À l’époque où des bombes explosaient dans les églises du comté de Lowndes, Stokely Carmichael commença à venir dans le coin[1]. Il était déjà célèbre. Il fut le premier à utiliser l’expression Black Power (« pouvoir noir ») qui devint un cri de bataille du mouvement des droits civiques. Il avait dirigé plusieurs luttes importantes et inspiré de nombreux activistes par sa bravoure et son courage. Personne ne pouvait nier son dévouement et son engagement. Malheureusement, sa philosophie se réduisait à l’idée que « le pouvoir était au bout du canon d’un fusil »[2].

Je parlais beaucoup avec les habitants du comté de Lowndes. Je leur disais que la lutte armée était certainement une bonne idée dans une situation révolutionnaire mais que le canon du fusil ne résoudrait rien dans la situation qui était la nôtre.

J’étais profondément en désaccord avec Stokely et nous nous disputions violemment. Il se mettait à crier qu’il avait mené de nombreuses batailles contre les Blancs et qu’il savait comment il fallait procéder. Il incitait les Noirs à prendre les armes pour conquérir leur liberté. Je les encourageais au contraire à continuer à se battre comme ils le faisaient déjà, en organisant des manifestations, des boycotts et des marches. Je leur disais que Stokely avait certainement fait beaucoup de bonnes choses mais que personne ne savait vraiment où il allait. D’ailleurs, il n’était pas contraint de vivre dans ce comté, tandis que ceux auxquels il s’adressait n’avaient nulle part ailleurs où aller. Et quelles que soient les libertés qu’ils obtenaient, ils devraient les défendre eux-mêmes, par leurs propres moyens et avec leurs propres méthodes.

Ma conviction personnelle était que le pouvoir ne vient pas du canon d’un fusil mais de la puissance et de la raison des masses organisées pour défendre leur liberté. Je le croyais alors et je le crois encore aujourd’hui. Je répétais souvent que ceux qui attendent un Moïse pour les conduire hors du désert pourront facilement y être reconduits par ce même Moïse. Alors que ceux qui luttent par eux-mêmes pour sortir du désert n’y retourneront que s’ils l’ont décidé.

Stokely m’a toujours accusé d’avoir fait échouer ses plans dans le comté de Lowndes. Il considérait toujours la question sous l’angle de ce que lui avait fait. De ce point de vue, il y avait une très grande différence entre Stokely et le révérend King. Celui-ci insistait toujours sur le fait que les progrès accomplis et les succès obtenus étaient le résultat de l’action de tous les Noirs engagés dans le mouvement – et non de sa propre activité. Le révérend King ne suivait pas toujours les masses, mais il savait que c’était à elles qu’il devait sa renommée, et non le contraire.

Stokely partit peu après. Il avait beaucoup fait parler de lui dans le comté de Lowndes – c’est là qu’il reçut la plus grande publicité. Mais de mon point de vue, il se servait de la population. Je ne veux pas dire qu’il n’était pas sérieux et dévoué, mais sa politique « exclusivement noire » isolait le mouvement de masse des Noirs de l’élément révolutionnaire blanc. Il fut à l’origine de la décision d’exclure les membres blancs du SNCC des actions qui concernaient les Noirs. Son idée était que les Blancs devaient s’efforcer de briser la discrimination dans les quartiers blancs et les Noirs dans les quartiers noirs. Cette ligne politique conduisit finalement à la ruine du SNCC car le problème n’était pas d’encourager les Blancs et les Noirs à agir chacun de leur côté – il s’agissait de transformer la société tout entière.

Après avoir essayé de vendre son Black Panther Party[3] aux Noirs du comté pendant un certain temps, Stokely commença à se rendre compte qu’il n’irait pas très loin dans le coin – en particulier avec mon opposition. Quand il partit, le Black Panther Party disparut avec lui. Cela dit tout sur sa philosophie et le genre de politique qui en découlait. Elles ne plongeaient pas de racines dans l’esprit et l’activité des gens. Quand il partit, il ne laissa rien de permanent sur quoi on aurait pu bâtir.

Avec Bobby Seale et Huey Newton à San Francisco, les Black Panthers se firent un nom au niveau national. Beaucoup de militants payèrent un prix terrible. Je sais bien que tout mouvement de masse a un coût en vies humaines. J’ai participé à plusieurs mouvements de ce type. Mais ce qui est tragique, c’est que des vies se perdent au nom d’organisations qui se prétendent révolutionnaires. Beaucoup sont prêts à se battre pour une société libre, mais pas aux ordres d’un groupe élitiste qui affirme que le pouvoir est au bout du canon d’un fusil.

(…)

Je descendis de nouveau dans le comté de Lowndes en mars 1967. Je vis tout de suite que la révolte des Noirs du Sud n’était pas terminée. Certes, l’enthousiasme n’était pas le même qu’avant la défaite du Black Panther Party aux élections de novembre 1966[4]. Mais les habitants des zones rurales continuaient à se battre. Ils étaient « en mouvement » – pour reprendre une expression que j’entendis lors d’un grand meeting auquel j’assistai cette année-là. Leur détermination à prendre la parole pour évoquer les problèmes auxquels ils étaient confrontés me fit comprendre à quel point les gens se transforment quand ils deviennent partie prenante d’une révolution.

Comme le dit un orateur ce jour-là : « La révolution noire, c’est la destruction de l’ancien système et son remplacement par quelque chose de nouveau. Quand nous aurons atteint ce but, tout sera différent dans ce pays, y compris nous-mêmes. »

Ce meeting se déroula la nuit dans les environs de Hayneville – l’un des foyers du Ku Klux Klan dans cet État qui a une longue histoire de passages à tabac et de meurtres de Noirs. La tenue d’un tel meeting en pleine nuit dans ce comté suffisait à faire comprendre ce que la révolution noire avait accompli.

De nombreuses questions furent discutées : Comment obtenir une émancipation complète ? Que faire maintenant que la stratégie du Black Power semble avoir échoué ?

De nombreux facteurs avaient joué un rôle dans l’échec des candidats du Black Panther Party. Les racistes blancs avaient intimidé de nombreux électeurs : une partie des Noirs n’avait pas osé venir voter ; d’autres n’avaient même pas pu s’inscrire ; certains, pour éviter l’expulsion, avaient voté comme les propriétaires le leur demandaient. Il y avait aussi eu beaucoup de confusion. Ainsi, on découvrit par la suite qu’un groupe qui s’était présenté avec une banderole de soutien était en fait venu pour diriger le mouvement en fonction de ses propres objectifs.

(…)

(Extraits du chapitre 20, « Stokely Carmichael dans le comté de Lowndes »)

* * *

Indirectement, la guerre du Vietnam joua un rôle très important dans l’évolution du mouvement des droits civiques. Au fur et à mesure que les États-Unis s’enfonçaient dans la guerre, l’opposition de la jeunesse blanche idéaliste prenait de l’ampleur. Un grand nombre de ces jeunes cessèrent d’être actifs dans la lutte pour les droits civiques pour consacrer leur temps au mouvement contre la guerre. Il est certain que de nombreux Noirs, en particulier dans le Sud, se sentirent trahis par cette désertion. Ils pensaient que leur combat pour la liberté aux États-Unis était plus important que l’opposition à une guerre qui se déroulait à des milliers de kilomètres. Cette situation donnait des arguments à Stokely Carmichael et à tous ceux qui demandaient une séparation complète d’avec les Blancs. Certes, de nombreux Noirs partageaient ce point de vue. Mais les véritables ennemis des droits civiques profitèrent aussi de ces circonstances pour enfoncer un coin entre les Noirs et les Blancs qui essayaient de travailler ensemble.

Quand le quartier noir de Watts en Californie s’enflamma en 1965, il s’agissait clairement d’une révolte des Noirs contre les « petits Blancs ». Il en fut de même dans la plupart des villes dans lesquelles les Noirs se mirent à brûler leurs ghettos et à demander la liberté MAINTENANT ! C’est ce qui se passa à Harlem, à Washington, à Cambridge, à Atlanta, à Chicago, à Cleveland, à Kansas City, à St. Louis, à Buffalo – et partout au Nord, au Sud, à l’Est et à l’Ouest.

Mais quand le mouvement atteignit Detroit en août 1967, il s’était profondément modifié. À Detroit, ce fut d’abord une révolte contre la police et contre les commerçants – grands et petits – qui exploitaient les Noirs et les pauvres. Le ghetto noir entre les 12e et 14e rues fut incendié, ainsi que de nombreux magasins. Les pillages furent nombreux, mais les Noirs n’étaient pas les seuls à piller les magasins : de nombreux Blancs se joignirent à eux. En beaucoup d’endroits, on aurait pu croire que les Blancs et les Noirs faisaient leurs courses ensemble – sauf qu’ils ne payaient pas ce qu’ils prenaient.

Une femme que je connaissais prit une télévision dans une boutique, rentra chez elle, brancha l’appareil – et la première chose qu’elle vit à l’écran fut un reportage qui la montrait sortant du magasin avec la télévision dans les bras ! Cela se passait comme ça.

S’il y avait des éléments de racisme dans la situation, ils étaient surtout le fait des policiers. Pour la grande majorité des Noirs et des Blancs du quartier, ce n’était plus une question de race mais une question de classe.

Les dégâts causés par cette émeute n’ont pas été réparés à ce jour. Il suffit d’aller marcher dans les rues les plus touchées par les incendies pour voir des immeubles désaffectés et des terrains vagues là où se dressaient auparavant des bâtiments.

Pendant les deux semaines que dura l’insurrection, je ne manquai que trois ou quatre jours de travail – malgré les incitations à rester chez soi, le couvre-feu et la loi martiale. En fait, après l’arrivée des troupes fédérales, tout fut assez calme. Je fus arrêté par des soldats le premier jour où je retournai à l’usine. J’étais en voiture avec un autre type. Les soldats nous demandèrent où nous allions. Nous expliquâmes que nous allions au travail, en montrant nos badges de l’usine. Ils nous firent sortir de la voiture et nous fouillèrent avant de nous laisser repartir. Ils étaient vraiment mauvais et agressifs.

De nombreux experts analysent encore les émeutes de ces années-là. Tous ces spécialistes essaient de déterminer la cause première de ces explosions : ils cherchent les raisons de la frustration des Noirs des ghettos et de leur attitude à l’égard de la société. Ces études commencèrent avant même que les émeutes aient pris fin, mais elles n’avaient pas le temps d’explorer les « faits » dans une ville qu’une autre s’embrasait.

Mais ces analyses ne critiquent jamais la structure du pouvoir, le comportement de la police et de la garde nationale. Pourtant, j’ai lu des rapports sur ce qui s’est passé à cette époque. Dans son journal mensuel, la branche du New Jersey de l’American Civil Liberties Union[5] publia un rapport sur les actes inhumains et inconstitutionnels de la police et de la garde nationale à l’égard de la communauté noire. À la recherche d’armes, les policiers pénétraient sans mandat dans les maisons des Noirs et ruinaient tout sur leur passage. Ils tiraient dans les maisons. Une femme noire se trouvait chez elle quand elle entendit des tirs dans la rue ; elle se précipita pour aller chercher son jeune enfant qui jouait devant la maison et fut descendue avec son bébé dans ses bras. L’article racontait aussi comment la police avait obligé un homme à se déshabiller et à courir nu dans la rue. Un autre avait été contraint de s’agenouiller et d’embrasser les pieds des policiers. Le couvre-feu ne s’appliquait qu’aux Noirs et la police avait recours à de jeunes voyous pour les tabasser. Ces actions n’étaient pas si cachées qu’il fût impossible aux experts fédéraux de les découvrir. En fait, il était impossible qu’ils n’en aient pas eu connaissance. Mais ils n’en parlaient pas.

(…)

L’année suivante, en 1968, Richard Nixon fut élu sur un programme ouvertement raciste et commença à détruire les résultats obtenus par les Noirs. Le mouvement était cependant allé trop loin pour pouvoir être interrompu rapidement. Les gains obtenus par des luttes si amères ne seraient pas lâchés facilement.

Je fus l’un des milliers d’observateurs noirs à participer à la National Black Political Assembly[6] qui se tint en mars 1972 à Gary dans l’Indiana. Certains journalistes estimèrent que cinq à sept mille personnes assistèrent à cette convention. D’autres parlèrent de dix mille participants, ce qui me semble plus vraisemblable. Dans tous les cas, le fait que des milliers de Noirs se rassemblent dans le but avoué de dégager les lignes de l’avenir économique, social et politique des Noirs en Amérique était de la plus grande importance.

La convention se préparait depuis un certain temps et je m’efforçai d’être mis au courant de ce qui se passait et de ce qui avait été concrètement proposé. Tous les délégués que j’interrogeai me dirent que rien n’avait été fait et que la confusion était complète. Quand je trouvai enfin la délégation du Michigan, qui consistait principalement en dirigeants syndicaux et politiques, ils étaient en train de marchander sur le préambule de la déclaration, essayant de se mettre d’accord sur les passages qu’ils voulaient modifier, ceux qui pouvaient passer et ceux qu’il leur était impossible d’accepter.

La convention aurait dû commencer à dix heures du matin mais la séance ne fut ouverte qu’à deux heures de l’après-midi. L’auditorium, qui pouvait contenir quatre mille cinq cents personnes, était plein. Une énorme estrade avait été dressée pour les journalistes en face de la tribune. Trente à quarante personnes y avaient pris place, empêchant les délégués de voir les orateurs.

Charles Diggs, le député du Michigan, présidait la première session. Il essayait de présenter Richard Hatcher de Gary, le premier maire noir des États-Unis, quand la foule se mit à crier : « Nous ne voyons rien ! ». Les cris se faisaient de plus en plus forts. Les délégations de la Louisiane et de la Caroline du Sud s’approchèrent de la tribune en menaçant : « Si vous voulez que la convention ait lieu, déplacez ces types, qu’on voie ce qui se passe ». Le révérend Jesse Jackson, qui travaillait avec Martin Luther King quand celui-ci avait été assassiné en 1968, prit le micro pour annoncer que ces types allaient bouger, et tout de suite. Pendant que les journalistes et les cameramen descendaient de l’estrade, un gigantesque cri s’éleva de la foule : « Tout le pouvoir au peuple ! ».

Hatcher affirma que la convention appelait à l’unité de tous les Noirs, indépendamment de leur affiliation politique, de leur idéologie ou de leur philosophie. Il ajouta que les organisateurs avaient essayé de faire venir Angela Davis. Tout son discours semblait étrangement proche de la ligne du Parti communiste, des maoïstes et des Black Muslims[7]. Je compris alors pourquoi il y avait autant de confusion parmi les délégués et particulièrement dans le groupe du Michigan. Les groupes noirs maoïstes et staliniens et les Blacks Muslims voulaient imposer leur ligne et ils y réussirent au moins en partie.

Les principaux orateurs de la journée du samedi, le maire Hatcher et le révérend Jackson, évoquèrent longuement la situation dramatique des pauvres, Noirs comme Blancs, dans ce pays. Hatcher fut longuement ovationné quand il parla d’organiser une force de police noire dans chaque ville pour se débarrasser du trafic de drogue dont le système politique blanc tirait les bénéfices.

À la fin de la session du samedi, les candidatures de Diggs, Hatcher et Imamu Amiri Baraka (Leroi Jones) furent présentées pour la commission de l’ordre du jour[8]. Des mains se levèrent dans la salle pour proposer d’autres candidats. Malgré les protestations véhémentes qui s’élevaient de la salle, Diggs, qui présidait toujours la séance, obtint que l’on passe directement au vote. Les deux tiers des délégués rejetèrent la motion. Quand Diggs annonça que la motion avait été acceptée, toute la salle se mit à protester. Les gens hurlaient : « C’est ça que vous appelez la démocratie ? », « La motion a été rejetée ! », « Dictateur ! ». Quelqu’un balança même une pomme sur Diggs qui finit par revenir sur sa décision. La délégation du Michigan reconnut que cela avait été la plus grande gaffe de la Convention.

(…)

(Extraits du chapitre 21, « Le mouvement contre la guerre du Vietnam et l’émeute de 1967 à Détroit »)

* * *

En 1972 se produisit un événement qui prit bientôt une importance considérable pour le mouvement noir aux États-Unis. Les autorités de Californie arrêtèrent Angela Davis, membre avoué du Parti communiste, pour avoir aidé à fournir des armes à plusieurs prisonniers noirs qui devinrent célèbres sous le nom de « frères de Soledad ». L’affaire suscita l’attention et le soutien du monde entier et de la majorité des Noirs de ce pays. La plupart pensaient qu’Angela Davis était persécutée pour ses opinions politiques – et parce qu’elle était noire.

Le procès d’Angela Davis s’inscrivait dans une série de procès politiques comme le procès Spok, celui des sept de Chicago et le procès de Berrigan. Il était clair pour pratiquement tout le monde que les accusations étaient forgées de toutes pièces pour intimider ceux qui osaient mettre en question l’ordre social. D’ailleurs, cela faisait longtemps que l’administration Nixon avait fait perdre son sens à la notion de patriotisme en l’identifiant avec le soutien à sa politique extérieure et en particulier à la guerre du Vietnam.

En discutant de l’affaire Angela Davis avec un certain nombre de Noirs, je découvris que beaucoup, surtout parmi les plus âgés, ne partageaient pas ses idées politiques. Ils n’avaient pas oublié que le Parti communiste avait trahi la lutte des Noirs dans ce pays pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils se souvenaient que les communistes avaient contribué à faire échouer le mouvement pour la « double victoire » (à l’étranger et en Amérique) et n’avaient pas soutenu la marche sur Washington[9] qui avait finalement donné naissance au FEPC [Fair Employment Practice Committee]. Plus tard, ils avaient vu le Parti communiste écraser la révolte ouvrière en Hongrie, tuant des milliers de gens et en emprisonnant bien plus.

Angela se prétendait marxiste. Mais la philosophie du marxisme est aussi éloignée du capitalisme d’État qui existe en Russie que la terre l’est du soleil. Angela disait qu’elle voulait travailler à la libération des prisonniers politiques dans le monde entier. Il n’y avait pas de meilleur endroit pour commencer cette œuvre que la Russie où il y a plus de prisonniers politiques que dans tout autre pays.

Pendant le procès d’Angela Davis, Nixon se rendit en Chine où il but le thé avec Mao Zedong avant d’aller trinquer au champagne avec Brejnev en Russie. Et ni Mao ni Brejnev ne mentionnèrent le fait qu’ils s’apprêtaient à laisser tomber le Nord du Vietnam. Les Vietnamiens du Nord étaient censés être communistes, mais les deux plus grandes puissances communistes du monde laissaient la plus grande puissance économique mondiale, les États-Unis, massacrer le peuple vietnamien.

Je discutai de ces questions avec de jeunes Noirs qui pensaient que si les Vietnamiens avaient été blancs ils n’auraient sans doute pas été massacrés de cette façon. Ils pensaient que cette guerre était raciste. La politique africaine de Nixon était si scandaleuse qu’elle fut dénoncée par deux anciens secrétaires d’État, douze anciens ambassadeurs des États-Unis dans différents pays d’Afrique et un ancien représentant des États-Unis à l’ONU.

Angela fut la victime de ces conditions objectives. Quand elle fut libérée, elle remercia le Parti communiste. Je fus sidéré, car sa libération n’était pas due au Parti communiste mais au soutien massif des Noirs dans tout le pays.

Après sa libération, quand un citoyen de Tchécoslovaquie lui demanda de signer une pétition contre l’emprisonnement des prisonniers politiques dans son pays, elle ne lui adressa même pas un regard. Cela me fit penser au président Carter qui parle des droits de l’homme dans le monde entier mais n’évoque jamais l’inégalité ici, aux États-Unis. Aussi sanguinaire que soit Idi Amin Dada, le dictateur de l’Ouganda, il peut attaquer Carter en disant simplement : « Pourquoi ne faites-vous rien pour les droits de l’homme dans votre propre pays ? » – et Carter ne peut rien lui répondre.

Angela parlait des droits de l’homme de manière abstraite, mais ses actes s’offraient aux yeux de tous. Des milliers et des milliers de Noirs et de pauvres souffrent de l’oppression raciale et de l’oppression de classe dans ce pays. La même chose est vraie dans les pays soi-disant communistes ou socialistes. Même si Angela ne veut pas le savoir, la plus grande partie de la population du monde en est consciente.

Angela avait aussi beaucoup à dire sur Cuba, surtout après avoir coupé quelques tiges de canne à sucre et avoir été photographiée « se mêlant » aux travailleurs cubains. En voyant ces images, je ne pus m’empêcher de penser à la question d’une femme noire à propos de la révolution cubaine : « Après la révolution, quand je poserai mon fusil, est-ce qu’on me mettra un balai entre les mains ? » Cette question est au cœur de toute révolution. Et il faut y répondre avant, et non après, la révolution. Car après, il est trop tard.

Il n’est pas nécessaire d’être un ouvrier pour comprendre la classe ouvrière, mais la classe ouvrière met tout de suite à nu ces intellectuels comme Angela Davis qui prétendent parler au nom des travailleurs alors que leurs actions montrent qu’ils sont contre eux.

Je ressentis beaucoup de sympathie pour un vétéran noir de la guerre du Vietnam dont je lus l’histoire. Ce sergent était revenu de la guerre et voulait faire quelque chose pour aider les Noirs dans son pays. Il rejoignit les Black Panthers en Californie parce qu’il pensait que leur choix de la lutte armée était le bon. Il finit par occuper un poste élevé à la direction du parti. Il fut arrêté sur l’accusation forgée de toutes pièces d’avoir assassiné quelqu’un qui se trouvait à deux cents kilomètres de l’endroit où il se trouvait. Ses avocats affirment qu’ils pourraient prouver son innocence s’ils avaient accès aux dossiers du FBI et de la CIA. Aujourd’hui, beaucoup d’hommes semblables à cet ancien sergent sont encore en prison.

Par contre, Eldridge Cleaver, l’un des principaux dirigeants des Black Panthers, est récemment revenu aux États-Unis en prétendant être devenu un disciple de Dieu. Il est vraiment écœurant de voir jusqu’où certains peuvent tomber pour s’en sortir. La religion tient une telle place dans ce pays qu’on pardonne pratiquement tout en son nom. Mais je ne pense pas que les Noirs de ce pays accordent foi aux affirmations de Cleaver. Je pense que c’est la méthode qu’il a trouvée pour se faire accepter des capitalistes américains et éviter de payer pour son passé. Il espère qu’on le laissera rentrer au bercail quand il aura fait acte de contrition.

Un ami originaire de Californie m’a raconté l’histoire d’une manifestation organisée par Cleaver à Sacramento, la capitale de l’État. Les jeunes membres des Black Panthers brandissaient tous des armes. Quand ils furent de retour à Los Angeles, la police les prit au piège dans une maison. Ils étaient encerclés. Les jeunes voulaient sortir mais Cleaver les avertit qu’ils seraient tous descendus s’ils se risquaient dehors – sauf peut-être s’ils se déshabillaient et sortaient nus avec les mains sur la tête pour que tout le monde puisse voir qu’ils n’étaient pas armés. De cette façon, si la police tirait, ce serait clairement un meurtre. Les jeunes décidèrent de suivre le conseil de Cleaver. L’un des jeunes était gêné de sortir tout nu mais les autres finirent par le convaincre. Pourtant, quand il se trouva dehors, il fut envahi par la honte et se mit à courir. La police ouvrit le feu et son corps fut déchiqueté. Certes, Cleaver avait dû réfléchir vite et la police avait commis un meurtre – mais certains Noirs accusaient Cleaver de la mort du jeune homme.

On peut débattre sur des incidents particuliers, mais il ne fait aucun doute que la vie de Cleaver était en danger à chaque minute. Lui-même n’avait pas d’illusions sur la justice aux États-Unis. C’est pourquoi il avait quitté le pays quand la police était venue l’arrêter – il savait que sa vie ne vaudrait pas deux centimes en prison.

Quand il dit aujourd’hui, pour sauver sa peau, qu’il « a vu la lumière », il tourne le dos à sa propre histoire et à celle qu’il a contribuée à faire. Jusqu’à maintenant, les gens le voyaient comme un combattant. Désormais, ils le voient comme un mendiant.

Cleaver déclare qu’il a vu ce qui se passait dans les pays communistes et socialistes et que le capitalisme américain vaut mieux. Ce genre de commentaires en dit beaucoup sur lui et sur sa philosophie. D’abord, il n’existe pas de pays communiste ou socialiste dans le monde. Certains pays s’intitulent communistes ou socialistes, mais cela ne les rend pas tels, pas plus que de se prétendre marxistes. Ils utilisent les mots du marxisme, qui est une philosophie de l’émancipation, mais ils agissent à l’opposé et pratiquent la répression et l’oppression. Si Cleaver voyait clairement les implications d’une philosophie de la liberté, il ne tomberait jamais dans le piège de « choisir entre deux maux ». Et plutôt que d’implorer le pardon des capitalistes américains pour son passé révolutionnaire, il continuerait à se battre contre les systèmes d’oppression qui existent partout dans le monde, qu’il s’agisse du capitalisme d’État en Russie et en Chine ou du capitalisme privé aux États-Unis.

(…)

(Extraits du chapitre 22, « Le Watergate et les géants du communisme »)

Charles DENBY

Coeur Indigné. Autobiographie d’un ouvrier noir, Deuxième partie (1978), Éditions Plein Chant, 2017 (1989 ; 1952 pour la première édition). Traduit de l’américain et présenté par Camille Estienne. Titre modifié.

 

Notes

1 – En réalité, le jeune militant des droits civiques Stokely Carmichael fit partie d’un petit groupe de volontaires du SNCC [Student Nonviolent Coordinating Committee] qui se rendirent dans le comte de Lowndes dès le mois de mars 1965 pour aider ses habitants à s’organiser politiquement. Les volontaires du SNCC travaillèrent avec les résidents du comté, organisés dans le LCCMHR [Lowndes County Christian Movement for Human Rights], jusqu’en 1966, date à laquelle le SNCC décida qu’il avait rempli son rôle dans le comté de Lowndes. Les rangs de l’organisation nationale s’étaient d’ailleurs considérablement réduits. Les destructions d’églises dont parle Denby se produisirent en 1967.

2 – C’est son activité dans le comté de Lowndes qui infléchit les analyses politiques de Stokely Carmichael dans le sens du « pouvoir noir » [voir la présentation du livre de Denby]. Cependant, le SNCC ne prôna pas la lutte armée dans le comté de Lowndes.

3 – L’année précédente, dans le Mississippi, le SNCC avait soutenu la formation d’une branche locale du Parti démocrate, le Mississippi Freedom Democratic Party, qui s’efforça d’être reconnu comme délégation officielle du Mississippi lors de la convention nationale du Parti démocrate à Atlantic City. La tentative fut un échec et ce furent les habituels politiciens démocrates racistes du Sud qui représentèrent le Mississippi. C’est dans ce contexte que certains membres du SNCC, parmi lesquels Stokely Carmichael, se mirent à encourager la constitution de partis indépendants comme une alternative aux alliances avec le Parti démocrate.

Ainsi, les activistes du comté de Lowndes formèrent en 1966 un parti indépendant, le Lowndes County Freedom Organization (LCFO), qui prit pour sigle une panthère noire (clairement destinée à s’attaquer au coq blanc représentant le Parti démocrate local, défenseur ouvert de la suprématie blanche). Le taux d’analphabétisme était en effet si élevé en Alabama que les partis politiques avaient l’obligation légale de choisir un logo les identifiant.

Quelques mois plus tard, dans la ville d’Oakland située sur la côte Ouest, Huey Newton et Bobby Seale fondèrent le Black Panther Party et reprirent l’emblème de la panthère noire. Mais le LCFO n’eut jamais aucun lien formel avec le Black Panther Party d’Oakland et les conceptions politiques des deux organisations différaient très largement.

4 – Aux élections générales du comté en novembre 1966 étaient ouverts les postes suivants : shérif, contrôleur des impôts, coroner, percepteur, ainsi que trois postes dans la commission de l’éducation. Le LCFO présenta des candidats noirs à tous ces postes et mena une campagne active dans un climat d’intimidation et de violences. Aucun candidat ne fut élu, mais le nombre de voix obtenu fut suffisant pour autoriser le LCFO à être officiellement reconnu comme un parti politique. Il prit alors le nom de Lowndes County Freedom Party (LCFP).

5 – Union américaine pour les libertés civiques. Association de défense des droits constitutionnels fondée en 1920.

6 – Assemblée politique nationale noire.

7 – Les « musulmans noirs ». Cette expression désigne les membres de la Nation de l’Islam ou d’autres groupes nationalistes noirs se réclamant de l’Islam. La Nation de l’Islam, fondée à Detroit en 1930, diffuse une idéologie réactionnaire mais accomplit un important travail social dans les quartiers noirs et dans les prisons.

8 – Rules Committee.

9 – Il s’agit ici du mouvement pour une marche sur Washington en 1941 [voir livre de Denby, note p. 170] et non de la marche sur Washington du mouvement des droits civiques en 1963 [voir livre de Denby, note p. 312].