[Extrait d’UN AUTRE CALENDRIER, CELUI DE LA RÉSISTANCE]

DECEMBRE : DISTRITO FEDERAL, LA DOUZIEME ETAPE
(A l’arrière-plan : Mexico DF, le décembre d’Acteal ou le pourquoi du Pays basque)

Les nuages de poussière recouvrent toujours cette ville et ses chantiers. Des chantiers qui, on le pressent, visent à élever une nouvelle ville pour les puissants, une ville qui soumette les autres villes.

Pour s’en assurer, López Obrador a importé du Nord turbulent et brutal le Plan de tolérance zéro (avec qui débarquent, en prime, le Robot Cop Giuliani et sa garde prétorienne). Ce plan s’appuie à l’origine sur un article des criminologistes G.I. Kelling et J.Q. Wilson, Vitres brisées, datant de 1982. Les auteurs y prétendent que certaines situations favoriseraient l’éclosion et l’exécution d’actes criminels : « Imaginons un terrain vague où poussent les mauvaises herbes ; quelqu’un casse des vitres ; les adultes ne prennent plus la peine de rabrouer les enfants qui font trop de bruit ; ces derniers, encouragés de la sorte dans leurs activités, se font rebelles ; les familles désertent les lieux, les détritus s’accumulent, les gens se mettent à boire devant les magasins ; un ivrogne écroulé sur le trottoir peut très bien rester là jusqu’à ce qu’il reprenne ses esprits ; les mendiants agressent verbalement les passants et là où il y a des mendiants, demain c’est le tour des voleurs puis des assassins. »

Vous saisissez la logique de la chose ? En suivant ce raisonnement impeccable, la police ne poursuit plus la délinquance, elle s’acharne sur les mendiants et les jeunes qui pourraient devenir des mendiants et des ivrognes, qui se convertiront à leur tour en voleurs et en assassins. Toute ressemblance avec la guerre préventive de Bush-Blair-Aznar qui vous viendrait à l’esprit n’est due qu’à votre esprit tordu : nous sommes dans la ville de l’espoir, voyons ! Même si, avec un tel plan, les libertés individuelles en sont réduites à une peau de chagrin, la pensée conservatrice se voit renforcée et toute solidarité entre les habitants qui ne passerait pas par le ministère public relève du crime organisé.

Il ne s’agit de rien d’autre que d’élever un cordon de sécurité autour de la ville du Pouvoir. Pour remplir ses objectifs, une telle barrière préventive devra exclure ou enfermer les pauvres, c’est-à-dire ceux qui font vivre et marcher une ville.

À côté de cela, López Obrador travaille à une construction d’un autre genre : celle d’un accord avec les grandes capitales de l’industrie et du commerce. En échange de leurs faveurs, le chef du gouvernement offre une ville sous contrôle social et policier ainsi que l’infrastructure nécessaire à l’édification d’une nouvelle métropole, où les riches ne seront pas les premiers habitants, mais les seuls.

Voilà comment on procède : d’abord, on déclare qu’il faut stopper la construction de logements dans les arrondissements périphériques du DF ; ensuite, on affirme qu’il est indispensable de repeupler les quartiers du centre et, dans la foulée, on crée l’Office du centre historique, placé sous la direction de Carlos Slim Helú. Trois méga-projets sont aussitôt mis en route : le couloir historique (la Rue de la Réforme), le projet Alameda et le projet Centre historique. Finalement, on annonce que Carlos Slim achète des terrains et des vieux immeubles dans tout ce secteur. En conséquence, la construction de logements populaires s’arrêtera, sous prétexte que toute croissance vers la périphérie est devenue impossible. Dans le même temps, trois arrondissements serviront de modèles de cette future ville globale. Les niveaux des revenus, des services d’éducation et de communication, des services médicaux et, évidemment, de sécurité urbaine y seront très différents de ceux des autres arrondissements.

Carlos Slim Helú, l’homme le plus riche du Mexique et de l’Amérique latine, est non pas derrière mais à la tête de toute cette histoire. Dans une sorte de biographie non autorisée, Carlos Slim. Portrait inédit, éd. Océano, un journaliste, José Martínez Mendoza, auteur, avant cela, d’un portrait de Carlos Hank González, établit le profil de M. Slim. Ce dernier se targue d’être un self made man et, en effet, il a mis beaucoup de soin à cultiver l’image d’un homme qui a commencé tout en bas de l’échelle. Mais il se réfère sans doute au rez-de-chaussée de sa vaste demeure, parce qu’il est entré dans la liste des multimillionnaires après avoir acheté Telmex, la compagnie de téléphone mexicaine, pour la modique somme de 400 millions de dollars, sa valeur réelle ayant été estimée à 12 000 millions de dollars. Qui la lui a vendue ? Carlos Salinas de Gortari. Depuis 1984, date à laquelle il a fondé avec quelques associés Libre Empresa S.A. (LESA), qui allait acquérir plusieurs entreprises de l’État, Slim s’est consacré à travailler son amitié avec les hommes politiques. Il n’a d’ailleurs pas limité son cercle d’amitiés au PRI, il l’a élargi à des membres du PAN et du PRD, à des intellectuels et à des artistes, ainsi qu’à des directeurs de médias.

Un déclic s’est vite produit entre Slim et López Obrador, ce genre de déclic qui n’a pas souvent lieu entre politiciens et entrepreneurs. Ces deux-là ont en commun le même type d’intelligence et de pragmatisme, mais ils savent que ce qui les lie n’a rien à voir avec de l’amitié. Ils sont voisins à Cuicuilco, ils partagent des intérêts communs, ils s’échangent des faveurs et, en bons commerçants, ils feignent la cordialité tandis qu’ils révisent méticuleusement leurs comptes et qu’après chaque réunion, ils fouillent leurs poches pour s’assurer qu’il ne manque rien.

Nombreux sont les intellectuels et les hommes politiques qui tirent une certaine fierté de posséder l’amitié de Carlos Slim Helú. Certains vont jusqu’à se vanter de conseiller l’homme le plus puissant d’Amérique latine. Mais M. Slim n’a ni conseillers ni amis, il n’a que des employés. C’est juste que certains d’entre eux ne le savent pas.

L’un d’entre eux n’est autre que M. Felipe González Márquez, ex-président du gouvernement espagnol, aujourd’hui aide de camp des grands capitaux européens. M. González effectue de fréquents voyages au Mexique pour partager avec son ami Slim son goût pour la bonne table, les bonsaïs, la photographie et le billard. Notons cependant que quelques années auparavant, en 1995, c’est par l’intermédiaire de Slim Helú que Felipe González, alors président du gouvernement espagnol, allait faire ami-ami avec quelqu’un d’autre : Ernesto Zedillo Ponce de León. Avant de remonter jusque-là, jetons un œil au passé immédiat.

En septembre 2002, plusieurs heures avant que la sentence sur la contre-réforme indigène rendue par la Cour suprême de justice mexicaine ne soit rendue publique, l’EZLN (l’Armée zapatiste de libération nationale) savait déjà quelle serait sa décision et ce qu’elle signifiait : les trois pouvoirs de l’Union [le Mexique] avaient fait cause commune pour décréter la rupture définitive de la voie du dialogue et des négociations en vue d’une solution réelle au soulèvement zapatiste.

Nous avons donc commencé à travailler sur l’une des options que nous avions envisagées dès fin 2001 : tenter au niveau international ce qui avait échoué au niveau national. L’EZLN prévoyait donc d’envoyer des délégués en Europe dans le but d’en appeler aux organismes internationaux et d’essayer d’obtenir, soutenus par ceux qui sympathisent avec la cause indigène au Mexique et dans le monde entier, la reconnaissance des droits et de la culture indigènes. Ce devait être une marche semblable à celle réalisée en 2001, avec une différence fondamentale : tandis que lors de la mobilisation de 2001, l’EZLN s’en était tenue exclusivement à la question indigène, au cours de cette marche internationale cette question serait reliée aux luttes actuelles dans le monde, en particulier à celles qui concernent la reconnaissance de la différence, de la résistance et de la rébellion, et tout spécialement avec l’opposition aux préparatifs guerriers qui s’annonçaient déjà contre l’Irak.

Nous pensions que l’Europe était un terrain où le bellicisme international pouvait être contrecarré en enrayant sa logique et que cette opposition pourrait se propager dans le reste du monde. Nous ne pensions évidemment pas être en mesure de provoquer un tel mouvement international, mais être capables de contribuer aux côtés d’autres forces qui agissaient déjà au sein de l’Europe sociale à faire que quelque chose se mette en marche. C’était l’occasion de participer plus directement à la construction d’un monde où ait leur place tous les mondes. Bref, il ne s’agissait pas pour nous d’aller en Europe comme des enfants sages, mais de faire entendre notre parole de rébellion. Bien entendu, le problème était comment et quand y aller. Nous en étions là de nos réflexions quand, le 2 novembre 2002, le jour de la Fête des morts, quelqu’un a pris contact avec le commandement général par le truchement d’un particulier.

En accord avec ce qui a été convenu, nous ne pouvons pas révéler grand-chose sur cette personne, si ce n’est qu’elle fut très proche des cercles du pouvoir politique et économique entre 1993 et 1996. Outre quelques conditions concernant la discrétion et le secret à donner à cette prise de contact, cette personne disait, grosso modo, qu’elle possédait des informations qui pourraient être utiles à l’EZLN. Puis poursuivait (et là, je cite textuellement) : « Si cela vous intéresse, faites-le moi savoir. Il s’agit d’Acteal. » Ce n’était pas la première fois que des dissidents du gouvernement nous faisaient parvenir des informations, parfois vraies, parfois fausses, aussi avons-nous fait savoir à cette personne qu’elle pouvait nous envoyer ce qu’elle savait. Voilà ce qu’elle nous a révélé :

Dans les mois qui ont suivi le mois de février 1995, après qu’eut échoué la trahison de Zedillo à l’encontre de l’EZLN, tout comme avait échoué l’offensive militaire qui l’accompagnait, et après le flop du show de l’arrestation de Raúl Salinas de Gortari, les généraux Renán Castillo (chef militaire et gouverneur de facto au Chiapas) et Cervantes Aguirre (ministre de la Défense nationale) insistaient sur la nécessité d’activer des groupes paramilitaires pour qu’ils s’affrontent aux zapatistes (Renán Castillo avait effectué sa formation avec des officiers nord-américains et Cervantes Aguirre filait le grand amour avec son homologue américain, de sorte que cette tactique, qu’ils avaient dénommé Colombia, avait le feu vert du State Department américain).

Zedillo, cependant, ne parvenait pas à se décider. Toujours en 1995, un membre éminent du gouvernement espagnol entre en scène. « Un intime du président, affirme la personne qui nous a informés, [qui] a participé à des réunions qui n’étaient pas strictement sociales, mais dans lesquelles on touchait à des affaires d’État. »

Au cours de l’une de ces réunions, Zedillo évoqua les zapatistes et les difficultés qu’il y avait à en finir avec eux car l’opinion publique était de leur côté. Le personnage en question du gouvernement espagnol répondit alors que l’idéal était de détruire la légitimité des zapatistes, puis de frapper. Zedillo rappela à cette personne le coup du 9 février et ses conséquences. L’Espagnol précisa qu’il ne se référait pas à cela, mais au fait que, puisque les zapatistes se battaient pour les indigènes, il fallait faire en sorte qu’ils se battent contre les indigènes. « En Espagne, dit-il en évoquant ce pays, nous avons créé plusieurs groupes pour contrecarrer l’indépendantisme basque. » Zedillo rétorqua qu’il connaissait l’existence des GAL (Groupes antiterroristes de libération) et l’enquête en cours visant à dégager le gouvernement de toutes responsabilités dans l’enlèvement et l’assassinat d’étarras. L’Espagnol, loin de s’affliger, déclara que tuer et séquestrer des assassins n’était pas un crime, mais un service que l’on rend à la société. Il ajouta que les GAL ne s’en tenaient pas là, qu’ils réalisaient aussi des attentats que l’on attribuait ensuite à ETA. Zedillo demanda si le roi était au courant. À quoi l’Espagnol répondit : « Le roi sait ce qui est bon pour lui et feint d’ignorer ce qui ne l’est pas. » Puis il ajouta qu’il n’y avait pas à s’en faire, qu’on avait droit à quelques jours de scandale tout au plus, et que personne n’allait chercher plus loin quand ce sont des terroristes qui meurent, et que la raison d’État implique de prendre parfois de graves décisions.

Zedillo signala que ce genre de choses ne servait à rien ici, parce que les zapatistes ne sont pas des terroristes. « Faites-en des terroristes », dit l’Espagnol, avant d’ajouter : « Ce qu’il faut, c’est créer un groupe armé d’indigènes et faire qu’il s’affronte aux zapatistes. Ils se battent, il y a des morts, l’armée vient rétablir l’ordre et tout est réglé ! » Et de continuer : « Nous pourrions vous donner un coup de main et vous donnant quelques conseils, en apportant notre expérience, voyez-vous. Évidemment, en échange, nous attendons la coopération de votre gouvernement, par exemple l’extradition d’étarras qui vivent dans votre pays. » Zedillo répliqua que rien ne prouvait qu’il s’agisse de membre de ETA. « Cela ne pose aucun problème, répondit l’autre, nous nous chargerons de faire en sorte qu’ils le soient. » Ce dernier poursuivit en annonçant que son gouvernement pourrait également prêter main-forte au gouvernement mexicain dans ses négociations commerciales avec l’Europe, et finit son raisonnement par cette phrase : « Hombre, Ernesto, s’il y a bien une chose que les Espagnols savent faire, c’est exterminer les indigènes. »

Là s’achève l’information qui nous a été fournie. On déduit facilement le reste : Zedillo ordonne la mise en place de groupes paramilitaires, le gouvernement espagnol apporte ses conseils et le gouvernement mexicain augmente l’extradition de prétendus étarras.

Le 22 décembre 1997, un groupe paramilitaire part s’affronter aux zapatistes. Ceux-ci se replient pour éviter tout heurt entre indigènes et préviennent les non-zapatistes de la menace qui approche. À Acteal, une communauté, Las Abejas, reste sur place. Ce sont des gens désarmés, confiants que leur neutralité leur garantit que rien ne leur arrivera. La boucherie commence et se termine tandis que policiers et militaires attendent patiemment leur tour de venir « rétablir l’ordre » dans cet « affrontement » entre indigènes. La vérité est découverte presque immédiatement, grâce aux médias. La nouvelle fait le tour du monde et choque tout être humain noble. Dans la résidence présidentielle de Los Pinos, Zedillo ne peut que répéter : « Pourquoi des enfants et des femmes ? »

Le sang versé à Acteal encore frais, Felipe González, lors d’une interview concédée au journaliste mexicain Luis Hernández Navarro (La Jornada du 10 mars 1998), commentait de la sorte le massacre : « Ce genre de choses cause toujours une terrible émotion. Nous vivons à l’heure d’une globalisation médiatique qui provoque un fort impact. Le Mexique doit à sa grandeur le fait qu’un tel événement soit une nouvelle explosive et inquiétante. Des situations bien plus graves ayant lieu sous d’autres latitudes ne font pas la une des journaux, ou ne parviennent pas à franchir ces barrières de la communication. » Le problème ne serait donc dû qu’à l’exagération des médias.

Était-ce Felipe González Márquez, cette certaine personne qui a parlé des GAL, des paramilitaires et de l’extradition de Basques avec Zedillo ? Était-ce quelqu’un de son gouvernement ? Évoquons quelques épisodes arrachés aux pages de calendriers passés :

1995 : en Espagne, le tribunal des contentieux autorise le gouvernement de Felipe González à ne pas fournir de documents liés aux Groupes antiterroristes de libération. Créés le 6 juillet 1983, les GAL sont responsables d’au moins 40 attentats ayant fait 28 morts, commis entre 1983 et 1987. En octobre 1995, Ernesto Zedillo se réuni en privé avec Felipe González à Bariloche, en Argentine, à l’occasion du cinquième Sommet d’Amérique latine.

Janvier 1996 : les personnes inculpées de la guerre sale contre ETA clament haut et fort que toute l’affaire des GAL n’est qu’une conspiration pour « renverser » le président en fonction, Felipe González. Le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) maintient sur la liste de ses candidats aux élections législatives José Barrionuevo, alors inculpé d’activités terroristes aux côtés de Rafael Vera, ex-secrétaire à la Sécurité de l’État. Ernesto Zedillo Ponce de León effectue sa première visite officielle en Espagne.

Février 1995 : arrestation de Jaime Iribarren, député de Herri Batasuna, accusé d’avoir mis le feu à une pelle mécanique. Jon Idígoras, dirigeant de Batasuna, est lui aussi arrêté, sur ordre du juge Baltasar Garzón, qui l’accuse d’appartenir à l’organisation Euskadi Ta Askatasuna (ETA). Entre autres antécédents « criminels » à son actif, Idígoras est accusé d’avoir entonné un chant nationaliste basque lors d’une visite du roi Juan Carlos à Guernica, en 1981. Au même moment, une vidéo circule montrant des membres de ETA proposant l’ouverture de négociations à l’État espagnol. Felipe González ne fait aucun cas des sondages accordant un net avantage sur le PSOE au parti populaire (PP). En mars, le PSOE de González perd les élections face au PP de Aznar. Le chanteur espagnol Raphael manifeste de la sorte tous les espoirs qu’il place en Aznar : « Je suis persuadé qu’il saura faire justice à la mémoire de Franco. »

Juillet 1996 : la justice espagnole condamne à 122 ans de prison José Koldo Martin Carmona, déporté au Mexique en novembre 1995. Koldo fut accusé d’avoir perpétré, aux côtés de Lourdes Churruca, trois attentats qui ne firent aucune victime. Au même moment, trois jeunes Basques étaient jugés pour l’incendie d’un fourgon de la police. Les peines demandées par le procureur allaient de 111 à 592 ans de prison.

Cette année-là, le livre Roldán-Paesa, la connexion suisse, du journaliste Juan Gasparini, paraît en librairie. Certains aspects de la corruption interne du gouvernement de Felipe González y sont révélés, en particulier en ce qui concerne Luís Roldán, ex-directeur de la Guardia Civil. Au nombre des entreprises corruptrices, on trouvait l’entreprise Siemens. Un des avocats de cette compagnie, Ulrich Kohli, non content d’avoir vendu des mines antipersonnel à Saddam Hussein, a blanchi de l’argent au bénéfice de la famille Gortari. Felipe González monte aux créneaux pour défendre son ami Carlos Salinas de Gortari et fait l’éloge de sa politique.

1998 : José Barrionuevo et Rafael Vera, liés au GAL, sont condamnés à 10 ans de prison. Durant leur procès, Felipe González, cité comme témoin, invoque en plusieurs occasions la raison d’État pour justifier le fait d’avoir à prendre de graves décisions dans certaines circonstances.

En mars 1999, la photo illustrant un article de Pedro Valtierra dans le quotidien La Jornada montre Zedillo serrant la main à Felipe González, sous le regard complaisant de l’ex-premier ministre israélien Shimon Peres.

En octobre 2000, Zedillo dîne avec Felipe González dans un restaurant de luxe du quartier Polanco, à Mexico.

Le 25 octobre 2001, le journaliste Raúl Trejo Delarbre, dans l’émission « Société et pouvoir », signale que PRISA (espagnole) et Televisa (mexicaine) formaliseront l’entrée de capitaux espagnols dans le secteur de la radio mexicaine. Invités : le président Fox et les PDG de Televisa et de PRISA, ainsi que Carlos Slim Helú, Felipe González et Lino Korrodi. On a ainsi violé l’article 31, alinéa VI, de la loi fédérale. Y assistait également Juan Luis Cebrián, auteur d’un livre sur Felipe González, El futuro ya no es lo que era (Le futur n’est plus ce qu’il était), et conseiller délégué de PRISA.

En février 2000, Zedillo effectue sa seconde visite officielle en Espagne. Lors du dîner officiel avec Aznar, Zedillo évoque sa rencontre avec le président du gouvernement espagnol d’alors, fin 1994, et remercie l’aide apportée par l’Espagne dans les négociations de l’Accord de libre-échange entre le Mexique et l’Union européenne. Le roi et Aznar remercient Zedillo de la « collaboration » mexicaine à l’extradition d’étarras présumés.

Durant le sexennat d’Ernesto Zedillo, de 1994 à 2000, plusieurs citoyens basques furent déportés en Espagne, accusés d’appartenance à ETA. Des témoignages recueillis par Amnistie internationale montrent qu’ils ont été torturés.

En décembre 2002, le juge Baltazar Garzón prend la défense du roi, de Felipe González et de José María Aznar, qu’il dépeint pratiquement comme des « grands hommes de la démocratie ».

En février 2003, Aznar effectue un voyage au Mexique pour y rencontrer Vicente Fox. Les médias laissent entendre que la véritable raison de cette visite est que le président espagnol veut convaincre son homologue mexicain de soutenir la guerre avec l’Irak. La vérité est ailleurs : Aznar vient au Mexique pour convaincre Fox d’empêcher les zapatistes de se rendre en Espagne.

(Les informations précédentes sont tirées d’articles des journalistes Pedro Miguel, Luis Javier Garrido, Marcos Roitman, Kyra Nuñez, Jaime Avilés, Armando G. Tejeda, Rosa Elvira Vargas et Lui Hernández Navarro, parus au journal mexicain La Jornada, années 1996-2003. Agences AFP, Ansa, Efe, Reuters, Ips et Ap)

À la lumière de ces informations, l’EZLN a décidé que le voyage en Europe qu’elle envisage devrait commencer par l’État espagnol et aborder le problème du Pays basque. Elle pensait ainsi poser les questions que l’on ne peut manquer de se poser et cerner les responsabilités du gouvernement espagnol.

Voilà la réponse à la question que beaucoup de gens se posaient : « Pourquoi l’EZLN se mêle-t-elle du problème du Pays basque ? » C’est le gouvernement espagnol qui a mêlé le problème basque à la lutte indigène au Mexique, pas nous.

Les zapatistes considèrent donc qu’il est de leur devoir d’aller en Espagne pour démontrer au roi, à Felipe González, à José María Aznar et à Baltazar Garzón qu’ils mentent quand ils déclarent : « S’il y a bien une chose que les Espagnols savent faire, c’est exterminer les indigènes ». La preuve, c’est que nous sommes encore en vie, en résistance et en rébellion.

Nous, nous ne pouvions pas provoquer un massacre en Espagne. Mais un débat, si. Nous avons donc eu l’idée de cette Occasion donnée à la parole (Una oportunidad a la palabra). Il y avait aussi le fait que la question basque est tabou au sein des forces progressistes et qu’elle ne pouvait être évoquée que pour condamner le terrorisme d’ETA, en prenant bien soin d’oublier deux choses : un, le terrorisme d’État ; et deux, qu’ETA n’est pas la seule force qui lutte pour la souveraineté d’Euskal Herria.

Nous n’ignorions pas que toucher au problème basque risquait de faire des remous, mais nous pensions qu’il était de notre devoir de le faire. De plus, les zapatistes ont d’autres questions qui attendent une réponse. Le 17 novembre 2002, dans la présentation de la revue Rebeldía, nous parlions déjà du devoir et avertissions du sens que prenait notre parole. Quelques jours plus tard, nous avons lancé une provocation dont l’objectif principal était Felipe González. Nous n’avons pas réussi à le provoquer, lui, mais c’est le juge Baltazar Garzón, son ego meurtri, qui est tombé dedans à sa place. Notre lettre à l’Aguascalientes de Madrid signalait déjà l’intention des zapatistes de venir en Europe et abordait le problème basque. Après, il s’est passé ce qui s’est passé.

L’EZLN n’a jamais prétendu intervenir dans le conflit basque, encore moins dire aux Basques ce qu’ils devraient faire ou ne pas faire. Nous avons uniquement demandé qu’une occasion soit donnée à la parole.

Il se peut que notre proposition ait été maladroite ou naïve, ou les deux à la fois, mais elle n’a jamais été malhonnête et n’a pas non plus voulu être irrespectueuse. Ce n’est pas dans notre manière de faire les choses.

Voilà quelle était l’intention zapatiste, sans duplicité ni accords dans l’ombre. Les informations que nous avons recueillies, nous pensions les rendre publiques à mesure que progresseraient les démarches que nous allions effectuer auprès des organismes internationaux.

Voilà pourquoi, devant les critiques que nous avons reçues de toutes parts, qui nous reprochaient de nous mêler de choses dont nous ne savions rien, nous avons répondu que nous en savions plus que ce que beaucoup de gens pensent sur la question basque, à savoir, sur la connexion entre le terrorisme d’État espagnol et le mexicain, sur le terrorisme international, donc.

Si nous le révélons aujourd’hui, c’est parce que nous avons décidé d’annuler notre voyage dans la péninsule Ibérique.

Notre initiative était claire et honnête (notre histoire en est la garantie morale suffisante), mais elle s’est rapidement vue entachée de la condamnation et de l’incompréhension de ceux qui se prétendent progressistes. Sous la pression des médias, ils n’ont pas voulu attendre le dénouement. À ceux-là, nous n’avons à adresser qu’un reproche bien senti, rien de plus, parce qu’on ne peut éprouver de la rancœur envers ceux qui, quand ils auraient pu se montrer mesquins, se sont montrés si généreux.

La droite a fait son travail et a plutôt rendu service à notre proposition. À force de la diaboliser et de la diaboliser, en effet, elle l’a fait connaître et a provoqué un débat sans précédent.

Si nous devons nous abstenir de participer à la rencontre Une occasion donnée à la parole, ce n’est pas que les critiques, les reproches ou les accusations mesquines nous empêcheraient de dormir. C’est que nous ne pouvons pas participer, en vertu de notre étique, à un débat qui n’ait pas l’aval de TOUTES les forces nationalistes du Pays basque et qui courre le risque d’être un tribunal qui juge les absents, au lieu d’être un espace de dialogue et de réflexion sur les chemins qu’emprunte le Pays basque.

L’EZLN est l’entière et seule responsable de ne pas être parvenue à convoquer les forces basques, et en particulier son porte-parole : Marcos (sans grade militaire, pour qui n’aime pas ça). Nos paroles (ou notre manière, comme nous le disons, nous), au lieu de convoquer, ont blessé de nombreuses personnes honnêtes et nobles au Pays basque. Même si là n’était pas notre intention, c’est ce qui s’est passé. Nous en sommes vraiment désolés.

Nous prions sincèrement de nous excuser toutes les personnes du Pays basque que nous avons heurtées. Souhaitons qu’elles puissent un jour nous honorer de leur pardon, parce que le pardon entre frères n’est pas déshonorant.

En ce qui concerne le défi que nous a lancé le juge Garzón, nous avons suffisamment attendu. Bien que ce soit lui qui nous a défiés, le juge Garzón a préféré garder le silence. Il a donc montré qu’il était capable d’interroger des prisonniers que l’on a torturés, de se faire photographier avec les familles des victimes du terrorisme et de faire des campagnes en sa propre faveur pour recevoir le prix Nobel, mais qu’il n’osait pas débattre avec quelqu’un d’une intelligence moyenne. Et ce n’est pas parce que ce quelqu’un est plus habile que lui avec les mots, mais parce que Garzón en appelle aux lois quand la raison manque. Nous avons traité Garzón de clown grotesque. Ce n’est pas vrai. Ce n’est qu’un beau parleur et un lâche.

Nous voulons remercier tout particulièrement les organisations de la gauche abertzale Herri Batasuna et Askapena, les seules qui ont répondu positivement à notre initiative (ou, du moins, les seules qui nous l’aient fait savoir), ainsi que toutes les personnes qui, au Pays basque, dans l’État espagnol, en Italie et au Mexique, à titre personnel ou collectif, ont accueilli avec intérêt et honnêteté notre proposition.

Peut-être qu’un jour les mots apprendront à refléter l’affection, le respect et l’admiration que nous ressentons pour le peuple basque et pour son combat politique et culturel.

Peut-être qu’un jour il sera possible de réaliser cette rencontre et que, en donnant sa chance à la parole, pourront se rencontrer les chemins vers l’avenir d’indépendance, de démocratie, de liberté et de justice que le peuple basque et tous les peuples du monde méritent.

Des montagnes du Sud-Est mexicain.
Sous-commandant insurgé Marcos.
Mexique, 24 février 2003.
Jour du drapeau mexicain.