ; mais pour la première fois, ce n’est pas la
misère, c’est au contraire l’abondance matérielle qu’il s’agit de dominer
selon de nouvelles lois. Dominer l’abondance n’est donc pas seulement en
modifier la distribution, c’est en redéfinir les orientations
superficielles et profondes. C’est le premier pas d’une lutte immense,
d’une portée infinie.
Les Noirs ne sont pas isolés dans leur lutte parce qu’une nouvelle
conscience prolétarienne (la conscience de n’être en rien le maître de son
activité, de sa vie) commence en Amérique dans des couches qui refusent le
capitalisme moderne et, de ce fait, leur ressemblent. La première phase
de la lutte des Noirs ; justement, a été le signal d’une contestation qui
s’étend. En décembre 1964, les étudiants de Berkeley, brimés dans leur
participation au mouvement des droits civiques, en sont venus à faire une
grève qui mettait en cause le fonctionnement de cette » multiversité » de
Californie et, à travers ceci, toute l’organisation de la société
américaine, le rôle passif qu’on leur y destine. Aussitôt on découvre dans
la jeunesse étudiante les orgies de boisson ou de drogue et la dissolution
de la morale sexuelle que l’on reprochait aux Noirs. Cette génération
d’étudiants a depuis inventé une première forme de lutte contre le
spectacle dominant, le teach in, et cette forme a été reprise le 20
octobre en Grande-Bretagne, à propos de la crise de Rhodésie. Cette forme,
évidemment primitive et impure, c’est le moment de la discussion des
problèmes, qui refuse de se limiter dans le temps (académiquement) ; qui
ainsi cherche à être poussé jusqu’au bout, et ce bout est naturellement
l’activité pratique. En octobre des dizaines de manifestants paraissent
dans la rue, à New York et à Berkeley, contre la guerre au Viêt-nam, et
ils rejoignent les cris des émeutiers de Watts : » Sortez de notre
quartier et du Viêt-nam ! « . Chez les Blancs qui se radicalisent, la
fameuse frontière de la légalité est franchie : on donne des » cours «
pour apprendre à frauder aux conseils de révision (Le Monde du 19 octobre
1965), on brûle devant la TV des papiers militaires. Dans la société de
l’abondance s’exprime le dégoût de cette abondance et de son prix. Le
spectacle est éclaboussé par l’activité autonome d’une couche avancée qui
nie ses valeurs. Le prolétariat classique, dans la mesure même où l’on
avait pu provisoirement l’intégrer au système capitaliste, n’avait pas
intégré les Noirs (plusieurs syndicats de Los Angeles refusèrent les Noirs
jusqu’en 1959) ; et maintenant les Noirs sont le pôle d’unification pour
tout ce qui refuse la logique de cette intégration au capitalisme, nec
plus ultra de toute intégration promise. Et le confort ne sera jamais
assez confortable pour satisfaire ceux qui cherchent ce qui n’est pas sur
le marché, ce que le marché précisément élimine. Le niveau atteint par la
technologie des plus privilégiés devient une offense, plus facile à
exprimer que l’offense essentielle de la réification. La révolte de Los
Angeles est la première de l’histoire qui ait pu souvent se justifier
elle-même en arguant du manque d’air conditionné pendant une vague de
chaleur.
Les Noirs ont en Amérique leur propre spectacle, leur presse, leurs revues
et leurs vedettes de couleur, et ainsi ils le reconnaissent et le
vomissent comme spectacle fallacieux, comme expression de leur indignité,
parce qu’ils le voient minoritaire, simple appendice d’un spectacle
générale. Ils reconnaissent que ce spectacle de leur consommation
souhaitable est une colonie de celui des Blancs, et ils voient donc plus
vite le mensonge de tout le spectacle économico-culturel. Ils demandent,
en voulant effectivement et tout de suite participer à l’abondance, qui
est la valeur officielle de tout Américain, la réalisation égalitaire du
spectacle de la vie quotidienne en Amérique, la mise à l’épreuve des
valeurs mi-célestes, mi-terrestres de ce spectacle. Mais il est dans
l’essence du spectacle de n’être pas réalisable immédiatement ni
égalitairement même pour les Blancs (les Noirs font justement fonction de
caution spectaculaire de cette inégalité stimulante dans la course à
l’abondance). Quand les Noirs exigent de prendre à la lettre le spectacle
capitaliste, ils rejettent déjà le spectacle même. Le spectacle est une
drogue pour esclaves. Il n’entend pas être pris au mot, mais suivi à un
infime degré de retard (si il n’y a plus de retard, la mystification
apparaît). En fait, aux États-Unis, les Blancs sont aujourd’hui les
esclaves de la marchandise, et les Noirs, ses négateurs. Les Noirs veulent
plus que les Blancs : voilà le cour d’un problème insoluble, ou soluble
seulement avec la dissolution de cette société blanche. Aussi les Blancs
qui veulent sortir de leur propre esclavage doivent rallier d’abord la
révolte noire, non comme affirmation de couleur évidemment, mais comme
refus universel de la marchandise, et finalement de l’État. Le décalage
économique et psychologique des Noirs par rapport aux Blancs leur permet
de voir ce qu’est le consommateur blanc, et le juste mépris qu’ils ont du
blanc devient mépris de tout consommateur passif. Les Blancs qui, eux
aussi, rejettent ce rôle n’ont de chance qu’en unifiant toujours plus leur
lutte à celle des Noirs, en en trouvant eux-mêmes et en en soutenant
jusqu’au bout les raisons cohérentes. Si leur confluence se séparait
devant la radicalisation de la lutte, un nationalisme noir se
développerait, qui condamnerait chaque côté à l’affrontement selon les
plus vieux modèles de la société dominante. Une série d’exterminations
réciproques est l’autre terme de l’alternative présente, quand la
résignation ne peut plus durer.
Les essais de nationalisme noir, séparatiste ou pro-africain, sont des
rêves qui ne peuvent répondre à l’oppression réelle. Les Noirs américains
n’ont pas de patrie. Ils sont en Amérique chez eux et aliénés, comme les
autres Américains, mais eux savent qu’ils le sont. Ainsi, ils ne sont pas
le secteur arriéré de la société américaine, mais son secteur le plus
avancé. Ils sont le négatif en ouvre, » le mauvais côté qui produit le
mouvement qui fait l’histoire en constituant la lutte » (Misère de la
philosophie). Il n’y a pas d’Afrique pour cela.
Les Noirs américains sont le produit de l’industrie moderne au même titre
que l’électronique, la publicité et le cyclotron. Ils en portent les
contradictions. Ils sont les hommes que le paradis spectaculaire doit à la
fois intégrer et repousser, de sorte que l’antagonisme du spectacle et de
l’activité des hommes s’avoue à leur propos complètement. Le spectacle est
universel comme la marchandise. Mais le monde de la marchandise étant
fondé sur une opposition de classes, la marchandise est elle-même
hiérarchique. L’obligation pour la marchandise, et donc le spectacle qui
informe le monde de la marchandise, d’être à la fois universelle et
hiérarchique aboutit à une hiérarchisation universelle. Mais du fait que
cette hiérarchisation doit rester inavouée, elle se traduit en
valorisations hiérarchiques inavouables, parce que irrationnelles, dans un
monde de la rationalisation sans raison. C’est cette hiérarchisation qui
crée partout les racismes : l’Angleterre travailliste en vient à
restreindre l’immigration des gens de couleur, les pays industriellement
avancés d’Europe redeviennent racistes en important leur sous-prolétariat
de la zone méditerranéenne, en exploitant leurs colonisés à l’intérieur.
Et la Russie ne cesse pas d’être antisémite parce qu’elle n’a pas cessé
d’être une société hiérarchique où le travail doit être vendu comme une
marchandise. Avec la marchandise, la hiérarchie se recompose toujours sous
des formes nouvelles et s’étend ; que ce soit entre le dirigeant du
mouvement ouvrier et les travailleurs, ou bien entre possesseurs de deux
modèles de voitures artificiellement distingués. C’est la tare originelle
de la rationalité marchande, la maladie de la raison bourgeoise, maladie
héréditaire dans la bureaucratie. Mais l’absurdité révoltante de certaines
hiérarchies, et le fait que toute la force du monde de la marchandise se
porte aveuglément et automatiquement à leur défense, conduit à voir, dès
que commence la pratique négative, l’absurdité de toute hiérarchie.
Le monde rationnel produit par la révolution industrielle a affranchi
rationnellement les individus de leurs limites locales et nationales, les
a liés à l’échelle mondiale ; mais sa déraison est de les séparer de
nouveau, selon une logique cachée qui s’exprime en idées folles, en
valorisation absurdes. L’étranger entoure partout l’homme devenu étranger
à son monde. Le barbare n’est plus au bout de la Terre, il est là,
constitué en barbare précisément par sa participation obligée à la même
consommation hiérarchisée. L’humanisme qui couvre cela est le contraire de
l’homme, la négation de son activité et de son désir ; c’est l’humanisme
de la marchandise, la bienveillance de la marchandise pour l’homme qu’elle
parasite. Pour ceux qui réduisent les hommes aux objets, les objets
paraissent avoir toutes les qualités humaines, et les manifestations
humaines réelles se changent en inconscience animale. » Ils se sont mis à
se comporter comme une bande de singes dans un zoo « , peut dire William
Parker, chef de l’humanisme de Los Angeles.
Quand » l’état d’insurrection » a été proclamé par les autorités de
Californie, les compagnies d’assurances ont rappelé qu’elles ne couvrent
pas les risques à ce niveau : au-delà de la survie. Les Noirs américains,
globalement, ne sont pas menacés dans leur survie – du moins s’ils se
tiennent tranquilles – et le capitalisme est devenu assez concentré et
imbriqué dans l’État pour distribuer des » secours » aux plus pauvres.
Mais du seul fait qu’ils sont en arrière dans l’augmentation de la survie
socialement organisée, les Noirs posent les problèmes de la vie, c’est la
vie qu’ils revendiquent. Les Noirs n’ont rien à assurer qui soit à eux ;
ils ont à détruire toutes les formes de sécurité et d’assurances privées
connues jusqu’ici. Ils apparaissent comme ce qu’ils sont en effet : les
ennemis irréconciliables, non certes de la grande majorité des Américains,
mais du mode de vie aliéné de toute la société moderne : le pays le plus
avancé industriellement ne fait que nous montrer le chemin qui sera suivi
partout, si le système n’est pas renversé.
Certains des extrémistes du nationalisme noir, pour démontrer qu’ils ne
peuvent accepter moins qu’un État séparé, ont avancé l’argument que la
société américaine, même leur reconnaissant un jour toute l ‘égalité
civique et économique, n’arriverait jamais, au niveau de l’individu,
jusqu’à admettre le mariage interracial. Il faut donc que ce soit cette
société américaine qui disparaisse, en Amérique et partout dans le monde.
La fin de tout préjugé racial, comme la fin de tant d’autres préjugés liés
aux inhibitions, en matière de liberté sexuelle, sera évidemment au-delà
du » mariage » lui-même, au-delà de la famille bourgeoise, fortement
ébranlée chez les Noirs américains, qui règne aussi bien en Russie qu’aux
États-Unis, comme modèle de rapport hiérarchique et de stabilité d’un
pouvoir hérité (argent ou grade socio-étatique). On dit couramment depuis
quelque temps de la jeunesse américaine qui, après trente ans de silence,
surgit comme force de contestation, qu’elle vient de trouver sa guerre
d’Espagne dans la révolte noire. Il faut que, cette fois, ses » bataillons
Lincoln » comprennent tout le sens de la lutte où il s’engagent et la
soutiennent complètement dans ce qu’elle a d’universel. Les » excès » de
Los Angeles ne sont pas plus une erreur politique des Noirs que la
résistance armée du P.O.U.M. à Barcelone, en mai 1937, n’a été une
trahison de la guerre antifranquiste. Une révolte contre le spectacle se
situe au niveau de la totalité, parce que – quand bien même elle ne se
produirait que dans le seul district de Watts – elle est une protestation
de l’homme contre la vie inhumaine ; parce qu’elle commence au niveau du
seul individu réel et parce que la communauté, dont l’individu révolté est
séparé, est la vraie nature sociale de l’homme, la nature humaine : le
dépassement positif du spectacle.
A lire sur infokiosques point net.
Egalement, pas mal d’autres textes situs (et apparentés), ici.
Debord est aussi celui qui a écrit, ultérieurement : « in girum imus nocte et consomimur igni ». « Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes consumés par le feu »
Si une critique exemplaire a pu être portée, en d’autres temps, sur un mode de relations sociales qui ne fait depuis que suivre sa pente, la recette-miracle pour en sortir collectivement n’a pas trouvé ses alchimistes. Comment le plus grand nombre des femmes et des hommes pourrait-il se saisir de sa propre Histoire, dans un monde qui, dans son essence, vous en dépossède ? Voilà une question qui n’est pas seulement intellectuelle, mais terriblement pratique : une question qui n’est du ressort d’aucune avant-garde, et dont le faisceau de réponses ne se situe nulle part dans le passé.
Nous ne sommes qu’au commencement d’une longue journée.
JCS
P.S. A signaler que les films de Debord, dont « in girum », qui constituent effectivement d’utiles points d’ancrage pour penser le temps présent, ressortent ce jour même en DVD. Une rétrospective en salle de ciné est en train de tourner dans certaines villes ; mais Nantes n’est pas prévue dans la programmation 2005-2006…
Le mieux, c’est de faire nos propres films !