Depuis maintenant plus de deux mois, les Gilets Jaunes débattent : sur des ronds-points, dans la rue et dans les assemblées locales. Mais Emmanuel Macron n’aime pas trop nos débats. On dit trop de choses, on parle trop fort et puis ça caille dehors. Il a donc lancé son petit débat à lui tout seul. Tout le monde dit que ça ne vaut rien, mais par curiosité on est quand même aller voir ce qui est proposé…

Avec le questionnaire du Grand Débat, tout passe sur un beau site internet, ambiance « start-up nation ». Des « fiches explicatives » sont proposées pour cadrer tout ça, mais c’est juste une répétition des discours habituels, du type « vous coutez trop cher à l’État et le climat c’est de votre faute ». Comme ce serait trop long et trop chiant à détailler, on s’est simplement concentré sur le questionnaire individuel qui permet d’exprimer ses revendications depuis son canapé.

Et là attention, c’est la grosse blague ! En termes de méthodologie, les critères de neutralité les plus simples ne sont absolument pas respectés. Pour la grande majorité des questions, les phrases sont mal formulées, les modalités de réponses complètement bidons…de façon à orienter grossièrement les réponses. Même les instituts de sondage n’osent pas aller si loin ! On a été obligé de sélectionner les pires exemples pour ne pas faire trop long, mais ça fait quand même 18 questions sur 30 au total.

Bon déjà, il faut dire que 30 questions, ça ne fait pas beaucoup pour répondre à une crise de cette ampleur. En fait c’est l’équivalent d’un questionnaire sur les parfums de yaourts, ça se remplit en 5 minutes. Sauf que là, on ne gagne rien à la fin. C’est réparti en 4 grands thèmes…attention les yeux   !

 

 

ÉCOLOGIE

Seulement 7 questions sur l’écologie, dont 5 sont inutilisables. Ça va être un peu court pour éviter le désastre planétaire, mais il faudra faire avec. Et ça commence très fort dès la première question, qu’on peut classer sans hésitation dans la catégorie « questions ridicules ».

Les questions ridicules

Pensez-vous que vos actions en faveur de l’environnement peuvent vous permettre de faire des économies ?

  • Oui
  • Non

Non mais c’est quoi cette question trop bizarre ?! En quoi ça concerne l’action de l’État ?! En gros, on essaye de nous faire comprendre que le bio ça coûte cher, mais si t’appuies pas trop fort sur la chasse d’eau tu gagnes quelques centimes ? La seconde question proposée est à peine mieux…

Diriez-vous que vous connaissez les aides et dispositifs qui sont aujourd’hui proposés par l’État, les collectivités, les entreprises et les associations pour l’isolation et le chauffage des logements, et pour les déplacements ?

  • oui
  • non

C’est un cours d’éducation civique en fait ? Ça sert à évaluer la communication du gouvernement ? Quand est-ce qu’on parle des pesticides et de la qualité de l’air ? La suite n’est pas mieux, mais on change de catégorie…

Les réponses à choix multiples très orientés

La question suivante commence très mal, puisqu’on nous demande à quoi doivent servir les taxes, sans qu’on puisse dire qu’il y en a trop ou qu’elles sont mal réparties. Mais ce n’est pas le seul problème…

À quoi les recettes liées aux taxes sur le diesel et l’essence doivent-elles avant tout servir ?

  • À baisser d’autres impôts comme par exemple l’impôt sur le revenu ?
  • À financer des investissements en faveur du climat ?
  • À financer des aides pour accompagner les Français dans la transition écologique ?

Oh la manipulation statistique ! La technique est très simple à comprendre : si vous mettez deux choix possibles très proches l’un de l’autre, ça va diviser les réponses et favoriser le troisième choix. Ici, deux réponses possibles sur l’écologie, donc forcément il y a aura un score plus important pour l’autre réponse, puisqu’il n’y a qu’une réponse possible ! Donc ça voudrait dire qu’il faut taxer l’essence pour faire baisser l’impôt…complètement absurde ! Enfin pas tant que ça, puisque les riches ne payent pas plus de taxes sur l’essence, contrairement à l’impôt sur le revenu.

Selon vous, la transition écologique doit être avant tout financée :

  • Par le budget général de l’État
  • Par la fiscalité écologique
  • Les deux
  • Je ne sais pas

Tiens donc, pourquoi on a un « je ne sais pas » tout d’un coup ? Ça va tout embrouiller ! Et puis la « fiscalité écologique » c’est beaucoup trop vague, ça peut concerner à la fois les entreprises et les particuliers. Pourquoi il n’y a pas une réponse « par les entreprises » et une autre « par les particuliers » ? Pourquoi on ne peut pas dire que les entreprises doivent payer ?!

Et qui doit être en priorité concerné par le financement de la transition écologique ? Plusieurs réponses possibles

  • Les entreprises
  • Les administrations
  • Les particuliers
  • Tout le monde

Là, il y a bien les entreprises ! Ah oui, sauf que la dernière réponse c’est « tout le monde ». Règle de base du questionnaire : il faut à tout prix éviter ce genre de choix, parce que tout le monde est incité à choisir « tout le monde », forcément ! Ça s’appelle l’« effet-centre ». Là encore, pour cette question, ça permet de diluer la responsabilité des entreprises…

Les questions ET les choix très orientés

Donc là c’est le combo de l’erreur statistique. Le type de questions vraiment pourries dont se sert le prof pour montrer aux étudiant·es de première année ce qu’il ne faut absolument pas faire…

Que faudrait-il faire pour protéger la biodiversité et le climat tout en maintenant des activités agricoles et industrielles compétitives par rapport à leurs concurrents étrangers, notamment européens ?

  • Cofinancer un plan d’investissement pour changer les modes de production
  • Modifier les accords commerciaux
  • Taxer les produits importés qui dégradent l’environnement

Déjà faut lire trois fois pour comprendre…c’est beaucoup trop long ! Alors que les questions sont censées rester neutres, plus des deux tiers de la phrase servent à bien dire aux gens : « attention, ne répondez pas quelque chose de pas sympa pour les entreprises ! » Sur les choix possibles, c’est n’importe quoi, on nous propose seulement des taxes, accords commerciaux ou investissements, pour protéger la biodiversité ! Si tu voulais sauver la rainette des bois, retourne sur ta ZAD…

FISCALITÉ

Seulement 4 questions sur la fiscalité, toutes problématiques, alors que c’est le point de départ du mouvement. On ne va quand même pas parler de la TVA sur les produits de première nécessité, ou de l’ISF…c’est bon pour les ronds-points ça. Non, on va plutôt vous rappeler que vous coûtez trop cher, bande de fainéants.

Les questions ET choix très orientés

Afin de réduire le déficit public de la France qui dépense plus qu’elle ne gagne, pensez-vous qu’il faut avant tout :

  • Réduire la dépense publique
  • Augmenter les impôts
  • Faire les deux en même temps
  • Je ne sais pas

Première chose basique : ne jamais commencer par une affirmation. Et si j’ai pas envie de réduire le déficit public, ou si je trouve ça pas important ? Ensuite, au cas où vous n’auriez pas compris, on vous met une précision très orientée : « la France qui dépense plus qu’elle ne gagne ». Et pour que ce soit vraiment n’importe quoi, on reproduit l’erreur grossière de l’« effet-centre » avec un « les deux en mêmes temps » très macronien. Si tu penses que « la France » devrait récupérer les sous de la fraude fiscale plutôt qu’augmenter les taxes et massacrer les services publics, passe ton tour !

Afin de baisser les impôts et réduire la dette, quelles dépenses publiques faut-il réduire en priorité ?

  • Les dépenses de l’État
  • Les dépenses sociales
  • Les dépenses des collectivités territoriales
  • Je ne sais pas

On reprend la même technique ! Avec une question qui commence par une affirmation, un truc qu’on entend déjà à longueur de journée sur les plateaux TV. Et des choix possibles qui évacuent complètement les riches, les entreprises, ou les crédits d’impôts comme le CICE, pourtant largement décriés par les Gilets Jaunes.

Parmi les dépenses de l’État et des collectivités territoriales, dans quels domaines faut-il faire avant tout des économies ? Plusieurs réponses possibles

  • L’éducation et la recherche
  • La défense
  • La sécurité
  • Les transports
  • L’environnement
  • La politique du logement

Et ça continue ! Il faut faire des économies qu’on vous dit, la France est un pays très pauvre, il n’y a plus d’argent…

Une question ridicule ET orientée

Seriez-vous prêt à payer un impôt pour encourager des comportements bénéfiques à la collectivité comme la fiscalité écologique ou la fiscalité sur le tabac ou l’alcool ?

  • Oui
  • Non

Mais ça sert à rien de poser la question, on paye déjà des impôts énormes sur l’essence, le tabac et l’alcool ! Et ça nous regarde si on veut se bourrer la gueule ou fumer des clopes ! Par contre, on aimerait bien une taxe sur la lacrymo, ça ce serait « bénéfique à la collectivité ».

DÉMOCRATIE

Seulement sept questions cette fois, la plupart proposant seulement des réponses oui/non. On dirait qu’on s’en fout un peu de la démocratie dans le Grand Débat !

Question périmée

Pensez-vous qu’il serait souhaitable de réduire le nombre de parlementaires (députés + sénateurs = 925) ?

  • Oui
  • Non

Non mais c’est déjà décidé ça ! Le projet de loi a été détaillé en avril 2018 ! Ça sert à quoi de poser la question ? A part faire la publicité des mesures gouvernementales, aucun intérêt.

Question ridicule

Faut-il rendre le vote obligatoire ?

  • Oui
  • Non

Non mais on n’a jamais parlé de ça ! Pas une pancarte « vote obligatoire » dans les manifs et absolument rien sur ce point dans les revendications locales. Les Gilets Jaunes parlent de reprendre leurs vies en main et lui il propose le vote obligatoire. Cherchez l’erreur.

Question ridicule et choix très orientés

Diriez-vous que l’application de la laïcité en France est aujourd’hui :

  • Satisfaisante
  • À améliorer
  • À modifier profondément

Mais personne n’a parlé de laïcité sur les ronds-points ! Ça fait 10 ans que les politiques et les médias détournent l’attention avec ça ! Et ici encore, il y a une énorme erreur sur l’« effet-centre », avec une la tentation forte de répondre « à améliorer », donc le programme de Macron. Dans toutes les enquêtes à peu près sérieuses, on met toujours 4 choix pour éviter ça, du genre : « très bon / assez bon / assez mauvais / très mauvais ». Sans aucun doute, ce questionnaire est « très mauvais ».

ORGANISATION DE L’ÉTAT

Encore un petit effort, c’est presque fini ! Vous vous souvenez avoir parlé de l’organisation de l’état en enfilant votre gilet ? Non ?! C’est pas grave, on a quand même douze questions à vous poser. C’est le thème dont les Gilets Jaunes ont le moins parlé, mais celui qui prend le plus de place.

La question-insulte

Savez-vous quels sont les différents échelons administratifs (État, collectivités territoriales comme la région, la commune, opérateurs comme par exemple Pole Emploi ou la CAF) qui gèrent les différents services publics dans votre territoire ?

  • Oui
  • Non

C’est un QCM d’éducation civique ? Il y a une note à la fin ? Non mais arrêter de prendre les gens pour des enfants ! Et on a beau chercher, on se demande se qu’ils pourront trouver d’intéressant dans l’analyse des réponses…

Questions inutiles

Lorsqu’un déplacement est nécessaire pour effectuer une démarche administrative, quelle distance pouvez-vous parcourir sans difficulté ?

  • jusqu’à 5 kms
  • jusqu’à 10 kms
  • jusqu’à 15 kms
  • jusqu’à 20 kms
  • plus de 20 kms

Non mais ça dépend de la démarche administrative et puis ça dépend du mode de transport. Et puis nos problèmes de déplacement, c’est pour aller au boulot, pour faire nos études, pour garder les enfants, pour aller en vacances…c’est ça les trucs dont on n’arrête pas de parler !

Dernier commentaire, parce que ça commence à devenir énervant. Et comme on était déjà bien énervé avant, on risque de péter une pile. Le questionnaire se termine par une série de questions sur des trucs…qui sont déjà en place, ou qui sont en cours d’application. Des trucs tellement consensuels que ça n’aurait aucun sens de répondre négativement.

Que pensez-vous du regroupement dans un même lieu de plusieurs services publics (Maisons de services au public) ?

  • Bonne chose
  • Mauvaise chose
    Que pensez-vous des services publics itinérants (bus de services publics) ?
  • Bonne chose
  • Mauvaise chose
    Que pensez-vous du service public sur prise de rendez-vous ?
  • Bonne chose
  • Mauvaise chose
    Que pensez-vous des agents publics polyvalents susceptibles de vous accompagner dans l’accomplissement de plusieurs démarches quelle que soit l’administration concernée ?
  • Bonne chose
  • Mauvaise chose

Les questions que nous on peut se poser…

Toute l’organisation de ce débat est une véritable incitation au boycott. Pareil avec la tournée des salles des fêtes remplies de Maires, puisque ce sont les préfets qui ont validé les listes d’invités, alors qu’ils sont sous l’autorité directe du chef de l’État. Ce sont aussi les préfets qui devront nommer un « référent » dans chaque département pour l’organisation des débats locaux. Ces « référents » seront chargés de distribuer des « kits méthodologiques » dont les premières analyses montrent déjà qu’ils sont bourrés de fake news.

Finalement, quand le foutage de gueule et les tentatives de manipulation atteignent des niveaux aussi élevés, le simple fait de boycotter semble un peu léger. On serait plutôt tentés de passer la vitesse supérieure et de franchement perturber tout ça. La page internet du « Grand débat » précise d’ailleurs que « Des stands de proximité seront installés dans des lieux de passages du quotidien. Ils permettront à ceux qui le souhaitent de donner leur avis sur les thématiques mises au débat ». Des « conférences citoyennes » seront également organisées, à partir du 1er mars. À vos Gilets !

Et surtout, n’oublions pas que les vrais débats et les pratiques démocratiques qui ont réellement du sens, c’est bien dans nos assemblées, sur nos ronds-points et dans nos manifestations qu’elles s’expriment. Les assemblées se multiplient actuellement et c’est en y prenant part que l’on peut se réapproprier les pouvoirs à l’échelle locale, là où ça fait sens pour notre quotidien, là où les rencontres deviennent une force.

 

 

P.-S.

PS : Ce texte n’a pas vocation à dire qu’il y a des mauvais sondages et des bons,

qu’il suffirait de faire ça correctement pour que ça marche.

Les sondages de ce type sont problématiques en eux-mêmes.

Ils fabriquent une opinion publique plutôt qu’ils ne la recueillent, comme le sous-entend la fameuse sentence de Bourdieu : « l’opinion publique n’existe pas ».

Il s’agit plutôt de chercher pourquoi des experts gouvernementaux magouillent grossièrement des techniques qu’ils connaissent pourtant très bien, pourquoi ils ne posent pas les questions selon des règles qu’on peut apprendre en première année de fac de sociologie.

Une réponse possible serait de dire que ce questionnaire pose des questions dont le gouvernement a déjà les réponses, alors que les GJ veulent des réponses aux questions que le gouvernement ne veut pas poser, ou plutôt poser des questions eux-mêmes et y répondre par eux-mêmes, dans les assemblées locales.