Voici un texte qui me paraît parler de la mondialisation d’un point de veu intéressant..
Laurent

Philippe Zarifian

La mondialité comme appartenance au même monde.

1. La mondialité comme appartenance à la planète Terre : la question écologique.

La mondialité peut se définir d’entrée de jeu de manière très simple : comme appartenance des humains au même monde, si l’on entend par « monde » la planète Terre. Il s’agit là d’une évidence, qui n’a strictement rien de nouveau ni d’original. La Terre est aujourd’hui totalement explorée, nous en connaissons scientifiquement une multiplicité d’aspects, nous nous en faisons, comme simples citoyens, une assez bonne représentation. Nous en savons la finitude. Aussi longtemps que l’humanité ne sera pas capable d’habiter les fonds marins ou d’immigrer en masse sur d’autres planètes, la Terre, avec l’ensemble de ses dimensions, éléments, composants, transformations, restera notre cadre et base nécessaires de vie. Ce qui est et reste étrange n’est pas d’expliciter cette appartenance, mais de constater à quel point elle influe encore de manière limitée sur nos consciences et nos comportements. Si nous demandons à une personne quelconque, en France par exemple, quelles sont ses appartenances, elle pourra citer sa famille, son pays, son métier, sa religion, l’Europe, un parti politique et d’autres choses encore, mais il est hautement improbable qu’elle cite : la planète Terre. On serait, par ailleurs, bien en peine de trouver des livres de sociologie traitant de cette dimension, pourtant essentielle à notre simple survie. C’est probablement la montée de la conscience écologique et l’émergence du concept de « risque » qui ont, de manière exceptionnellement récente, commencé à faire émerger cette thématique. On peut, en s’appuyant sur des données scientifiques solides, énoncer des choses tout aussi simples : l’air et l’eau, éléments vitaux s’il en est, se détériorent relativement aux conditions de la vie humaine sur Terre. Le climat, non seulement se réchauffe sous l’impact de l’effet de serre, mais se transforme, d’une manière déjà tangible, bien qu’encore largement imprévisible, générant ce que l’on prend l’habitude d’appeler des « catastrophes » (qui donnent lieu, en France, à des déclarations désormais régulières d’ « état de catastrophe naturelle »). De manière beaucoup moins visible, mais peut être encore plus grave encore, on s’interroge sur l’évolution de la couche d’ozone et donc sur le degré de notre exposition, à nous humains, à des radiations que cette couche filtre. Ce sont des choses simples à comprendre, même si l’élucidation des chaînes causales qui les engendrent est complexe. Qui plus est : s’il y avait, il y a encore quelques années, des débats entre scientifiques pour évaluer, à la fois les causes et l’ampleur des phénomènes, l’accord est aujourd’hui très largement établi. Seul, parmi les phénomènes les plus graves, celui de l’évolution de la couche d’ozone reste en débat, car manifestement les scientifiques n’arrivent pas encore le comprendre. Mais plus personne ne discute de l’effectivité du réchauffement du climat et de la part de responsabilité humaine dans l’élévation de la teneur en CO2 par exemple. Plus personne ne met en doute la gravité de ce phénomène. Pas davantage que nous n’ayons à douter de la dégradation des mers et océans qui, à force de servir de poubelle, finissent par devenir des lieux littéralement asphyxiés. Or toutes ces choses simples et banales ne suffisent pas, semble-t-il. La conscience écologique a beau se développer, il est manifeste que les gouvernements ne prennent aucune mesure décisive qui soit à la hauteur des risques que l’humanité court, tout en sachant, scientifiquement, que certains phénomènes de détérioration, une fois enclenchés, sont très difficilement réversibles, ou ne peuvent l’être que sur des durées très longues. Par exemple, l’augmentation de la teneur de l’air en CO2 se poursuit. On peut envisager de la ralentir, il est très difficile de la stopper et encore plus d’inverser le mouvement. Cette teneur peut être plus accentuée dans telle partie du globe que dans telle autre, mais l’air ne possède pas de nationalité : il circule et se mélange sans cesse. Nous pourrions, bien entendu, accuser de faute grave les hommes et systèmes politiques et expliquer rationnellement pourquoi ils ne donnent pas, aux questions écologiques, la priorité qu’elles requièrent et pourquoi les mesures qu’ils prennent sont aussi dérisoires. Mais l’opinion publique, majoritairement, ne réclame pas de telles mesures. La conscience écologique commence à exister, mais de manière faible, comme diluée dans le flot des nouvelles et l’emprise du quotidien. Elle se banalise, alors même qu’elle n’a produit aucun changement significatif dans la manière dont la planète se trouve affectée par notre action d’humains. Voici bien cette question : pourquoi, sur une question aussi lourde d’enjeux – il ne s’agit rien moins, à terme, que de la survie de l’humanité – et aussi simple à énoncer, ne voit-on rien de significatif se produire, que ce soit en mesures politiques ou en mobilisations sociales ? Il y a là quelque chose d’étrange. Comme le dit le dicton : nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas. Nous ne pourrons pas nous défausser, auprès des générations futures, en arguant du fait que nous ignorions la dégradation des conditions de vie sur Terre, même si nous ne saurions en établir aujourd’hui, avec exactitude, ni la vitesse, ni l’ampleur. Mais relever cette étrange indifférence est aussi une façon de nous introduire à la thématique de la mondialité, de cerner à la fois son importance et sa difficulté. Nous pouvons risquer cette remarque : la solidarité objective de notre organisme avec la nature terrestre et ses transformations ne suffit pas, du moins ici en occident, à fonder subjectivement un sentiment d’appartenance. Nous n’appartenons pas à la nature. C’est plutôt cette dernière qui semble nous appartenir. Nous héritons d’une grande disjonction opérée, à la naissance de la modernité, entre  » homme  » et  » nature « , ou encore, dans des termes plus philosophiques, entre  » esprit  » et  » réalité brute « . Nous ne pouvons appartenir qu’à nous-mêmes, à notre conscience égotiste ou encore à une forme ou une autre de communauté humaine. La nature terrestre ne se présente que comme un cadre, ou un environnement, ou un support, ou un instrument pour satisfaire nos besoins, mais non comme le milieu de notre appartenance. Nous avons, dans la trajectoire de la culture occidentale, extrait l’homme de la nature. Et c’est grâce à cette opération d’extraction que nous avons pu prétendre développer le schème de la maîtrise (maîtriser les ressources et forces que la nature nous offre), en nous plaçant en extériorité vis-à-vis des conséquences de nos actions. N’appartenant plus à la nature, nous nous sommes retourné vers notre appartenance sociale : la société humaine a pu apparaître comme une chose en soi, une sphère de vie isolée du reste de l’univers, au sein de laquelle nous allions exprimer nos désirs, nos intérêts, nos joies, nos haines, nos conflits, nos amours, nos relations, nos ambitions. Dans le même mouvement où la société humaine se trouve encapsulée à l’abri du reste de l’univers, elle se manifeste comme divisée. Depuis les conflits supposés entre tribus primitives jusqu’à la guerre en Irak, tout se passe comme si la société des humains n’existait que pour se diviser. Société des humains est une expression qui reste d’ailleurs purement abstraite et fictive. Seules existent et se manifestent concrètement les divisions. Lorsque nous évoquions l’appartenance des humains à la même planète Terre, nous semblions dire une banalité, et de fait : c’en est une. Mais nous avons sauté une maille du raisonnement : encore faut-il que nous nous considérions comme humains, tous solidairement humains, face à cette planète. Nous avons inséré trop rapidement la prémisse dans la conclusion. La référence à la planète Terre peut nous constituer comme humanité concrète, dont tous les membres sont exposés aux mêmes déterminations, dépendances et problèmes. Mais il faut que nous nous pensions comme humanité concrète pour prendre réellement en compte cette référence. Cela ne veut pas dire que nous tournions en rond. La conscience écologique progresse bel et bien. Et les « catastrophes » finissent par imposer leur signification. Mais nous les voyons comme d’abord locales : les inondations en Chine, la progression du désert en Afrique, les grands incendies en Californie, la pollution à Paris… C’est que toute notre culture et toute notre tradition historique nous poussent à penser « appartenance sociale » plutôt qu' »appartenance humaine ». Et qui dit « appartenance sociale » dit aussitôt : humanité divisée en groupes. Il n’existe pas de société mondiale, du moins pas de société pour l’instant ainsi constituée. Toute société est limitée et séparée d’autres sociétés. Quant à la référence à l’Humanité, prise abstraitement, telle qu’elle a été affirmée à la fin du 18ème siècle en tant qu’idéal d’universalité, elle est devenue un repoussoir : elle a basculé du côté des utopies dangereuses, voire meurtrières. Passer de l’Humanité abstraite, dont l’existence est déclarée en vertu de « grands principes » ou de « grands impératifs » à une humanité concrète, exposée aux mêmes problèmes et enjeux, apparaît singulièrement difficile. Bref : la planète Terre peut constituer un référent, mais elle ne signifie pas, pour l’instant, une appartenance tangible, vivante, pour la grande majorité d’entre nous. Et on ne s’offusque pas de ce que la majorité des pensées humaines, comme des actes politiques, soit orientée vers des délimitations, coexistences et souvent conflits entre groupes humains, selon une échelle de temps très limitée et un niveau de préoccupation assez bas. Cela nous apparaît normal. Nous nous demandons par exemple : « au profit de qui agit tel ou tel gouvernement ? ». Qu’il puisse agir en fonction du devenir de l’humanité reste, pour l’instant, au-delà du communément pensable. Saisissons bien le paradoxe : l’humanité concrète existe. Il ne dépend pas de nos consciences qu’elle puisse exister. Si la santé et les conditions de vie organique de ses membres doivent se dégrader, elles se dégraderont. Mais la perception, le sentiment, la pensée qu’une telle humanité existe ont beaucoup de mal à émerger. Pour dire les choses autrement, nous partons de la partition et de la distinction entre groupes sociaux pour aller vers une hypothétique humanité, mais nous ne faisons pas la démarche inverse. Si humanité, il doit ou il peut y avoir, elle ne peut être que le fruit d’un laborieux et fragile rapprochement entre groupes sociaux primitivement séparés et distincts. Que ces groupes soient catalogués comme groupes humains plutôt que groupes sociaux ne change rien concrètement à l’affaire. On peut expliquer pourquoi il en est ainsi en se fondant sur une théorie des rapports sociaux : ces rapports polarisent et opposent, donc séparent. Le rapport capital-travail, le rapport social de sexe, les rapports entre pays dominants et pays dominés, etc., produisent, par leur simple effet, des groupes qui n’existent que dans leur opposition – conflictuelle ou non – d’avec un ou d’autres groupes. Il n’existe, a priori, aucune globalité qui soit première par rapport à cette séparation. C’est au sein de ces séparations que les individualités se constituent et forgent leurs modes de pensée et d’action. Doit-on alors considérer que la trajectoire qui va, d’appartenances séparées à une commune humanité, est la seule qui puisse être empruntée, pour aussi difficile et aléatoire qu’elle soit ? Ce serait oublier un autre rapport : celui entre hommes et nature. Ce rapport est très singulier : il fait s’opposer la nature à elle-même. Les hommes sont une partie de la nature. Ils ont émergés du vivant, se sont adaptés, transformés sur une très longue période historique, sans cesser une seule seconde d’appartenir à cette nature, laquelle se modifie en permanence. Lorsqu’on parle du rapport entre hommes et nature, on ne saurait en parler de manière purement instrumentale, comme d’une simple source de forces productives. Les hommes se rapportent à la nature comme au creuset, au foyer permanent et à la condition de leur existence. Et la nature, qu’elle soit aveugle, brute, inconsciente, ou dotée de tous les attributs que les philosophes pourront imaginer, se rapporte à l’homme comme à l’un de ses produits. Il y a rapport, donc confrontation, action réciproque, tension, enjeu. Qu’est-ce qui fait enjeu ? Est-ce la préservation ou la survie de la nature ? Est-ce la nature est qui est en danger ? Certainement pas : la nature est incomparablement plus puissante que les hommes. Une terre devenue radioactive ou irrespirable se sera simplement modifiée. La nature continuera ses transformations et maintiendra sa productivité, quand bien même des entités nouvelles apparaîtraient. Une nature terrestre devenue totalement radioactive ou dont l’atmosphère ressemblerait à celui de Vénus, dépourvue de vie humaine, est une réalité qui ne peut poser problème qu’aux hommes. Quand on émet des craintes sur l’altération de la nature, nous ne faisons que projeter un point de vue d’humain : c’est de nous et de nous seuls dont nous parlons. Ce qui fait enjeu, ce n’est pas la nature prise dans sa globalité, mais la survie de cette partie nommée « espèce humaine ». Nous pourrions dire, pour nous rassurer et donner plus d’ampleur à notre raisonnement, que c’est l’ensemble de la vie sur Terre qui se trouve en question. Oui et non. Des organismes, proches de celui de l’homme, peuvent certainement périr. Mais nous savons qu’il existe, d’ores et déjà, des formes de vie qui sont incomparablement plus résistantes que l’organisme humain relativement aux conditions qui délimitent sa possibilité de survie : c’est le cas de certaines bactéries, que la science a clairement identifiées et qu’elle envisage, par exemple, d’utiliser pour agir en milieu hautement radioactif. Une Terre sans hommes ne serait pas nécessairement une Terre sans vie. Lorsque nous parlons d’écologie, nous ne parlons que de l’action humaine sur la nature, qui se couple avec des processus de transformation plus vastes, comme c’est le cas pour le réchauffement du climat, et des effets « boomerang » que cette action engendre. De rien d’autres. Agir sur la nature, c’est agir sur nous-mêmes. Mais voici que nous pouvons nous interroger sur la caractérisation de ce « nous ». Dans le rapport hommes-nature, les hommes sont toujours pluriels. Les robinsonades ne sont d’aucun intérêt sur un plan intellectuel. Parler de l’homme au singulier, c’est utiliser une abstraction sans objet. Du même coup, le rapport hommes-nature met en jeu les rapports sociaux, les rapports internes aux « hommes » (il faudrait dire : aux humains, puisque nous sommes toujours déjà séparés entre hommes et femmes). Si nous nous posons des questions sur les comportements à l’égard des risques écologiques et si nous interrogeons l’inanité des politiques publiques, c’est bien que nous interpellons des rapports entre humains, à propos de et face à ces questions. Il se manifeste donc un double rapport : rapport humains-nature et rapport entre humains à propos du premier rapport. C’est en considération de ce double rapport, enchevêtré, que nous pouvons faire retour sur la question de l’humanité et affirmer : – que l’humanité existe bel et bien comme totalité en tant que telle : dans le rapport humains-nature, c’est l’ensemble des humains, et non tel ou tel groupe, qui se trouve mis en tension et en enjeu, – que cette même humanité n’existe que comme toujours déjà divisée, séparée par l’action des rapports sociaux qui la constituent. Les deux à la fois, de manière inséparable. Dès lors, s’il semble raisonnable d’affirmer que la conscience d’appartenance à la même humanité ne peut procéder qu’à partir de la prise en compte de l’existence de groupes humains séparés et opposés, il est tout aussi juste de dire que l’humanité globale, concrète, existe et produit nécessairement des germes de subjectivité qui rendent compte de cette existence et donnent prise sur elle, et donc que nous pouvons partir d’elle pour aller à la rencontre des groupes humains séparés. Pour nous limiter ici à la conscience écologique, si des humains, de toutes nationalités, sexes, civilisations, classes sociales peuvent la développer et en faire une base de leur engagement, c’est bien parce que l’existence de l’humanité, en tant que telle, devient pour eux immédiatement signifiante, sans être médiatisée par des appartenances de groupes. Et ceci, non pas parce que l’humanité serait une simple idée ou la projection d’un idéal d’universalité, mais parce qu’elle existe, s’impose à nos formes de pensée, à travers les problèmes qui l’affectent, problèmes que nous pouvons éprouver, voir, sentir, comprendre, connaître. Il faut donc considérer un double parcours :

– un parcours qui, partant de l’appartenance à un groupe séparé, mobilise des modalités de rapprochement et d’ententes, qui, non sans débats et affrontements, se rapportent au devenir de l’humanité et commencent à constituer, subjectivement, une appartenance à cette dernière,

– un parcours qui fait le cheminement inverse : il part de l’existence de la communauté humaine en tant que globalité et des formes de conscience qui l’expriment pour aller vers les séparations entre groupes et y agir en tant que porteuses d’ une préoccupation et d’un sens immédiats de la commune humanité.

Le mot « écologie » s’est imposé. Il est sans doute bon qu’il en soit ainsi : nous partageons ainsi un début de vocabulaire. Mais regardons plus avant : en énonçant des phrases et en développant des connaissances sur l’écosystème, en constituant un nouveau logos, nous ne faisons en réalité que reformuler la vieille question du rapport à la nature. Le moment actuel est plutôt celui où nous cessons, spécialement ici en occident, lieu de naissance de la pensée moderne, de pouvoir considérer cette nature comme un pur réservoir, comme étant ayant été « créée » pour l’utiliser à notre profit. Moment où nous nous apercevons que nous sommes fait de cette nature, qu’elle est en nous et que les mutations qui l’affectent nous concernent directement. Le plus difficile est certainement de faire le deuil de l’instrumentalisme et de l’anthropocentrisme au sein desquels la pensée moderne s’est développée. L’idée d’humanité concrète comme réalité première suppose que ce deuil soit fait. Mais en aurons-nous seulement le temps ? De fait, une course de vitesse s’est instaurée : les mutations de la nature n’attendent pas notre bon vouloir. Notre culture nous a du moins légué un acquis positif : nous savons la nature sans projet, ni finalité. Elle est constituée de processus qui se développent en permanence. Course de vitesse : saurons-nous, nous humains, produire la conscience de notre commune situation et inverser en profondeur nos comportements? Le saurons-nous, avant que nos organismes ne s’affaiblissent et que nous ne soyons, définitivement, en train de battre en retraite (car que sont les mesures dites « écologiques », sinon un moyen de battre en retraite : par exemple, protéger nos futures villes de futures inondations, ou apprendre à interdire la circulation des automobiles au moment des pics de pollution ?). Dans cette course de vitesse, nous ne sommes pas l’abri d’événements surprenants, qui défient le savoir humain déjà constitué. Un exemple très frappant nous est donné par l’apparition de nouveaux virus qui se diffusent en traversant la barrière des espèces. Comment ces virus ont-ils été produits? Quelles en sont les causes d’apparition? Nous sommes aussitôt à ce point pris par l’urgence de lutter contre la diffusion mondiale de ces épidémies et d’inventer les moyens de traitement nécessaires, moyens qui, pour l’instant, ne viennent pas à bout de chacun de ces virus et de leurs mutations successives, mais tentent d’endiguer leurs effets et leur diffusion, que nous restons sans réponse. On peut supposer que, quelque part, des comportements humains à l’égard des animaux sont en cause : industrialisation de l’élevage, manque d’hygiène, alimentation anormale de ces animaux. C’est possible. L’exploitation industrielle en masse des animaux, à un niveau de productivité, fait partie de ce rapport instrumental à la nature, qui, parti de l’occident, a gagné pratiquement toute la planète. Mais les scientifiques ont-ils réussi à cerner les phénomènes en question? Et quelles leçons en ont été tirées? L’écologie désigne ainsi des processus multiformes. Certains, tels que le réchauffement du climat, sont bien cernés quant à leurs causes. D’autres se révèlent surprenants, représentant à chaque fois danger et défi. Tous sont à portée mondiale. Nous devons nous affronter à eux. La rapidité de propagation des virus est tout aussi impressionnante que l’est celle des particules radioactives ou de la dissémination de la pollution. Le bond décisif à faire est de prendre pleinement conscience du « nous » mondial et de ce qu’il implique.

2. La mondialité comme recherche d’une société-monde.

En formulant cette proposition d’apparence simple : la mondialité comme appartenance des humains à la même planète Terre, nous n’avons examiné qu’un seul aspect. Ce que l’on peut qualifier de « monde » est davantage qu’une référence à la planète. C’est aussi, et c’est obligatoirement, nous l’avons vu à propos de l’écologie, un monde social et politique. Avons-nous le sentiment d’appartenir à un seul et même monde? Si beaucoup de gens, aujourd’hui, admettent que l’appartenance à une nation, à une classe sociale, à un métier, sont devenues insuffisantes, à la fois pour nous caractériser et pour désigner le champ d’action qui en résulte, si l’on sent intuitivement que la construction d’entités régionales telles que l’Europe ne répondent que partiellement et de manière floue (où commence, où s’arrête l’Europe?) au problème qui nous est posé, ce n’est pas pour autant que quelque chose ressemblant à une société-monde a émergé. Ou du moins, nous n’en voyons encore que les prémisses. Il n’est pas certain d’ailleurs que le mot « société », forgé en philosophie politique et en sociologie pour désigner des entités bordées et garanties par l’Etat-Nation moderne, se distinguant des communautés traditionnelles, soit adéquat. Nous partirons ici de l’analyse proposée par Edgar Morin, qui a le mérite de poser franchement le problème. Morin part du mot « mondialisation », et non pas de celui de « mondialité ». Il indique que la mondialisation actuelle s’inscrit dans un double processus : le plus connu et le plus souvent évoqué : un processus de domination, mais aussi, de manière plus secrète, un processus d’émancipation. S’il se manifeste d’un côté une mondialisation techno-économique dominatrice, il existe aussi une autre mondialisation, certes inachevée et vulnérable, mais à caractère humaniste et démocratique. A l' »empire-monde » s’oppose la « société-monde ». Edgar Morin appelle « société-monde » l’émergence d’une société mondiale comportant les trois traits suivants :

– elle dispose d’un territoire, qui n’est pas seulement, comme nous l’avons indiqué, la planète Terre, mais une véritable nouvelle infrastructure communicationnelle :  » la planète est un territoire doté d’une texture de communication (avions, téléphone, fax, internet, télévision…) comme jamais aucune autre société n’a pu en disposer auparavant « ,

– cette société inclut une économie. Cette dernière est désormais mondialisée, mais il y manque les contraintes d’une société organisée : lois, droits, contrôle, institutions, qui permettraient d’imposer les plus élémentaires régulations aux flux économiques et financiers,

– cette société-monde est inséparable d’une civilisation.

C’est l’affirmation la plus forte de Morin : il existe une civilisation mondiale en voie de constitution, largement influencée par le mode de vie et les valeurs de l’Occident, mais qui se forme aussi par rencontre avec les autres civilisations, – cette société, tout en comportant en son sein de multiples cultures, suscite aussi une culture propre. On voit apparaître une quasi-culture planétaire. Au cours du 20ème siècle, les médias ont produit, diffusé, brassé par exemple des musiques mondiales à partir de thèmes originaux issus de différentes cultures, thèmes tantôt ressourcés, tantôt syncrétisés. Une musique mondiale s’est constituée, qui se modifie et s’enrichit par modifications et rencontres : depuis la naissance du jazz jusqu’à la diffusion mondiale du rock et de toutes ses variantes différenciées. La thèse de Morin n’est pas que cette musique mondiale soit unique et homogène, mais qu’elle représente plutôt un courant principal, autour duquel se produisent d’incessantes variations différenciées, – enfin, comme dans toute société, la société-monde comporte aussi sa criminalité et ses maux, ses mafias intercontinentales. Les dangers et problèmes considérables ainsi posés sont, paradoxalement, le signe de la vitalité de cette société-monde. Néanmoins la société-monde n’est encore qu’un socle, une société d’infrastructure. Comment parler d’une vraie société pleine et entière ? A la différence des sociétés nationales, la société-monde ne bénéficie pas d’un Etat, d’institutions démocratiques, de normes sociales et de mécanismes de régulation, de processus d’intégration et de socialisation. Bref : d’aucuns des attributs essentiels qui ont permis, aux fondateurs de la sociologie, d’inventer le concept de société. Face à cette carence manifeste, Edgar Morin en vient en définitive à proposer de remplacer l’institutionnel par l’éthique. Ou plus exactement : à partir de l’éthique pour pouvoir aller vers l’institutionnel. Pour que la société-monde, dont l’infrastructure essentielle est déjà posée et au sein de laquelle des éléments de culture mondiale se forment, évite, soit de s’abîmer dans des guerres sans fin, soit de subir la domination d’une économie non-régulée, non-contrôlée, la seule solution est l’élaboration et le partage d’une nouvelle éthique. C’est ce que Morin qualifie doublement : développer une politique de l’humain, développer une politique de civilisation. La politique de l’humain aurait d’abord pour mission la plus urgente de solidariser la planète autour des problèmes les plus aigus, à commencer par la lutte contre la pauvreté et les grandes maladies. Elle serait corrélativement une politique de justice pour tous ceux, non-occidentaux et étrangers, qui subissent le déni de leurs droits d’humains. Elle serait enfin une politique pour constituer, sauvegarder et contrôler les biens planétaires communs, qui apparaissent comme un nouveau bien public : l’eau, l’air, les forêts, etc. A cette politique de l’humain devrait s’adjoindre une politique de civilisation. Cette dernière a pour mission de développer le meilleur de la civilisation occidentale, d’en rejeter le pire, d’opérer une symbiose des civilisations intégrant les apports de l’Orient et du Sud. L’Occident, dit Morin, souffre de plus en plus de la domination du calcul, de la technique, du profit sur tous les aspects de la vie humaine. De son contact avec les autres civilisations, peut surgir une manière, pour la civilisation occidentale, de se renouveler. Ce que tente ici Edgar Morin, c’est de nouer les fils de recomposition d’une pensée éthique qui puisse orienter une société-monde déjà une voie de constitution. Ces propos de Morin, pour aussi généreux qu’ils soient, laissent songeur. On ne voit pas sur quoi ses propositions éthiques peuvent s’appuyer pour être partageables. Qui plus est, leur contenu reste très vague et noue avec un humanisme classique qui n’est en rien modifié par les problèmes que le monde actuel doit affronter. Pourtant les réalités qu’ils pointent nous semblent effectives. Il est de fait qu’une infrastructure communicationnelle inédite existe au plan mondial et que se mélangent, sous l’influence dominante de l’occident, des référents culturels, qui tendent à devenir communs et se propagent, en particulier, par l’intermédiaire de cette infrastructure et par la mobilité même des individus. Les modes de vie s’uniformisent, en même temps que des variations et des confrontations culturelless’opèrent à partir de cette uniformisation. Il est de fait aussi qu’il existe une énorme carence institutionnelle et il n’est pas absurde de cheminer par l’éthique plutôt que par des régulations qui singeraient ce qui existe déjà au sein des Etats-Nations ou ce qui peine à se constituer au plan européen. La plupart des institutions, qualifiées à juste titre d’internationales, sont des lieux de négociations et de mise en œuvre de compromis intergouvernementaux, et nullement des institutions aptes à représenter la nouvelle société-monde, au sens d’Edgar Morin.

3. La mondialité comme perspective.

L’appartenance au même monde possède, nous l’avons vu, des soubassements déjà solides :

– la nature commune des problèmes que nous devons tous affronter, l’écologie servant ici d’exemple, mais ne prétendant, en aucune manière, couvrir l’intégralité de ces problèmes. Nous devons définitivement admettre qu’il n’existe plus « un » problème, mais une multiplicité, expression d’une pluralité, en même temps que d’un enchevêtrement des rapports au sein desquels notre existence d’humains se déploie (rapport humains-nature, hommes-femmes, capital-travail, rapports entre civilisations…). Ces problèmes, par la tension qu’ils introduisent et la nécessité de les affronter, créent déjà, par leur seule expression, l’embryon de ce « nous » qui fait mondialité, qui engendre sens et sentiment d’appartenir à un seul et même monde.

– L’existence d’une infrastructure communicationnelle inédite, associée à une plus forte intensité et rapidité des déplacements, qui produit, tout à la fois des influences dominantes – celle de la culture occidentale, incontestablement, qu’elle serve de modèle ou de repoussoir -, mais aussi des mélanges, des métissages, des incessantes variations et recréations culturelles,

– Des interrogations éthiques qui, malgré leur degré d’abstraction ou leur aspect confus, désigne une question : autour de quelles conduites et valeurs de vie l’humanité concrète peut-elle se réunir et agir, face au rouleau compresseur de la mondialisation économique et financière ?

Il nous semble possible de faire un pas de plus, en nous saisissant du concept de « devenir ». Nous avons en effet pris l’habitude de considérer l’appartenance comme un arrière-fond, un socle, un contenant. Mais cela signifie qu’elle se conjugue toujours au passé ou au présent, jamais au futur. J’appartiens à ou j’ai appartenu à. Or le concept de « devenir » introduit à un enrichissement et une ouverture de l’idée d’appartenance : le présent actuel, tel que nous le vivons et le ressentons, est toujours un point de tension entre un passé mémorisé, qui forme histoire (collective, personnelle) autour d’événements saillants qui nous ont marqué et instruit, et un futur que, certes, nous ne connaissons pas, mais que nous anticipons, sur lequel nous projetons des perspectives, au sein duquel nous sommes toujours déjà en train de nous orienter. Au sein de cette tension, nous avons pouvoir de dessiner des horizons, avec toutes les ressources de nos connaissances, mais aussi tous nos ressorts d’engagement éthique. Pour reprendre la question de l’écologie, l’horizon d’une disparition possible de la vie humaine sur Terre est crédible, mais tout autant, bien que sur un autre registre, celui des métissages des cultures civilisationnelles. Le dessein des horizons, le tracé des perspectives, les prises de parti qu’ils nous inspirent, sont autant de manière de déployer notre appartenance à la mondialité. Autrement dit, l’appartenance n’est pas seulement un socle ou un creuset. Elle désigne aussi ce qu’il y a de commun dans la manière dont nous anticipons, imaginons, mettons en perspective le futur, et surtout dont nous explorons des options et opérons des prises de parti, formulons des engagements. Ceci nous conduit à cet étrange paradoxe : la mondialité est bel et bien appartenance à un même monde et expression d’une même humanité concrète, mais il serait totalement illusoire de penser qu’elle puisse être partagée par tous les humains, tous les groupes qui composent actuellement cette humanité divisée. C’est sur ce point que nous nous éloignons le plus d’Edgar Morin. Aussitôt que nous évoquons des termes tels que « perspective », « prise de parti », « engagement », nous voyons bel et bien apparaître tensions et conflictualité potentielle. Par exemple, il n’existe aucune raison et aucune possibilité qu’autour de la question écologique, tous les humains soient aptes à se retrouver. Nous expérimentons plutôt l’existence d’intérêts et de prises de parti qui soutiennent et entretiennent de fait la dégradation des conditions de vie sur Terre. Voici bien le paradoxe : la mondialité ne peut s’affirmer qu’au nom de la totalité de l’humanité concrète, mais cette affirmation ne peut se déployer qu’en tension et conflictualité avec des intérêts de groupes (classes sociales, pouvoirs religieux institués, formes de patriarcat, etc.) qui continuent et continueront à diviser. La conflictualité est incontournable, même si l’un des traits majeurs du choix de la mondialité est de promouvoir une culture de paix. Nous devons vivre avec ce paradoxe. C’est ici que nous retrouvons Edgar Morin, mais selon une autre formulation. Il existe bien un double processus, de domination et d’émancipation. Mais pour éviter d’incessantes confusions dans les mots et référents utilisés, nous proposons :

– de qualifier de « mondialisation », l’ensemble des processus qui instaurent des dominations directement mondialisées,

– de qualifier de « mondialité », l’ensemble des appartenances, perspectives, engagements qui font le choix de promouvoir une humanité concrète solidaire et émancipée, face à l’ensemble des problèmes que nous devons, en commun, affronter. C’est de ce point de vue que le concept de « communauté-monde » ou, comme nous l’avons proposé, de « Peuple Monde » nous semble plus approprié et plus rigoureux que celui de « société-monde ». Nous formons d’abord communauté, avant que de former société.

Paris le 5 février 2004

texte issu de http://perso.wanadoo.fr/philippe.zarifian/