Noir & Rouge n°10, printemps 1958
Majorité et minorité

par MIT

Une majorité peut-elle prétendre être l’expression d’une organisation ; ses décisions ont-elles la valeur de décisions organisationnelles ; comment la minorité est-elle traitée dans son expression, sa conduite, son existence même au sein de cette organisation ?

Toutes ces questions ont au premier abord un intérêt secondaire, mais sont en réalité d’une importance considérable quand on veut vivre dans une organisation et quand on veut que celle-ci vive. Et on ne peut pas « laisser faire, on verra ça au cours de l’expérience, chaque cas est un cas d’espèce, avec de la bonne volonté… » Car souvent l’expérience est très convaincante — mais quand on s’en aperçoit il est trop tard pour changer quelque chose, et faut ou tout accepter ou tout lâcher. Il faut, dès les premiers pas communs, élaborer une ligne de conduite théorique et pratique acceptée par tous, et dans ce contexte, la question minorité/majorité peut influencer le marche dans l’un ou l’autre sens.

Pour nous, le fonctionnement d’une organisation fédéraliste est incompatible avec le maintient du principe de majorité. Il existe une vraie majorité, celle de l’unanimité, librement conçue, librement acceptée. Toute autre majorité, au 2/3, absolue ou simple, avec toutes sortes d’arrangements — est une majorité seulement pour ceux qui l’ont acceptée ; pour les autres, elle ne peut avoir de valeur, ni être une obligation.

Chaque fois que l’on veut imposer, pour une raison ou une autre, on arrive à une unité artificielle, fragile, instable. Bien sûr, on trouve et on trouvera toujours dans chaque cas « des. conditions, exceptionnelles, des nécessités historiques », mais quel moment n’est pas historique dans la marche de l’humanité vers son bonheur ? Et il n’est pas difficile pour ceux qui ont besoin de cette majorité de discourir sur les conditions exceptionelles.

Mais… sans majorité on ne peut prendre de décision, et sans décisions, une organisation ne sert à rien, c’est la pagaille. C’est l’objection majeure adressée aux libertaires par les amateurs d’autorité, et aussi, il faut le dire, par certains libertaires. L’expérience n’est pas en accord avec ce raisonnement. Non seulement il existe des organisations construites sur cette base, mais il existe des cas où, sans compter les voix, la majorité était réelle : le 19 juillet 1936, les journées de mai 1937 à Barcelone ; mais la majorité n’existait pas lorsque les anarchistes étaient « obligés » de collaborer avec le gouvernement, et c’est alors que nos alliés ont commencé à s’indigner de l’existence d’une opposition et d’une minorité et à faire des reproches sur la faiblesse et le manque de discipline des anarchistes. C’est cependant l’existence de cette minorité qui a sauvé l’honneur de tout le mouvement, y compris ceux qui avaient accepté le compromis.

Le principe de la majorité vient de la pratique de la lutte politique, du suffrage universel, du parlementarisme. Là, il est nécessaire, plus, il est l’unique facteur indispensable à la bonne marche du système. La lutte pour la majorité n’a jamais été et ne pourra jamais être franche et honnête. Pour gagner des voix, personne ne dévoile son vrai visage, les mécanismes de son jeu ni les brais buts qu’il poursuit. Les appels les plus révolutionnaires ne sont que de simples propositions, vagues et susceptibles de rallier un vaste spectre d’individus ; les sermons les plus solennels ne sont que les cris des démagogues qui essaient de toucher les sentiments bas de la foule, soit égoïste, soit faussement humanitaire. Cette vaste mascarade des beaux parleurs est bien orchestrée dans les coulisses par les jeux d’intimidation, de menaces économiques et autres, ainsi que des promesses et des avantages. Dans les régimes autoritaires, ces mêmes coulisses sont encore plus transparentes, et les vrais acteurs de la majorité (la police officielle et politique, répression directe ou indirecte) sont sur les planches, brandissant leurs « arguments » ; ils ne se gênent même pas pour faire quelques petites démonstrations contre les réticents pour donner des exemples aux autres, et pour arriver à la majorité idéale… 99,99%. Mais ce danger existe même dans les organisations non-autoritaires, démocratiques, voire même libertaires, quand on accepte le principe de la majorité et de la lutte pour la majorité. On a vu des congrès dits libertaires préparés dans les coulisses, avec des rôles et des discours distribués à l’avance, avec une propagande appropriée à chaque délégué même ; et on a aussi vu les résultats. Ce phénomène « à la Fontenis » ne doit pat se reproduire.

Mais on trouvera toujours des individus non convaincus, réticents, même pour des raisons strictement personnelles ; vous savez quel rôle non avoué jouent les relations personnelles ; même dans les organisations strictement politiques, économiques et idéologiques. On ne peut demander à tout le monde d’avoir de la sympathie pour tout le monde. On arrivera alors aux obstructions absurdes, non motivées, qui peuvent paralyser et bloquer l’organisation justement quand elle doit agir le plus vite — et alors, que faire ? Ça peut arriver.

— Mais cette explication repose sur deux erreurs : celle de la conception d’une organisation spécifique et homogène, et celle de la morale anarchiste.

Quand les membres d’une organisation sont liés entre eux non seulement par des liens personnels plus ou moins en sympathie, mais aussi et avant tout par un certain nombre de principes idéologiques et tactiques suffisamment grand pour qu’on puisse dire que cette organisation est homogène — les risques de divergences importantes sont alors très minimes. C’est une des raisons pour laquelle nous tenons aux conceptions et la pratique d’un « groupe anarchiste spécifique », et que nous refusons de nous diluer ou de nous faire diluer dans la quantité. Si on accepte l’autre pratique « venez, tous ceux qui sont pour la liberté », ou « contre l’État » ou même « pour l’anarchisme en général » — dès le lendemain, sur n’importe quelle question, les accrochages seront inévitables. Cet aspect hétérogène a une autre conséquence : l’existence de groupe « d’initiés » (même de plusieurs groupes à la fois) le plus souvent secrets ou semi secret ; et chacun d’eux se propose de mener le jeu, avec la bonne conscience de « conduire les autres dans la bonne voie »… ce qui dégénérera vite en luttes internes, en OPB, en dirigeants et masse. Il existe ainsi non seulement une une majorité et une minorité mais plusieurs cercles concentriques, gravitant le plus souvent autour d’une « forte tête » (qui dispense les autres de penser), se méfiant les uns des autres, chacun faisant son petit travail à l’ombre ou au petit jour, tachant d’attirer les autres vers son groupe, et le tout bien couvert par une apparence heureuse d’unité. C’est une atmosphère malsaine qui ne peut éduquer ni construire des individus droits et honnêtes. C’est un « gouffre du parlementarisme » en miniature.

Mais il ne faut tout de même pas idéaliser, malgré l’homogénéité des vues, des différences et des discussions peuvent se produire. Les idées elles-mêmes ne sont pas figées et peuvent évoluer. Si les divergences sont alors d’un ordre théorique important, il sera mieux pour l’organisation qu’elle éclate et qu’il existe deux ou plusieurs nouvelles organisations plus ou moins homogènes, que de garder une organisation hétérogène. C’est inévitable, et si l’on cherche à empêcher cette évolution, c’est alors qu’on risque de tout bloquer et paralyser, en cherchant des compromis anodins qui empêcheront l’éclatement et empêcheront aussi toute action dans l’un ou l’autre sens.

L’autre facteur mentionné plus haut — la morale anarchiste — s’il est bien compris et bien appliqué dans la vie, aidera beaucoup à l’aplanissement des petits conflits, et aussi quand peut se produire l’éclatement de l’organisation — en acceptant une opinion qui n’est pas identique à la nôtre, sans la considérer comme celle d’un ennemi, ni déclencher une lutte contre lui. À condition, bien sûr, qu’il ne s’agisse pas d’une opinion complètement sortie du concept de l’anarchisme. Dans l’histoire de l’anarchisme il existe seulement quelques cas particuliers de cette sorte, et cette dernière possibilité peut pratiquement être éliminée.

Le rôle d’un bulletin intérieur dans une organisation anarchiste où l’on peut discuter ouvertement de toutes les questions intéressent l’organisation, y compris les différents points de vue, est considérable.

Il existe aussi un dernier facteur lié à l’organisation : les camarades qui entrent dans cette organisation doivent accepter librement sa nécessité et son rôle. C’est l’évidence même. Celui qui n’a pas dépassé un stade individuel strict, qui ne peut pas imaginer d’autres structures sociales que celles des individus isolés et dispersés, fera mieux de rester isolé, d’aider les autres quand il le veut, mais de ne pas encombrer la vie de l’organisation par ses pratiques individualistes et intransigeantes. Pour cette catégorie de camarades, souvent d’ailleurs très bons camarades, il faut trouver une autre nomenclature et les accepter tels qu’ils sont.

Une organisation vraiment démocratique se reconnaît d’après sa conduite envers sa propre opposition. C’est encore plus valable pour une organisation libertaire qui prétend préparer la société de demain. Chaque fois qu’une majorité discute et applique les limites imaginées par la majorité elle-même dans lesquelles l’opposition doit exercer son activité, on peut en trouver deux causes : ou l’admission des membres était très large, ou il existe, dans cette même organisation, des individus qui veulent jouer le rôle de dirigeants. Ces deux possibilités ne s’excluent pas l’une l’autre : tel ou tel membre qui veut s’emparer de l’organisation y fera rentrer de nouveaux membres pour augmenter les chances de sa propre majorité.

En dehors de nos organisations, peut-on exiger et pratiquer le refus de la majorité ? C’est plus difficile, les conditions ne sont pas les mêmes, le but est avant tout de faire progresser nos idées sans les trahir. Mais ici aussi, il faut veiller ce que la majorité même triomphante n’écrase pas l’esprit de la minorité, non seulement parce que nous risquons de nous trouver un jour dans cette position (les mouvements révolutionnaires sont le plus souvent minoritaires), mais aussi esprit anti-autoritaire et de tolérance. Chaque fois qu’un dirigeant ou une équipe de dirigeants commence à prétendre être le maître absolu, ils finiront par se dévorer eux-mêmes et arriveront. à une dictature camouflée ou ouverte. Le premier signe d’un futur « chef d’État » ou « chef du peuple » est sa haine contre ses propres camarades qui ne l’acceptent pas dans ce rôle. Ensuite, son appétit d’autorité ne s’arrête pas, au contraire ses limites deviennent de plus en plus vastes, illimitées…

Chaque organisation, qu’elle qu’elle soit, est un compromis entre un individu et les autres devant les impératifs de la vie sociale. C’est-à-dire que chaque individu doit inévitablement renoncer à certaines tendances et certaines habitudes inadmissibles et nuisibles dans la société. Et par conséquent, dans chaque organisation il existe le risque que les sacrifices demandés aux individus au nom de la société dépassent les nécessités de la société elle même et deviennent l’objet d’une abstraction comme l’État, la bureaucratie, le chef, les nécessités historiques, etc. Une barrière à ce danger est la possibilité pour l’individu de ne pas accepter certains faits ou certaines tendances qu’il juge inadéquates et inutiles pour la société, c’est la possibilité d’être en opposition, c’est-à-dire en minorité. Il existe d’autres barrières : l’organisation fédéraliste elle-même, l’élection. directe et limitée des responsables, la participation réelle des simples membres de l’organisation, le caractère économique et non politique de la lutte, etc.
En résumé

— le principe de la majorité ne peut avoir de valeur décisive dans une organisation anarchiste.

— les votes de congrès et des réunions marquent seulement le nombre de propositions et le nombre de camarades pour chacune d’elles, mais sans en imposer aucune.

— la seule majorité est l’unanimité librement acceptée.

— si cette unanimité n’est pas réalisée, chaque proposition a le droit d’exister et d’agir.

— la minorité ainsi que la majorité ont les mêmes droits et les mêmes possibilités de travail et d’action.

— l’organisation anarchiste spécifique est basée sur l’identification des principes et des tactiques. Si cette identification manque, il doit exister plusieurs groupes plus ou moins homogènes, mais point du tout hostiles les uns aux autres.

MIT 1958