Monsieur David Dufresne

Je vous écrit cette lettre car j’ai vu la semaine dernière votre film Un pays qui se tient sage et j’en suis sortie au mieux très mal à l’aise.

Je connais un peu votre travail pour avoir lu Magasin général et avoir suivi vos publications #Allo Place Beauveau.
Je suis une des nombreuses personnes mutilées par la police dans ce pays, je suis aussi très proche d’une personne mutilée. Nous avons toutes deux été mutilées lors de manifestations et d’actions d’occupations entre 2011 et 2017.

En sortant de la projection de votre film je m’interroge sur Pourquoi et Pour qui l’avez vous fait ?

En tant que personne concernée par une forme de violence de la police et proche de victime vous m’avez fait revivre les pires moments de ma vie, non pas qu’il me soit impossible de parler, voir des films, lire, débattre de ces problématiques mais vous avez fait le choix de nous montrer des images de blessures en gros plan et en détail. Faut-il que vous n’ayez jamais été confronté directement à cette violence pour avoir l’idée que pour faire réagir le public il faille lui montrer le détail d’une main arrachée ? Faut-il que vous n’ayez jamais entendu ce cri dans un cortège pour que vous éprouviez le besoin de partager l’horreur d’un œil éclaté sur grand écran ? N’avez vous aucun égard pour les personnes qui ont vécu ces situations et luttent depuis des années pour d’une part faire changer ce monde et d’une autre survire avec leurs traumatismes ?
Ou éprouvez vous un tel détachement que cela tient pour vous du film d’horreur de série B ?
Quel besoin avez vous de créer la peur ? Quel besoin avez vous de nous rappeler les risques que représentent le fait d’aller manifester ?

Je vous parlais de malaise au début de cette lettre, je suis profondément choquée que vous ayez pu faire un film sur la violence de la police sans prendre en compte son histoire, sa réalité en fRance, … Comment pouvez vous vous permettre de simplement évoquer quelques noms (Zineb, Zyed, Malik, Bouna) parmi les dizaines de personnes racisées qui ont été tuées par la police ces dernières années. Que vous ayez eu la volonté de traiter spécifiquement la question de la violence de la police face au mouvement des gilets jaunes soit mais cette violence s’inscrit dans une histoire et cette histoire prend des sources dans le racisme d’état institué notamment dans la répression des mouvements indépendantistes algériens en fRance métropolitaine. Cette violence sévit avant tout dans les quartiers et sur les personnes racisées et ce sont elles qui se mobilisent depuis des années pour faire ouvrir les yeux à chacun.e sur le traitement qu’elles subissent. Vous ne leur rendez aucun hommage, ni aux victimes, ni à leurs proches, ni à leur luttes …
Comment pouvez vous vous permettre de prétendre poser un discours sur la police, sa violence, la répression sans nommer explicitement son racisme systémique.
Vous avez pourtant du lire et rencontrer bien des personnes concernées, voir des films qu’elles ont produit, entendu leur colère face au déferlement de commentaires de personnes blanches lors de leurs projections qui ramenaient la violence de la police à celle vécue en manifestation.
Mais Monsieur David Dufresne en fRance aujourd’hui (pour reprendre la formule d’une activiste de Cases Rebelles) « Il y a des personnes qui se font tuer pour ce qu’elles font et des personnes qui se font tuer pour ce qu’elles sont » et il s’agit de prendre en compte cette différence.
Alors oui ces dernières années (mais j’y reviendrais) cette violence dont les quartiers (entre autres) ont été le laboratoire s’est élargie à une autre catégorie de population.
Mais la police a toujours été violente, la police est là pour cela.
Votre film malgré sa myriade d’intellectuel.le.s ne prend même pas le temps de s’interroger sur l’histoire de la violence de la police dans notre société. A vous voir on apprend que la répression violente des manifestations à débuté avec le mouvement de Gilets Jaunes. Peut être faisiez vous autre chose à l’époque mais cela fait près de 10 ans que les manifestations sont massivement gazées, encadrées par des canons à eau, que les LBD crèvent des yeux ou déclenchent des chocs septiques, …
Peut être à Paris intra muros cela n’était pas systématique …
Votre film donne l’impression que l’on a assisté ces dernières années à un phénomène nouveau …
Ne croyez vous pas que le sens d’un tel film, la place d’une personne telle que vous reconnue et appréciée des médias serait plutôt dans porter la voix de celles et ceux qui se battent depuis longtemps, porter leurs analyses, leurs images, soutenir leurs films et leurs appels à mobilisations, …

Je suis mal à l’aise d’entendre dans votre film une personne décrire les dizaines d’interpellations en manif et la justice « d’exception » avec notamment ses comparutions immédiates comme inédite depuis les années 60 alors même que de nombreuses légal team et collectifs anti répression ont dénoncé, archivé, documenté les procès des mouvements sociaux de ces dernières années. Cette matière permet de réaliser que non la répression judiciaire n’est pas arrivée du jour au lendemain mais que les directives aux parquets et les procédures de comparutions immédiates massives sont légions depuis 2014 sur les manifestations.

Monsieur Dufresne vous souhaitez rendre hommage aux personnes qui filment en manifestation, il y a biensur une nécessité à témoigner, garder une trace mais il y a aussi une énorme attention à avoir sur ce que permettent ces images. En l’occurrence les images de manifestations sont utilisées par la police et les parquets pour identifier, inculper, … des personnes dans le cadre des procédures judiciaires. Il faut vraiment que vous n’ayez suivi les manifestations que derrière un écran d’ordinateur pour n’avoir jamais entendu à quel point la prise d’images et d’autant plus en direct fait peur aux manifestant.e.s. Une vidéo de personnes cassant une vitrine publiée sur internet et une information donnée en direct à la police et il suffit d’une paire de chaussures un peu identifiable pour justifier des perquisitions, …

Alors oui je me doute que vous n’avez pas fait ce film pour des personnes comme moi mais dans ce cas pourquoi ne donnez vous pas aux personnes que vous cherchez à toucher les armes pour comprendre et réagir ?
Pourquoi ne nommez vous pas les différents services de police impliqués ? Pourquoi ne nommez vous pas les collectifs luttant depuis des années contre la violence de la police ?
Pourquoi faire l’impasse sur l’histoire d’une institution et d’un système ?
Pourquoi demander à des intellectuel.le.s de divaguer sur des concepts plutôt que d’éclairer avec leurs connaissances la situation actuelle, pour cela il faudrait déjà savoir qui nous parle et d’où illes parlent mais vous avez fait le choix de les anonymiser privant le.la spectateurice de clés de lecture encore une fois.

Quel dommage Monsieur Dufresne que vous ayez cru qu’Un pays qui se tient sage était uniquement le pays des manifestations des Gilets Jaunes.

Je ne vous remercie pas pour ce film …