La proposition de loi portée par Laetitia Avia prétend vouloir faire du CSA « l’accompagnateur des plateformes » dans la lutte « contre la haine en ligne ». En réalité, la loi va beaucoup plus loin. Comme cela est redouté depuis plusieurs années, elle amorce la transformation de l’autorité en un grand régulateur de l’Internet, dans la droite lignée du « Comité Supérieur de la Télématique » fantasmé par François Fillon dès 1996. Entretenant la dangereuse confusion entre Internet et la télévision, la loi Avia participe à la centralisation et à l’extra-judiciarisation de l’Internet. Quitte à risquer de le transformer en une sorte de sombre ORTF 2.0.

La proposition de loi portée par Lætitia Avia doit être débattue à l’Assemblée Nationale le 3 juillet prochain. À côté des dangers que nous avons déjà soulignés (voir notre analyse juridique), la loi délègue un grand nombre de pouvoirs au CSA :

 celui d’émettre des « recommandations, des bonnes pratiques et des lignes directrices pour la bonne application » de certaines obligations qui y sont prévues, notamment celles du retrait des contenus dits haineux et définis en son article 1er (contenus terroristes, atteinte à la dignité humaine, incitation à la haine, discriminations…) ;

 celui de mettre en demeure puis de sanctionner (à hauteur de 4% du chiffre d’affaires mondial, comme pour le RGPD) les plateformes qui ne respecteraient pas l’obligation de retrait en 24h de ces contenus une fois qu’ils leur sont notifiés. À ce titre, c’est au CSA qu’il reviendra d’apprécier « le caractère insuffisant ou excessif du comportement de l’opérateur en matière de retrait sur les contenus portés à sa connaissance » ;

 enfin, il récupère le rôle de la CNIL dans le cadre du contrôle des demandes que peut faire l’OCLTCIC (et non un juge) pour obtenir le blocage par les FAI d’un site considéré comme pédopornographique ou à caractère terroriste.

Il faut ranger ces pouvoirs à côté de ceux aussi acquis par le CSA dans la récente loi sur les fake news, (dite loi « relative à la lutte contre la manipulation de l’information »). Le CSA y avait en effet déjà récupéré des pouvoirs assez semblables, comme celui d’émettre des recommandations pour « améliorer » la lutte contre ces fausses informations.

Une vieille et mauvaise idée

Avant de comprendre les dangers qui pourraient résulter d’une telle délégation de pouvoirs, intéressons-nous rapidement à l’historique des relations entre le CSA et l’Internet. Car ce n’est pas la première fois que l’autorité veut s’arroger ce type de pouvoir.

Ainsi, en 1996, François Fillon, alors ministre délégué à la Poste, aux Télécommunications et à l’Espace, dépose un amendement dans le cadre des débats sur le « projet de loi sur la réglementation des télécommunications ». Il y propose la création d’un « Comité supérieur de la télématique » (CST), placé auprès du CSA, chargé d’élaborer des recommandations « propres à assurer le respect, par les services de communication audiovisuelle […] des règles déontologiques adaptées à la nature des services proposés ». Comme le raconte Owni.fr, il s’agissait surtout d’obliger les fournisseurs d’accès à Internet, en échange d’une non-responsabilité pénale des contenus postés, à suivre les recommandations de ce Conseil. Ce dernier allait ainsi devenir, selon Lionel Thoumhyre, « l’organe directeur de l’Internet français, gouverneur de l’espace virtuel ». L’article de loi a été par la suite heureusement censuré par le Conseil constitutionnel.

Depuis, l’autorité n’a jamais baissé les bras, aidée par de nombreuses personnalités politiques [1]. Citons Dominique Baudis (président du CSA de 2001 à 2007) qui énonce en 2001 : « Je considère que tout ce qui concerne les médias audiovisuels, qui s’adressent à une masse de gens et qui ne sont ni du ressort de la correspondance privée, ni du commerce en ligne, relève de notre compétence. Le fait qu’ils ne soient disponibles que sur internet n’y change rien  ». Ou en 2004 également, le gouvernement qui tente de profiter de la loi LCEN pour faire du CSA un grand régulateur de l’Internet (ce qui est finalement rejeté par le Parlement après de nombreuses critiques). Les tentatives reviendront ainsi à chaque débat, notamment sur les lois de l’audiovisuel.

Plus récemment encore, c’est Emmanuel Macron en novembre 2017, qui instrumentalise les violences faites aux femmes pour légitimer l’extension des pouvoirs du CSA. Et en septembre 2018, c’est le CSA lui-même qui appelle à ce que la régulation audiovisuelle comprenne désormais « les plateformes de partage de vidéos, les réseaux sociaux et les plateformes de diffusion en direct », précisant même que « la régulation doit permettre d’assurer que ces nouveaux acteurs mettent en place les mesures appropriées en matière de protection des mineurs, de lutte contre la diffusion de contenus incitant à la haine et à la violence […] ».

Pourquoi le CSA pour Internet, c’est mal

En lisant la loi Avia et les pouvoirs qui lui sont délégués, on ne peut que faire ce ce constat déprimant que le CSA est en train, à l’usure, de gagner. En lui donnant le pouvoir d’apprécier si l’opérateur a correctement retiré un contenu considéré comme « haineux », en lui donnant un pouvoir de sanction, en lui permettant d’émettre des recommandations sur la haine en ligne (comme elle le fait déjà sur les « fausses informations »), la proposition de loi se rapproche dangereusement de l’idée du « Comité Supérieur de la Télématique » de 1996 et participe donc à la confusion grandissante qu’il y a entre Internet et la télévision.

Or, faire cette confusion, c’est insulter ce que représente au départ Internet : un moyen justement de se soustraire à l’information linéaire et unilatérale de la télévision par la multiplication des canaux d’expression. L’analyse que faisait LQDN sur le sujet il y a plusieurs années tient toujours, et donne d’ailleurs la douloureuse impression de tourner en rond : « Le CSA régule la diffusion de contenus, de façon centralisée, par des acteurs commerciaux. Tenter d’imposer le même type de règles à la multitude d’acteurs, commerciaux et non-commerciaux, qui constituent le réseau décentralisé qu’est Internet, dans lequel chacun peut consulter, mais également publier des contenus, est une aberration. Internet c’est aussi la diffusion de vidéos, mais c’est avant tout la mise en œuvre de nos libertés fondamentales, le partage de la connaissance et de la culture, la participation démocratique, etc ».

Au-delà de l’aberration, vouloir télévisionner l’Internet, c’est vouloir le centraliser. C’est un moyen pour le gouvernement de reprendre le contrôle sur ce moyen d’expression qu’il ne maîtrise pas et cela passe par la création de lois pour et avec les grandes plateformes, en ne voyant Internet que par le prisme faussé des géants du Net, avec la menace qu’elles s’appliquent un jour à tous. Car il est toujours plus facile de ne traiter qu’avec un nombre restreint de gros acteurs (d’ailleurs plus prompts que les autres à collaborer avec lui.).

C’est aussi mettre dans les mains de l’administration des pouvoirs qui appartenaient auparavant au juge. C’est bien au CSA et non à un juge qu’il reviendra de décider si un contenu est haineux et méritait donc pour un opérateur d’être retiré en 24h. Et c’est donc, comme c’est déjà le cas pour la télévision, à l’administration qu’il reviendra de dire ce qui peut être dit ou diffusé sur Internet. Difficile à ce titre de ne pas faire le lien avec les récentes déclarations du secrétaire d’État au numérique qui menace cette fois-ci la presse de donner au CSA le pouvoir de « décider ce qu’est une infox ou pas ».

On en vient alors à se demander si, à travers cette loi, le gouvernement n’est pas en train d’instrumentaliser les débats sur la haine en ligne, ses victimes et Laetitia Avia elle-même pour reprendre la main sur Internet.

En déléguant au CSA de tels pouvoirs, avec l’objectif d’en faire le grand gendarme de l’Internet, la loi « haine » est un nouveau pas vers l’ORTF 2.0.