1. Rage, rage, rage.

Rage comme celle des jeunes en Grèce dans les dernières semaines. Rage face à la violence de la police, rage face aux bas salaires et au manque de chances de s’en sortir.

Rage aujourd’hui face au massacre des Palestiniens par l’armée israélienne à Gaza. Rage face aux cinq ans de tuerie et de destruction en Irak.

Rage, rage ici, tous les jours. Rage face à la répression d’Atenco et aux cent douze ans de prison infligés à Ignacio del Valle. Rage face au viol des compañeras qui luttent pour une vie digne. Rage face à la violence quotidienne de la police. Rage face à la destruction des forêts. Rage face au racisme, rage face au fossé obscène entre les revenus des riches et la misère des pauvres, rage face à l’arrogance des puissants. Rage parce qu’ils sont en train de transformer un pays magnifique en un pays pourri, un pays où vivre, c’est vivre dans la peur.

Rage parce que ce n’est pas seulement le Mexique, mais le monde entier qui pourrit, qu’on est en train de détruire. Rage parce que nous vivons dans un monde fondé sur la négation de l’humanité, la négation de la dignité. Rage parce que la seule façon de survivre est de se vendre. Rage parce que
la crise de ce système se traduit par plus de pauvreté, plus de violence, plus de frustration.

2. Rage, rage, rage. La rage brise. La rage brise la victime. Avant l’explosion de rage nous sommes victimes, victimes du système capitaliste.
Tout ce que nous pouvons faire en tant que victimes c’est de souffrir, de demander des changements, de formuler des revendications. En tant que victimes, nous avons besoin d’un leader, d’un parti. En tant que victimes nous espérons un changement dans le futur, une révolution dans le futur.

Par le cri de rage nous rompons avec ça, nous disons : « Non, nous ne sommes pas des victimes, nous sommes des humains, ça suffit de vivre comme ça, ça suffit de souffrir ! Nous n’allons plus rien demander à personne, nous n’allons plus formuler de revendications, nous n’allons plus attendre
la révolution dans le futur, parce que le futur n’en finit pas d’arriver.
Nous allons changer les choses ici et maintenant. »

Rage, digne rage. La rage anticapitaliste est une digne rage, parce qu’elle rompt avec la condition de victime, parce qu’elle porte déjà le désir d’autre chose, d’un monde différent, parce que derrière les cris et les barricades il y a autre chose, la construction d’autres rapports sociaux, la création d’une autre façon de faire, d’une autre façon d’aimer.

3. La rage est le seuil de la dignité. Mais la rage seule n’est pas suffisante parce qu’elle ne crée pas encore les fondations d’un autre monde, qu’elle ne crée pas encore la base pour résister à la réintégration au capitalisme. Elle ouvre la porte à une politique radicalement autre, à une façon de faire radicalement différente, mais le plein développement de la digne rage ne signifie pas seulement le cri de « Non, nous n’acceptons pas, nous ne nous soumettons pas ». C’est aussi le « Nous allons faire autre chose, nous allons vivre d’une manière qui ne colle pas avec le capital.
Nous luttons contre le capitalisme non seulement avec des manifestations et des pierres mais aussi (et peut-être surtout) en construisant autre chose. Nous luttons contre le capitalisme en vivant le monde que nous voulons créer. »

Ça suffit ! Ça suffit de vivre comme ça, de créer tous les jours un système qui est en train de nous tuer. Mais derrière le ¡Ya basta! zapatiste, il y a autre chose, sans lequel le zapatisme n’aurait pas la
force qu’il a. Derrière l’urgence du ¡Ya basta! il y a une autre temporalité, la temporalité du « Marchons, ne courons pas, parce que nous allons très loin ». Le noyau du zapatisme, c’est la construction patiente d’un autre monde, la création ici et maintenant d’autres rapports sociaux.
Les communautés zapatistes du Chiapas luttent contre le capitalisme en vivant le monde qu’elles veulent (et que nous voulons) créer. Elles luttent contre le capitalisme en allant au-delà du capitalisme. C’est ça, la digne rage.

Les zapatistes ne sont pas les seuls, évidemment. La digne rage existe partout. Elle existe dans tous les lieux et tous les moments où les gens disent « Non, nous n’allons pas accepter la domination du capital, ou de l’argent, nous allons faire autre chose ». Parfois c’est sur le Non qu’on
met l’accent, parfois, c’est sur la construction d’autre chose. Parfois, c’est la rage qui s’exprime le plus clairement, parfois c’est la dignité, mais il importe de reconnaître l’unité, les lignes de continuité entre les deux types de lutte. C’est pourquoi la tolérance, l’antisectarisme doit être l’élément central de n’importe quelle politique de la digne rage. Nous voulons rassembler les deux aspects, la rage et la dignité, et la seule façon de le faire est de respecter les différentes formes de lutte.

4. La dignité n’est pas la dignité des victimes, mais celle des sujets actifs (et des sujettes actives). La politique de la digne rage, c’est-à-dire l’autre politique, est un cheminement qui laisse en arrière
la politique des victimes, la politique des revendications, la politique des constantes dénonciations, la politique de leaders, de partis et d’État. La digne rage nous met au centre. Nous, hommes et femmes, créons le monde avec notre créativité, notre activité. C’est nous aussi qui
créons le capitalisme qui nous tue : c’est pour cela que nous savons que nous pouvons arrêter de le créer. C’est aussi nous, hommes et femmes, qui créons la crise actuelle du capitalisme, ou plutôt c’est nous qui sommes la crise du capitalisme.

Il est important d’insister là-dessus parce que la crise constitue une menace très sérieuse pour l’autre politique. La crise nous tire vers la vieille politique de la gauche, vers la politique de la victime, la
politique des revendications.

Il y a essentiellement deux façons de parler de la crise. La façon la plus évidente est de rejeter la faute sur les capitalistes et le capitalisme. La crise est la démonstration de l’échec du capitalisme. Il nous faut une révolution. Il faut faire la révolution de la façon la plus efficace possible. Et pendant ce temps, nous devons demander plus d’emploi, plus de dépenses sociales, des subventions pour les pauvres et non pour les riches. La compréhension de la crise comme leur crise à eux nous ramène à
la politique de la victime, des revendications, de la révolution future.

L’autre façon, c’est de dire que non, ce n’est pas comme ça : c’est nous les responsables de la crise, et ce n’est pas que nous ayons à faire la révolution, car nous sommes déjà en train de la faire, et la crise est l’expression visible du fait que nous sommes en train de la faire. Le capitalisme est un système de domination, de subordination. Et de surcroît, il dépend d’une subordination toujours plus absolue de la vie au travail aliéné. S’il ne parvient pas à imposer cette subordination totale,
il entre en crise ouverte.

Nous, hommes et femmes, nous sommes les insubordonnés, nous sommes la crise du capital. La grande crise de 29 a été le résultat de la vague d’insubordination qui s’est exprimée dans la révolution russe. La crise d’aujourd’hui est le résultat des vagues d’insubordination des quarante
dernières années. La crise dans les deux cas est une crise masquée, masquée par l’expansion du crédit qui cache le lien entre l’insubordination et ses conséquences et donne à la crise de production
l’apparence d’une crise financière. L’expansion du crédit est une sorte de pari sur l’exploitation future du travail, c’est-à-dire sur la subordination future de notre activité, un pari que le capital est en train de perdre. Nous sommes l’insubordination qui est la crise du capital, et nous n’allons pas nous subordonner.

Il vaut mieux assumer notre responsabilité. Ça nous aide à comprendre notre force : nous ne sommes pas les éternels perdants ; notre rébellion, notre insubordination, notre dignité sont en train de secouer le système.
La crise du capital est l’expression de la force de notre dignité. Alors il ne faut pas regarder la crise comme l’écroulement du capitalisme, mais comme l’éruption de notre dignité, la naissance d’autre chose, d’autres rapports sociaux, des rapports sociaux fondés sur la dignité, sur la digne rage.

Le défi de l’autre politique est de renforcer ce processus, cette création d’un autre monde. Il ne peut être question de demander plus d’emploi ou plus d’État, parce que ceux-ci signifient le renouvellement de la subordination au capital. Nous ne demandons rien à personne, nous développons plutôt ici et maintenant l’insubordination créative, en étendant le plus que nous le pouvons les moments et les espaces où nous disons : « Nous n’allons pas nous subordonner aux injonctions du capital, nous allons faire autre chose, nous allons encourager l’aide mutuelle, la
coopération, la création, contre le capital. » Ce n’est pas facile, ce n’est pas évident, mais c’est la direction dans laquelle il nous faut marcher, explorer. Avec rage, mais avec une rage qui ouvre d’autres perspectives, qui crée d’autres choses, une digne rage.

C’est en (se) posant des questions qu’on avance.

John Holloway

Mexico, Iztapalapa, Lienzo Charro, le 28 décembre 2008.

Traduit par el Viejo.

http://cspcl.ouvaton.org/article.php3?id_article=619