L’anarchisme et le crime
(article en anglais traduit de la revue ‘Direct Action’, n° 46, printemps 2009, par Borogove)

Crime, profit et pouvoir

Ceux qui s’opposent au capitalisme et à l’état considèrent que le système juridique de nos sociétés sert surtout les intérêts des riches et des puissants. En effet, l’élite ploutocratique qui profite dans une luxe effréné des revenus des biens et du travail qu’elle a extorqués aux masses, n’est en gros constituée que de voleurs de grands chemins. Même si leur rapine institutionnalisée est parfaitement légale. Prenez l’exemple récent des 6 gros fournisseurs d’énergie qui ont récupéré des profits colossaux en augmentant plus que jamais leurs prix sur le dos des utilisateurs contraints, ou celui des spéculateurs de la City qui ont parié des millions sur la misère de la crise économique.
Le capitalisme, c’est du banditisme organisé. Poussés par leur besoin de croître et de faire des bénéfices, les multinationales et les gouvernements fortifient ensemble leurs intérêts en dépensant des fortunes en armes, en détruisant la nature, en polluant l’environnement, en dominant les autres nations, en asservissant les pauvres et en dépouillant les populations de leurs moyens de survie. Et même, pour protéger les profits des multinationales, les gouvernements poussent massivement au meurtre en envoyant des hommes et des femmes à la guerre, ou en bombardant, en emprisonnant et en terrorisant des civils innocents.
Le capitalisme est antisocial. Il produit à la fois la motivation et les conditions matérielles qui permet au crime de prospérer. Comme Keynes l’a écrit : « le capitalisme, c’est l’absurde croyance que le plus pervers des hommes, pour la plus perverse des raisons, peut effectivement oeuvrer pour le bénéfice de tous ». C’est un système où le juste vient en dernier et où le rebut arrive aux sommets. On y pousse éternellement ceux qui n’ont rien à rattraper ceux qui ont tout, on y encourage les possédants à posséder plus encore – et à afficher effrontément leurs biens mal acquis. Le capitalisme, c’est quand, pour un seul gagnant, on a littéralement des douzaines de perdants. L’accès à la prospérité est interdit à beaucoup qui voudraient s’en sortir et il engendre le ressentiment, il pousse au crime. Un comportement antisocial est souvent le fruit d’une forme insidieuse de respect du chacun pour soi, une mentalité encouragée par tous les éléments de l’appareil idéologique de la classe dirigeante : les médias, le système éducatif et l’industrie de la publicité.
Des recherches conduites sur la population carcérale en Grande Bretagne et aux USA (pareil en France : NdT) dans la dernière décennie ont montré que l’on y atteignait des niveaux effarants de maladie mentale, de troubles de la personnalité et de dépendance aux drogues. D’autres études ont remarqué une forte corrélation entre la pauvreté et la maladie mentale. Les inégalité sociales, l’aliénation sociale, l’incitation à la cupidité et un individualisme agressif sont à la source de ce qu’il est convenu d’appeler le crime et les conduites anti-sociales. D’autres crimes courants sont liés au sexisme, au racisme et à une moralité répressive ; ce sont des anachronismes hérités d’un passé malsain, perpétués inflexiblement par les principales institutions de la société. Les cours pénales en sont un bon exemple, qui réagissent violemment en infligeant des peines sur la base d’une justice encore primitive, plutôt que d’employer des moyens thérapeutiques qui pourraient remettre en question les origines sociales des conduites criminelles.

La terreur morale

La tendance qu’ont les médias et l’état de se concentrer sur les égarements des plus pauvres est organisée expressément pour détourner l’attention des transgressions des riches et des puissants. Le gouvernement dépense des fortunes pour combattre les fraudes à l’aide sociale, sans se préoccuper pratiquement de la fraude sur les impôts dont les coûts financiers sont bien plus considérables. Quand le nombre de décès dus à des accidents du travail continue d’augmenter, celui des poursuites pour manquement à la sécurité et à la santé sont de moins en moins courants. Les crimes des puissants comme le délit d’initié, la fraude fiscale, l’escroquerie, les atteintes au droit du travail, les accords illicites sur les prix, le blanchiment d’argent, le harcèlement des chefs, les dessous de table et la corruption politique font partie des traditions capitalistes, rarement détectées et souvent impunies.

La presse réactionnaire adore jouer sur les frayeurs morales en insistant lourdement sur les dangers que les groupes minoritaires et la jeunesse prolétaire feraient courir à la société. Les campagnes de terreur morale sont en fait de la permanente désinformation qui conduit à un climat de paranoïa et permet couramment d’ignorer les problèmes sociaux. C’est aussi un moyen de forcer l’introduction de projets politiques dans le domaine public. Elles sont invariablement associées à des appels à des politiques plus agressives et à des condamnations plus dures. Un exemple classique, c’est la « guerre à la drogue » qui a débouché sur un échec. Depuis que cette guerre a été initiée par les sénateurs US en 1924 sur la base de conseils suspects, la continuation des politiques de prohibition par les gouvernements du monde entier a contribué à accroître le problème qu’elles étaient supposées résoudre : un marché noir rentable, une marée de drogués malades, contraints de voler pour nourrir leur addiction. (cf www,flatearthnews.net).
A mesure que les prisons débordent, le système de « justice » criminelle, basé sur des hypothèses erronées, est en train de sombrer… misérablement ! Opérant en forme de courroie de transmission du crime, il alimente efficacement un flux régulier de délinquants récidivistes endurcis.

L’ordre est maintenu

Les classes populaires font souvent peu confiance à la police, une institution qui apparaît impuissante (et indifférente) face à la montée du crime et aux actions anti-sociales. Ce genre d’institution s’appuie fortement sur l’obéissance, le conformisme et la discipline. Leur fonction c’est de réduire la liberté individuelle et un certain sens de la générosité. Quand les choses deviennent difficiles, l’élite au pouvoir a besoin de quelqu’un qui fait ce qu’on lui ordonne, de s’y atteler sérieusement et de mettre au pas le reste de la population. Quand des travailleurs en grève et des mouvements de protestation apparaissent menaçants, le bras musclé de l’état – l’armée et la police – sont là pour préserver l’hégémonie de la classe dirigeante à tous prix. « Je ne fais que mon boulot », disent-ils ; mais s’ils n’étaient pas là, les grandes inégalités de richesse et autres injustices sociales dérangeantes de nos communautés ne seraient tout simplement pas tolérées.

Une des manifestations récurrentes du pouvoir, c’est le mauvais traitement. Il y a quelques mois, 4 policiers ont été filmés par une caméra de sécurité en train d’arrêter un suspect. Il est apparu que le suspect était en fait un passant innocent qui se trouvait à ce moment près d’un endroit où des troubles avaient été signalés. Lors de l’accrochage, les policiers avaient couché au sol la personne, ils lui avaient donné des coups de pied et de poing et ils lui avaient défoncé la tête. Plus tard, ils l’avaient accusé de les avoir assaillis. Même si cela a été reporté comme un incident isolé, ce genre d’évènements ne surprendra personne qui se soit retrouvé confronté à une force de l’ordre qui se crée sa propre loi. L’enquête sur le meurtre par la police de Charles de Menezes (abattu par la police britannique sur des soupçons de terrorisme) a été agrémentée par une litanie de mensonges des policiers responsables. Ces exemples, avec quelques autres célèbres erreurs judiciaires, comme celle qui fut perpétrée contre les 6 de Birmingham (accusés à partir de preuves fabriquées d’avoir commis un attentat de l’IRA), ne représentent peut-être que le sommet d’un iceberg.

Jusqu’à un certain point, on pourrait soutenir que les policiers sont aussi des victimes d’une société de classe. On leur demande de travailler de longues heures, de risquer de se faire brutaliser à tout instant à l’occasion d’évènements traumatisants et de se confronter en permanence aux symptômes déplaisants d’un société condamnée à rester dysfonctionnelle. Certains anarchistes, pressés d’épancher leur bile contre la police, ont tendance à peindre d’un peu de rose leur vision de criminels en costume de Robin des Bois qui chercheraient étourdiment à redresser les torts de la société. Cette vision n’a pas grand chose à voir avec la réalité. Les cambriolages et les agressions sont bien plus fréquents dans les quartiers pauvres que dans les riches, et les actes de certains criminels, qui choisissent de s’attaquer aux vieux, aux infirmes et aux plus faibles, feraient par comparaison apparaître même les plus endurcis des capitalistes comme positivement humains. Décrire des violeurs, des assassins ou ceux qui maltraitent des enfants comme des victimes, comme le font quelques sections de la gauche, c’est franchement tout aussi ridicule.
Pourtant une bonne partie de ce qu’il est courant d’appeler « crime » est certainement associé aux conditions sociales. Sur quelles preuves nous basons-nous pour affirmer cela ? Eh bien, l’incidence du crime est très variable suivant les lieux, les pays. En général, là où l’on trouve plus de tolérance, moins d’inégalité économique et un sens plus élevé de la communauté, alors le crime est pratiquement non-existent. Et donc, si nous reconstruisons la société de manière à corriger les conditions sociales iniques d’aujourd’hui et à développer un nouvel ordre de participation, de fraternité et de liberté, d’égalité et de justice, alors le crime aura tendance à disparaître.

Une justice libertaire

Mais alors, me direz vous : comment une société anarchiste saura-t-elle gérer les crimes et les conduites anti-sociales ?
Il faut d’abord admettre que même dans une société qui aurait résolu les contradictions de classe et les anomalies de la répression morale, il y subsisterait quand même quelques actions criminelles. Elles pourraient être causées par des dysfonctions pathologiques endogènes, ou il pourrait s’agir de crimes passionnels, qui, bien que plus rarement, existeraient encore. Il faut même reconnaître que les humains, même dans des conditions extrêmement favorables, sont imparfaits et occasionnellement sujets à l’erreur. La liberté de chacun doit toujours être confrontée à celles des autres, et parfois des fautes, volontaires ou non, peuvent être commises. Et donc, oui, même dans une utopie socialiste, une forme de maintien de la justice sera nécessaire. Il pourrait y avoir aussi des problèmes sociaux autres que des crimes qui devraient faire appel à des techniques de spécialistes dans des cas, par exemple, de désaccords non résolus entre les personnes, d’accidents de véhicules ou d’inondations, ou d’autres désastres naturels. Mais un tel rôle d’assistance ou d’arbitre ne devrait pas être la fonction d’une seule profession, mais résulterait d’un ensemble de tâches organisées en communauté.
L’idée qu’une société libertaire serait de liberté absolue sans cadre formalisé légal, éthique ou moral, est aussi irréaliste. Toutes les études anthropologiques sur les « communautés anarchistes » qui fonctionnent, révèle l’existence de systèmes de justice avec des « lois » et des sanctions. A l’avenir, une élite qui souhaite seulement servir ses propres intérêts, sans avoir de compte à rendre à personne, ne saurait imposer ou manipuler un tel cadre, qui serait plutôt formulé et accepté collectivement après discussion, négociation et décision pour le plus grand avantage de la communauté en général. On pourrait par exemple décider que les « crimes » qui n’ont pas fait de victimes ne seraient pas punis et que des sanctions informelles seraient suffisantes pour les cas d’offenses mineures et isolées.
Un système limité de court, de défense et de représentation légale communautaires pourrait s’avérer nécessaire. De même que le maintien de leur ordre a besoin d’une médecine légale, d’interrogatoire et de recueil de preuves, les référents/arbitres et les défenseurs devraient faire appel à une forme d’expertise afin de respecter un cadre légal qui garantirait équité et consistance. Ces fonctions seraient remplies en limitant strictement les pouvoirs accordés temporairement à des individus (immédiatement révocables) et en commissionnant une plus large communauté, plutôt qu’un corps professionnel ou des institutions. Tous ceux qui seraient chargés de préserver un système de justice sociale souhaitable seraient contrôlés, pleinement responsables et sujets à roulement. Toutes les procédures suivies seraient complètement ouvertes et transparentes. Par exemple, en aucun cas quelqu’un qui serait accusé d’un méfait quelconque pourrait-il être « tabassé » discrètement.
Un système de justice libertaire ferait tout ce qui est en son pouvoir pour permettre aux transgresseurs supposés de se défendre et d’être représentés, et au cas où ils seraient reconnus coupables, pour s’assurer que les sanctions imposées seraient décidées collectivement, qu’elles seraient équilibrées et humaines. Il n’y a aurait pas détention, sauf dans le cas de psychopathes/meurtriers pathologiques, par exemple. L’emprisonnement serait en principe écarté, à la fois sur des raisons pratiques (c’est inefficace) et parce que c’est moralement répugnant. Dans beaucoup de cas, une réhabilitation thérapeutique sera choisie, et correspondra mieux aux intérêts de la personne et de la société dans son ensemble.
L’anarchisme est d’abord une histoire de responsabilité individuelle. Si nous sommes tous impliqués à faire des « lois », alors nous nous sentirons tous mieux concernés pour les respecter. Nous serons tous encouragés à nous sentir responsables de nos propres actions et l’on s’attendra de nous que nous agissions d’une manière sociable, que nous nous respections les uns les autres. La culture litigieuse d’aujourd’hui gaspille beaucoup trop de temps, d’énergie et de ressources en litiges civils mesquins ou frauduleux. Les avocats qui engagent des affaires sur la base du « si je perds, pas d’honoraires » ou les « chasseurs d’ambulance » ont tout intérêt à encourager cette situation. Une société plus sensée saura éviter de telles futilités.
Je m’écarte un peu pour décrire un cas survenu il y a quelques années, afin d’expliquer comment une société anarchiste pourrait gérer le problème d’un accident de voiture. Pendant une période de très mauvais temps, une voiture conduite par un visiteur dans le Yorkshire (comté du nord de l’Angleterre) avait dérapé, s’était retournée et son conducteur avait été blessé. La communauté locale, venue à connaissance de cet incident, était aussitôt accourue sur les lieux et s’était employée à réparer les dommages. D’un commun accord, ils avaient appelé une ambulance, alerté la famille du conducteur, organisé la réparation et entreposé le véhicule réparé en attendant le rétablissement de son propriétaire ; tout cela avait été accompli sans l’implication de la police et sans que cela coûte rien ou presque au conducteur, sinon un grand message de remerciement et la promesse de celui-ci de rendre à son tour un service similaire si l’occasion s’en présentait.
Quand un enfant disparaît, les communautés se regroupent pour aider dans les recherches. Quand un navire est en danger, des volontaires se précipitent dans les bateaux de sauvetage. C’est en quelque sorte de l’anarchisme en action. Les problèmes et les difficultés que nous rencontrons peuvent mieux être résolus quand nous agissons ensemble, quand nous renforçons notre humanité commune et nous engageons ensemble à aider et à coopérer dans un esprit communautaire. Dans la société du futur, voilà notre meilleure défense contre le crime.