Il faudrait être aveugle ou militant politique pour ne pas accepter la réalité. La France se transforme peu à peu en état policier. Pris séparément, les signes sont quasiment imperceptibles. Tout au moins, ils ne justifient pas une réaction forte de la population. Et c’est sans doute voulu. Mais mis bout à bout… Premier point, et non des moindres, la répression policière des manifestations. Déjà bien entamée pendant les manifestations contre la Loi travail, contre les soutiens sur la ZAD de Notre-Dame des Landes, elle explose littéralement lors des manifestations des gilets jaunes. Deuxième point, les lois liberticides. Elles s’enchaînent depuis des années. Troisième point, l’acceptation. Acceptation par la population. Un Etat ne peut glisser ainsi sans une acceptation de la population. Et si elle accepte, c’est sans doute qu’elle ne voit pas ce qui se passe ou qu’elle ne se sent pas concernée. Tant qu’on est du bon côté de la matraque…

Dire que la France se transforme dangereusement, ce n’est pas prendre parti ou faire preuve de militantisme. Car ceux qui sonnent l’alarme sont loin d’être une bande d’« anarcho-gauchistes », comme aiment à désigner leurs opposants les différents exécutifs qui se succèdent. Ce sont L’Europe et l’ONU qui condamnent la répression policière des mouvements sociaux en cours…

En février dernier, les députés européens ont voté une résolution par 438 voix pour, 78 contre et 87 abstentions, dénonçant « le recours à des interventions violentes et disproportionnées de la part des autorités publiques lors de protestations et de manifestations pacifiques ». Si la résolution ne visait un pays en particulier, la France était dans tous les esprits.

L’ONU par la voix d’experts indépendants auprès du Conseil des droits de l’homme a jugé pour sa part que « le droit de manifester en France a été restreint de manière disproportionnée lors des manifestations récentes des “gilets jaunes” et les autorités devraient repenser leurs politiques en matière de maintien de l’ordre pour garantir l’exercice des libertés ». Ils ont précisé ces dérives : « Les restrictions imposées aux droits ont également entraîné un nombre élevé d’interpellations et de gardes à vue, des fouilles et confiscations de matériel de manifestants, ainsi que des blessures graves causées par un usage disproportionné d’armes dites « non-létales » telles que les grenades et les lanceurs de balles de défense ou “flashballs” ». Reflets avait documenté dès le début du mouvement social le LBD 40 et son viseur holographique qui permet des tirs très précis. Le fabriquant du fusil avait même dû se fendre d’un communiqué de presse pour dédouaner son arme.

Le terrorisme a bon dos

C’est souvent sous couvert de lutte contre le terrorisme, un sujet qui fait évidemment consensus, que les lois liberticides sont adoptées. Elles sont ensuite utilisées pour poursuivre des militants politiques.

  • Les premiers textes fondateurs en matière de lutte anti-terrorisme sont votés en 1986 et 1996.
  • En 2001, la loi sur la sécurité quotidienne (LSQ) est votée sous la gauche. Elle rend passible de prison le fait de refuser un prélèvement ADN et étend la liste des infractions passibles d’une inscription au FNAEG au-delà de la seule délinquance sexuelle. Aujourd’hui, 3,48 millions de personnes y sont fichées.
  • En juillet 2001 apparaît officiellement le STIC qui est désormais truffé de fausses informations sur les Français. En 2013, la CNIL estimait que 40% des fiches contenaient des erreurs « déterminantes ». Au 1er novembre 2011, le fichier contenait des fiches sur 6,5 millions de mis en cause et 38 millions de victimes.
  • En juillet 2001, le sommet du G7 à Gènes est une illustration de la dérive policière en matière de maintien de l’ordre, de fichage, et de répression contre des opposants politiques. Un manifestant, Carlo Giuliani, âgé de 23 ans, est tué d’une balle dans la tête par un policier.
  • En août 2002, la loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure ou LOPSI est promulguée. Elle instaure la conservation des données liées à l’utilisation d’Internet par les citoyens.
  • En août 2002, la loi Perben I fait son apparition. Elle vise les enfants.
  • En mars 2003, c’est au tour de la loi pour la sécurité intérieure (LSI) de faire son apparition. Elle vise notamment les travailleurs du sexe, les gens du voyage, les squatteurs et élargit encore la constitution de fichiers de police.
  • En 2004, la loi Perben II. Cette loi fourre-tout augmente encore les pouvoirs de police et les fichiers mais épargne la délinquance en col blanc.
  • En juin 2004, ce sont les internautes qui sont cette fois visés avec la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN). Apparition de la notion de “motif légitime” pour ce qui a trait au hack.
  • Le 23 janvier 2006, arrive la loi relative à la lutte contre le terrorisme. Extension de l’accès aux fichiers, accès aux données de connexion sans accord d’un juge.
  • Août 2007 : loi sur les peines plancher.
  • En février 2008, la loi sur la rétention de sureté est promulguée. Elle permet de maintenir sous surveillance (bracelet électronique ou incarcération) une personne qui a purgé sa peine.
  • Mars 2008 : création du fichier CRISTINA pour le renseignement.
  • En juin 2009 il est interdit de porter une cagoule aux abords d’une manifestation.
  • Mars 2011, la LOPSI II. La perquisition à distance des ordinateurs, la censure du Web font leur apparition. Le croisement de certains fichiers est autorisé, décréter un couvre-feu pour les mineurs par les préfets devient possible.
  • En juillet 2015, la Loi renseignement instaure les fameuses « boîtes noires » chez les opérateurs pour faire remonter des « signaux faibles » de la masse de données scrutée sur le réseau Internet. L’usage de logiciels espions et d’IMSI-Catchers est facilité.
  • 14 novembre 2015 : François Hollande applique l’état d’urgence. Il prendra fin le 1er novembre 2017.
  • 30 octobre 2017 : la Loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme fait entrer dans le droit commun de nombreuses mesures réservées à l’état d’urgence.

Bon nombre de ces mesures avaient été annoncées comme temporaires. Elles sont devenues la norme…

Peu à peu, c’est une société orwellienne qui se met en place. Comme la grenouille placée dans l’eau froide qui ne se rend pas compte, qu’à force d’être chauffée l’eau finit par bouillir et la cuire, nous sommes plongés dans un projet de société visant à contrôler toute « dérive », toute sortie des clous imposés. Nicolas Sarkozy avait ouvert la voie en décrétant que toute personne était un délinquant en puissance (il voulait ficher les enfants dès la maternelle), ses successeurs ont poursuivi la route.

A quoi peut donc bien servir un état policier ? On peut retourner la question dans tous les sens, la réponse reste unique : à permettre à une tranche de la population de conserver le contrôle de la société. Ceux qui ont le pouvoir pensent ne pas le perdre parce qu’ils disposent du droit d’utiliser la violence légitime (celle de l’État).

Les violences invisibles

Pourquoi la population laisse-t-elle les dirigeants politiques qui ne sont finalement que dépositaires du droit de légiférer pour un temps donné, laisse-t-elle faire ?

Peut-être justement parce que ce changement de paradigme se fait petit à petit, doucement, subrepticement ?

Peut-être aussi et surtout, parce que tant que l’on est du bon côté de la matraque, c’est à dire que l’on ne risque pas de la prendre sur le coin de la figure, on ne songe pas à s’indigner. Le mouvement des gilets jaunes a eu cet effet : montrer à toute une frange de la population, manifestant pour la première fois, que la « violence légitime » de l’État peut faire très mal comme l’a démontré Davduf avec 672 signalements, 1 décès, 253 blessures à la tête, 23 éborgnés et 5 mains arrachées depuis le début du mouvement.

La répression du mouvement contre la Loi travail est passée sous le radar de ceux qui ne s’intéressaient pas à ce mouvement. Celle de Notre-Dame des Landes, sous celui de ceux qui ne se sentaient pas concernés par la ZAD. Celle qui s’abat sur les gilets jaunes passe sous le radars de ceux qui n’ont pas mis les pieds dans une manifestation.

Car il faut s’insérer dans tous ces mouvements pour pouvoir dire si oui ou non il y a une violence démesurée de la part de l’État. Le compte-rendu des chaînes de télévision, notamment les chaînes d’information en continu, est partiel et ne permet pas de se faire une idée précise. A titre d’exemple on retiendra le dernier sujet de polémique : des manifestants auraient crié « Arrêtez de nous regarder, suicidez-vous ! » à l’attention des forces de l’ordre samedi 20 avril place de la République. Propos dont se sont désolidarisés des figures des gilets jaunes. Si ces cris sont lamentables, ils passent sous silence les cris de la semaine précédente, sur la même place : « Ne vous suicidez-pas, rejoignez-nous ! »…

Le cercle de la violence est là, c’est une certitude et nous le dénonçons ici depuis le début du mouvement. En formant des nasses imperméables (comme samedi 20 avril encore à République), les forces de l’ordre, agissant sous les ordres de leur hiérarchie, donc de l’exécutif, font monter la tension comme dans une cocotte-minute. Il suffit alors qu’un manifestant lance un projectile en leur direction pour que les forces de l’ordre noient les manifestants sous des nuages de gaz lacrymogènes. Dès lors, une logique d’affrontement s’installe. Déséquilibré, certes, mais il est présent et finit souvent avec des tirs de LBD.

De toutes parts s’installe un dialogue impossible et souvent polarisé. Il y a ceux qui veulent que « l’ordre soit rétabli », les commerçants qui n’en peuvent plus de voir leur clientèle fuir les centre-villes ou leurs commerces dévastés. Ceux qui veulent que ça dégénère parce que sans cela « ils ne sont ni écoutés, ni entendus ». Ceux qui pensent que la violence policière est une réponse légitime à des désordres, ceux qui pensent qu’elle est disproportionnée…

Journalistes visés

Ceux qui peuvent rendre compte à peu près fidèlement et sans passion de ce qui se passe dans ces mouvements, sont les journalistes. Pas forcément les journalistes des télévisions. Pour une raison simple, leurs images sont moulinées et montées par des gens qui n’étaient pas présents sur les manifestations. Et comme chacun sait, on peut faire dire ce que l’on veut à des images. Non, ceux qui peuvent rendre compte, sont généralement des journalistes indépendants. Précaires de la profession, ils sont présents sur tous les mouvements sociaux. Or, signe des temps, ils deviennent peu à peu des cibles des forces de l’ordre. Considérés comme des empêcheurs de matraquer en rond, ils sont reconnus par les forces de l’ordre et empêchés de travailler.

Samedi 20 avril, un journaliste du Figaro a été molesté par les forces de l’ordre et plusieurs journalistes indépendants ont été purement et simplement arrêtés. Il s’agit de Gaspard Glanz de l’agence Taranis News et Alexis Kraland. Faire taire les témoins par un harcèlement policier est une vieille méthode éprouvée. Gaspard Glanz avait déjà subi la pression étatique lorsqu’il couvrait la jungle de Calais et avait été interdit de séjour dans la région.

Ces attaques contre des journalistes disent quelque chose de la santé de la démocratie en France : elle est malade.