Il serait irresponsable de rester sans rien faire, de ne pas lutter. Nombre de choses exigent un engagement de chacun, de la question des OGM jusqu’aux nouvelles lois sécuritaires. Mais c’est peut-être la question de l’immigration qui met le plus à mal la dignité humaine aujourd’hui. C’est pourquoi il faut multiplier les actes de désobéissance civile, c’est à dire refuser de se plier à une loi significativement injuste, inique, et même aller jusqu’à la résistance, c’est à dire aller volontairement et activement contre la loi. Les discours et les lois sur l’immigration doivent amener des actions, ne serait-ce que pour montrer qu’il n’est pas acceptable de tenir de tels propos. Face à la peur et l’aversion, il faut prôner l’hospitalité et le respect. Hospitalité qui nous fait défaut : 10% des détenus sont incarcérés pour infraction à la législation sur le séjour des étrangers, ce qui fait que 30% des étrangers sur le sol français sont en prison (années 2000).

Et le risque est qu’un jour, et c’est de plus en plus le cas, ces discours démagogiques soient généralement acceptés. Les questions d’immigration sont liées aux questions sociales, d’éducation, d’urbanisme et de politique internationale. Et elles sont suffisamment complexes et cristallisantes d’angoisses pour être le terrain du populisme le plus malsain. Les politiques jouent sur l’émotion, et principalement sur la peur de l’autre, répondant sans même parfois s’en rendre compte au vieux principe « diviser pour mieux régner ». En Europe latine, dont la France fait partie, l’ « idée sous-jacente est que l’enfer c’est les autres » (R.Muchembeld). Il serait plus judicieux que le « citoyen ordinaire se méfie plus du démon qui sommeille en lui » (R.Muchembeld). On se voit comme « bon », alors que le « mal » viendrait forcément de l’autre. Les hommes politiques eux-mêmes assimilent « violence » et « étrangers », alors que bon nombre d’études montrent qu’il n’y a pas de corrélation entre ces deux choses : la nationalité ne joue pas sur l’ « insécurité ».

Pourtant, le 2 mai 2006, la Ministre de l’Intérieur N.Sarkozy déclare devant le Parlement, dans le cadre du débat sur son projet de loi sur l’immigration « choisie », qu’il y a aussi « le pire » dans l’immigration, à savoir « les cités ghettos, les squats, les phénomènes de bandes, les violences urbaines ». Il s’inscrit ainsi dans un discours qui identifie le « mal » chez les autres. C’est une vision égocentrique, voire ethnocentriste, et où pointe une sorte de détermination de la nature humaine : l’Homme serait bon ou mauvais de manière innée. D’ailleurs, il existe un mythe de l’inscription génétique du meurtrier. Dès 1892, le docteur Laureur déclarait pouvoir repérer les meurtriers à la forme de leur verge. Mais cette tendance existe aujourd’hui, et elle s’exprime notamment dans les propos de N.Sarkozy qui entend repérer les délinquants dès la maternelle. Le scientisme, cette croyance radicale en la science, ambiant dans la modernité, provoque de dangereuses dérives.

La peur est aujourd’hui instrumentalisée, ce qui se ressent dans les discours politiques qui alternent entre effarement, craintes, mises en garde et éternelles promesses, tout cela garni de chiffres ne résistant pas à une analyse sérieuse. Encore faut-il la faire. « Le despote ne parle pas, il berce. Il berce d’illusions » (F.Hofstein). Et cela fonctionne, car l’ordre émotionnel, et même pulsionnel, dirige l’agir humain (« insécurité », victimisation, concurrence, puissance, consommation).

Lorsque les institutions découlent de la discussion et de l’action concertées des citoyens, c’est à dire de personnes libres et responsables, alors ne pas respecter la loi revient à ne pas se respecter soi-même. Mais ceci à la seule condition que les individus aient la sensation que les institutions et les lois émanent de leurs actions communes.

Cette condition n’est aucunement remplie aujourd’hui. Quant aux Hommes responsables, ils sont peu nombreux. Il y a souvent des décisions légales et pourtant injustes qui sont prises. Ces décisions peuvent même être en contradiction avec l’idéal démocratique. Mais si j’accepte l’esprit démocratique, quand je refuse d’obéir à une loi significativement injuste, je ne suis pas en contradiction avec moi-même : je ne fais que dire qu’il existe quelque chose de plus fort, de transcendant, d’Absolu. Face à la souveraineté du peuple (majorité), à l’autoritarisme d’Etat (violence légale), il y a la souveraineté du genre humain.

D’un certain sens, les pays riches paient le prix de leurs richesses accaparées, de l’exploitation impérialiste. Le capitalisme a besoin de rebus, de pauvres, ce qui provoque un dualisme tant au niveau national qu’international. Sauf qu’à ce niveau, il n’existe aucune politique sociale pour « sauver les meubles ». Les Etats-Unis et l’Europe ont colonisé le monde, et continuent aujourd’hui à fixer les règles. Et celles-ci sont à leur avantage. La première des choses serait d’annuler la dette de tous les pays les plus pauvres qui les maintient dans de mauvaises conditions et les oblige à jouer le jeu économique international. La dette totale de ces pays dits du Sud dépassait les 2000 milliards de dollars en 2000, alors que ces pays « ont déjà largement fait profiter ceux du Nord de leurs richesses, dans l’histoire récente comme à l’époque coloniale » (C.Aguiton). Cette annulation n’a même pas avoir avec de la solidarité, mais c’est plus simplement que cette dette n’a pas lieu d’être.

Régler la question de l’immigration implique de revoir les fondements de la politique mondiale. La répression restera inefficace tant que ces gens devront partir pour espérer vivre. Et le durcissement des règles d’immigration vont d’autant plus développer la clandestinité. On n’immigre pas par plaisir, mais par nécessité. Les conditions de passage des clandestins démontrent la volonté, souvent mortelle, de ces immigrés. On immigre pour sauver sa vie, tout simplement. Et même parfois la vie de tout un village. Les coquilles de noix qui apportent la misère et viennent s’échouer sur les bords de l’espérance rappellent l’horreur de notre monde. Les cadavres s’amoncellent. La réalité est plus dure que les discours et les images veulent bien montrer. Je demande pardon aux étrangers. Je demande pardon aux générations futures. Je demande pardon à l’humanité pour ce que nous sommes en train de faire, pour la période que nous vivons et pour ce vers quoi nous allons.

Exiger que les prétendants à la nationalité française n’aient plus aucun lien avec leur pays d’origine est insensé : cela consiste à définir une image conforme du parfait petit français, auquel beaucoup de nationaux ne correspondent d’ailleurs pas (il en est de même pour le respect de La Marseillaise ou du drapeau). Alors qu’en sera-t-il d’eux ? Va-t-on les jeter ? Il est vrai qu’on les malmène déjà (répression) et qu’on leur demande vivement de quitter la France (« aimez-la ou quittez-la »). Et en établissant des critères et en choisissant nos immigrés, nous répondons à la maxime libérale qui voit l’Homme comme une marchandise, et mettons en place un « marché » de l’immigration.

Nous voulons faire des candidats à la nationalité française de meilleurs français que nous-mêmes. Mais pour que l’étranger trouve sa place dans sa nouvelle société, « encore faut-il que pays d’accueil et immigrant ne confondent pas assimilation, action qui rend semblable le différent et le propose à l’identification, et intégration, action par laquelle un individu s’incorpore à une collectivité, mais mot que ses origines latines renvoient à intégrité, c’est à dire à l’état d’une chose demeurée intacte » (F.Hofstein). Et par ces mesures, nous disons aux membres de la société comment vivre, quelle manière de vivre et quelle personnalité répond aux critères, c’est à dire est « normale ». L’Etat entre dans la vie privée, dans la vie intime, des membres du peuple et définit un mode de vie idéal. L’Etat définit comment vivre et s’insère dans l’intimité, participant ainsi à l’irréversible processus d’uniformisation. L’Etat s’immisce dans la totalité de la vie des sujets, ce que ne manque pas de faire les Etats totalitaires.

En effaçant les différences, la modernité supprime les identités et crée des discriminations : elle est simplement inhumaine. Et alors qu’elle se dit libérale, elle est profondément liberticide même lorsqu’elle prône des droits humains universaux. Ceux-ci cachent bien souvent des exigences à se conformer à la modernité capitaliste, au marché. La démocratie n’est pas capitaliste, le capitalisme est même contradictoire avec l’idéal démocratique. La liberté passe de toute façon nécessairement par la pluralité. Mais la modernité suit un mouvement implacable d’uniformisation globale, bien plus que d’égalisation.

D’ailleurs, les sociétés modernes ont commencé à se bâtir sous la forme d’Etats-Nation, mettant en avant la nationalité plutôt que la citoyenneté. Et l’idée de nation s’est forgée autour du mythe de la raciologie. Comment se fait-il que les français métropolitains ignorent tout des kanaks de Nouvelle-Calédonie ? Et des autochtones de Guyane ? La France est métissée, et se refuse pourtant à mettre en avant la richesse des cultures qui l’enveloppent.

La nationalité est à dissocier de la citoyenneté. La première est une identité collective par rapport à une altérité, la seconde donne des droits et des devoirs qui répondent à une vision du monde qui cherche l’universel. La citoyenneté crée une communauté politique d’êtres égaux et dont tout le monde peut potentiellement faire partie, dans la mesure qu’ils participent au vivre-ensemble. La nation se veut une communauté homogène reposant sur des critères qui se veulent objectifs. Mais les nations n’existent pas, et il en résulte tous les problèmes d’intégration et d’identité que l’on peut connaître. L’identité française doit reposer sur la citoyenneté et non sur une manière de vivre.

Sur ce point, à savoir sur la question nationale ou ethnique, les sociétés créoles sont en avance sur les nôtres. Ce sont des mondes composites où l’incarnation de l’histoire est plus perceptible qu’ailleurs. Le métissage fonctionne : les traits culturels sont conservés sans qu’il y ait de conflits entre les groupes. Il n’y a d’ailleurs pas réellement de groupes. Et l’intégration devient alors « cette capacité primordiale à s’enrichir sans cesse de tous les apports humains de toute nature » (K.Yamgnane).

Mais dans les sociétés modernes, elle est plutôt uniformisation et acculturation, et toujours conflictuelle. Et l’uniformisation ne se fait pas ressentir seulement au niveau national, mais aussi international. L’impérialisme a un effet dévastateur, celui de l’imposition du mode de vie occidental au détriment de tous les autres. La mondialisation arrive à son terme, et les peuples résistant à l’uniformisation et l’acculturation sont de plus en plus rares. L’exotisme disparaît.

La modernité, la Zivilisation, s’est construite sur la disparition des sociétés antérieures (traditionnelles et primitives), c’est à dire de la plus grande partie de l’humanité. Rien qu’en Amérique, c’est le quart de l’humanité qui a disparu entre le 15ème et le 19ème, ce qui en a fait concrètement un « nouveau » monde.

A l’aube de ce nouveau millénaire, on oublie trop vite que c’est encore le cas dans quelques zones en Amérique, Afrique, Océanie et Asie. Cela continue aujourd’hui avec l’exploitation des ressources, la domination économique et politique, mais aussi l’esclavage et les conflits armés. Les compagnies forestières et minières paient ainsi des tueurs à gages pour venir à bout des résistances des rares tribus encore authentiques. On ne parle plus de colonisation, d’apporter la civilisation à ces primitifs, mais de développement et de progrès.

Même certaines organisations, qui disent les aider, ne font finalement que célébrer le mythe de la race blanche occidentale détentrice de la civilisation, c’est à dire de la plus grande humanité. L’homme moderne n’a que remplacé l’homme blanc, même s’il désigne à peu près la même population. C’est pourtant l’horreur que fait venir la civilisation. Je hais ce monde moderne pour les horreurs sur lesquelles il s’est construit et sur lesquelles il continue à se bâtir. Pour son implacable acculturation et uniformisation qui empêchent de vivre autrement que l’in-existence conformiste moderne. Pour m’empêcher de vivre et d’être aussi. Ce n’est pas seulement une domination (exploitation) de la nature qui révèle notre civilisation, mais aussi une domination des autres-hommes qui aboutit à leur extinction. La modernité tue l’humanité : les hommes véritables, elle les fait disparaître physiquement, les hommes aliénés et inexistants, elle les maintient dans cette condition infantile.

Les hommes contemporains deviennent des similaires plutôt que des semblables. C’est la similitude qui correspond aux temps modernes, et non l’égalité, d’ailleurs contradictoire avec le capitalisme. La modernité a fait une communauté d’appartenance, reposant sur des critères qui se veulent objectifs, plutôt qu’une communauté politique (citoyenneté). La modernité fait l’unité au lieu de l’union dans la pluralité. Il ne peut pas y avoir d’union par l’indifférenciation. Il ne peut y avoir union qu’entre personnes libres. Et la pluralité, donc la différence, est essentielle pour assurer la liberté.

Face à l’obscurité de notre époque, je me sens d’un côté révolté, de l’autre résigné. Il nous faut pourtant accepter pour comprendre, et comprendre pour agir justement. Je veux partir, quitter la France. Je me vois déjà balancer ma carte d’identité et refuser ma nationalité française après les élections 2007 si le monde ne change pas, s’il ne va pas vers l’Humanité. Pourquoi être français alors que je ne reconnais aucune légitimité à l’Etat ou à la Justice, qui n’a de juste que le nom ? Mais je veux aussi lutter pour faire vivre l’espérance. Et ainsi subir la répression… Le contestataire est un ennemi qui doit être châtié. Qu’importe ! Et si nous refusions de présenter nos cartes d’identité à chaque contrôle, si nous brûlions les (photocopies de ces mêmes) cartes devant chaque bâtiment administratif, si nous devenions tous clandestins ?

Je ne peux me résoudre à abandonner la France parce que je l’aime trop, mais en l’état actuel des choses, je ne peux me résoudre à la supporter. Mais j’ai espoir que nous marcherons pour révolutionner aussi bien nos âmes que notre monde. Non pour rêver, mais pour créer. Pour révolutionner nos vies. Au moins pour garder un tant soit peu de dignité.

« Aimez la France ou quittez-la » : à ceux qui prononcent ces mots, je leur réponds que c’est justement par amour pour la « France » que je lutte contre l’Etat français, dans l’espoir de redonner à ce qu’il représente, c’est à dire le peuple, un peu d’honneur, comme Zola l’a fait pendant l’ « Affaire Dreyfus ». Et ce sont ceux qui osent monopoliser l’image de la France, dans une volonté totalitaire –le mot n’est pas trop fort-, que nous ferons partir par la force de nos âmes conjuguées. Insoumission, insurrection, révolution. JV. 2006