Sur les gilets jaunes

En rupture avec les formes de lutte traditionnelles du mouvement ouvrier, la révolte des Gilets jaunes ne ressemble, de prime abord, à rien de connu. On a tendance, un peu hâtivement, à la rattacher à la montée des « populismes » que connaîtrait l’Europe depuis quelques années, bien que les organisations politiques généralement catégorisées de la sorte – populistes – soient elles aussi rejetées par les occupants des ronds-points. Le mouvement qui lui ressemble le plus est peut-être la très atypique mobilisation italienne des Forconi de 2012-2013 qui favorisa l’ascension du Mouvement 5 étoiles3. Pour la France, les commentateurs trouvent des similitudes avec les Bonnets rouges qui touchèrent la Bretagne en 2013 – mais les dissemblances sont nombreuses –, moins souvent avec la révolte qui paralysa la Guyane en 2017. D’autres, malgré un contexte très différent, évoquent aussi le mouvement des places ou bien encore les révoltes arabes de 2011.

Quoi qu’ils en disent par ailleurs, le mouvement a néanmoins surpris tous les analystes, think tank patronaux, séminaires de recherche, groupes de militants ou de théoriciens marxistes. Était-il si imprévisible ? On l’annonçait pourtant depuis plusieurs années dans ces lieux où le débat est vif, les bistrots : le fameux « ça va péter », entendu mille fois, s’est-il enfin concrétisé ? Et si oui, annonce-t-il que nous sommes désormais pleinement passés dans un nouveau cycle de lutte ? Avant de tenter d’y voir plus clair, revenons rapidement sur les grandes étapes du mouvement.

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01 / UNE SAISON ET DES ACTES 02 / GILETS JAUNES, QUEL EST VOTRE MÉTIER ? / BIBLIOGRAPHIE

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01 / UNE SAISON ET DES ACTES

« Dans ce mouvement, notre perception du temps bouge. Un moment il se suspend, nous sommes le 17. Puis hop, passe la fin novembre, deux semaines se sont écoulées, on est le premier décembre. Un samedi puis un autre et on se surprend à parler d’hier pour dire samedi dernier. »4

La révolte des Gilets jaunes fait suite à une longue série de batailles défensives livrées et perdues par les travailleurs de l’Hexagone qui semble faite de mobilisations à chaque fois plus réduites, de grèves ayant de moins en moins d’impact et d’appareils syndicaux davantage préoccupés par leur survie que par la lutte : retraites en 2010, loi Travail en 2016 ou bien encore cheminots en 2018. Un boulevard semble ouvert pour le président Macron qui, ainsi, multiplie les mesures antisociales, parfois très symboliques, telles que l’abolition de l’ISF, la pérennisation du CICE, une nouvelle loi Travail, la baisse des APL, l’augmentation du taux de CSG des retraités, la casse du statut des cheminots ou la réforme de l’accès à l’université. L’opposition à ces mesures est inexistante ou brisée, et le marasme domine. Dans un tel contexte, le vote fin octobre, par l’Assemblée nationale, du projet de loi de finances pour l’année 2019 qui comprend une énième augmentation du prix des carburants ne devrait, tout au plus, provoquer que d’imperceptibles gémissements.

Pourtant, la protestation gonfle sur les réseaux sociaux, et les premiers appels à la mobilisation physique contre la hausse annoncée des prix du carburant se font autour de vidéos et de pétitions en ligne. La journée de « blocage national contre la hausse du carburant », initiée par deux chauffeurs routiers sur Facebook, rencontre un impressionnant succès : le 17 novembre, selon le gouvernement, 280 000 manifestants sont présents mais, selon le syndicat France Police-Policiers en colère, on compte un million de manifestants répartis sur plus de 3 000 points de blocage. Ce qui est encore plus surprenant c’est que le mouvement ne s’arrête pas, que nombre de manifestants passent la nuit sur les ronds-points, y restent le dimanche, le lundi et les jours suivants. Les samedis restent toutefois des moments forts de la mobilisation.
Le 24 novembre, le gouvernement recense 166 000 personnes alors que le syndicat de police en dénombre lui plus de 750 000 sur 1 500 points de blocage. Alors que, le samedi précédent, des Gilets jaunes avaient tenté de se rendre à l’Élysée, des manifestants sont à nouveau présents sur les Champs-Élysées où, pendant près de dix heures, ont lieu des affrontements avec la police. Le samedi suivant (Acte III), des émeutes éclatent dans de nombreuses villes de province. Ne pouvant accéder à la plus belle avenue du monde, les Gilets jaunes montés à la Capitale prennent d’assaut les quartiers riches de l’ouest ; les affrontements avec la police sont très violents et les dégâts sont impressionnants : l’Arc de Triomphe est (en partie) saccagé, les hôtels particuliers autour de la place de l’Étoile sont attaqués, l’un d’entre eux envahi et incendié, plus d’une centaine de voitures sont en flamme, des boutiques pillées, etc. Le 4 décembre, Matignon annonce la « suspension » de la hausse de la taxe sur les carburants puis, quelques heures plus tard, l’Élysée précise qu’il s’agit en fait d’une « annulation ». Le gouvernement recule, mais trop tardivement pour mettre un terme à la révolte. Le 8 décembre (Acte IV), le ministère de l’Intérieur recense encore 136 000 manifestants ; la journée est encore marquée par de très violentes confrontations, à Paris comme en Province, entre Gilets jaunes et forces de l’ordre. Deux jours plus tard, Emmanuel Macron annonce au cours d’une allocution officielle une hausse du SMIC de 100 euros, l’annulation de la hausse de la CSG pour les retraités et la défiscalisation des heures supplémentaires. Les Gilets jaunes se rendent vite compte que l’augmentation du SMIC de 100 € est un leurre (essentiellement constituée par l’accélération de la hausse de la prime d’activité prévue au début de son quinquennat). Pour l’Acte V, le ministère de l’Intérieur déploie 69 000 policiers et gendarmes mais ne compte que 66 500 manifestants. Bien qu’un relative décrue soit perceptible, le mouvement se poursuit avec parfois des événements particulièrement spectaculaires, assez peu relayés dans les médias nationaux, par exemple l’incendie, dans la nuit du lundi 17 au mardi 18, de la barrière de péage de Bandol (17 Gilets jaunes seront arrêtés). Le lendemain c’est celle de Bessan qui est ravagée à son tour (41 Gilets jaunes seront arrêtés).

Après un mois de mouvement, les Gilets jaunes entrent sans doute durant cette période dans une nouvelle phase, plus incertaine. Alors que le froid attaque les ronds-points et qu’approchent des fêtes de fin d’année a priori démobilisatrices, Emmanuel Macron annonce, le 18 décembre, l’organisation d’un grand débat national sur quatre thèmes : transition écologique, fiscalité, organisation de l’État, démocratie et citoyenneté (du 15 janvier au 15 mars). Un coup de bluff qui s’accompagne d’un volet répressif : si, localement, il devient de plus en plus difficile de tenir tous les points de blocage et que des ronds-points doivent être abandonnés, beaucoup d’autres sont évacués par les forces de l’ordre. Le 19 décembre, le ministère de l’Intérieur revendique le déblocage de 170 ronds-points en quelques jours. Ceux qui résistent perdent toute capacité de blocage économique et se transforment en lieux de rencontre et discussion où l’on construit généralement une cabane pour se protéger des intempéries ; les éléments les plus radicaux et « déters » (déterminés), autrefois dispersés sur plusieurs communes, se retrouvent sur ces points. Mais ce sont désormais les manifestations du samedi qui rythment la mobilisation des Gilets jaunes.
Si beaucoup imaginent et espèrent que la fin d’année va sonner le glas du mouvement, ils se trompent : on fête Noël ou la Saint-Sylvestre sur de nombreux ronds-points et les manifestations du samedi, bien que rassemblant de faibles cortèges, ne s’arrêtent pas. Le 5 janvier (Acte VIII), nouvelle surprise pour qui est habitué aux mouvements sociaux, la mobilisation repart à la hausse et des affrontements ont encore lieu. Une journée marquée dans la capitale par des scènes spectaculaires : utilisant un transpalette comme bélier, des Gilets jaunes défoncent le portail et envahissent la cour de l’hôtel particulier où travaille le secrétaire d’État et porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, l’obligeant à prendre la fuite ; plus loin, c’est le boxeur Christophe Dettinger qui combat avec ses poings des gendarmes mobiles.

L’appel par les syndicats à une journée de grève générale le 5 février représente pour beaucoup (surtout les militants) la possibilité d’un saut qualitatif majeur ; des collectifs de Gilets jaunes s’y associent mais appellent, eux, à une grève illimitée. L’échec de cette journée (prévu mais redouté) est sans doute un nouveau tournant ; on comprend qu’il n’y aura pas de dépassement. Sans porte de sortie, le mouvement entame dès lors une nouvelle phase, celle d’une lente dégénérescence. Ni les mutilations de manifestants, ni l’instauration de nouvelles mesures contre les chômeurs, ni la hausse des prix des produits alimentaires, ne donnent un nouvel élan à la mobilisation des Gilets jaunes ; elle tend, pendant quelques semaines, à se stabiliser au niveau atteint en décembre puis décroît très lentement.
Pour compenser cette érosion, les manifestions hebdomadaires ont désormais lieu dans une grande ville de la région, et non plus dans chaque département. Les cortèges sont donc toujours aussi « déters » et les affrontements avec les forces de l’ordre monnaie courante. La mobilisation connaît parfois des sursauts, sans toutefois renouer avec les niveaux ou la dynamique de début décembre ; c’est notamment le cas pour la manifestation parisienne du 16 mars (Acte XVIII) qui est, du point de vue des destructions et pillages de magasins sur les Champs-Élysées, une émeute très réussie, exceptionnelle, sans pour autant détenir la force des actes III et IV.
À l’occasion de la seconde journée de grève à l’appel des syndicats, le mardi 19 mars, certains collectifs de Gilets jaunes tentent de réinvestir des ronds-points avec la volonté d’y bloquer à nouveau les camions (Normandie, Cévennes), mais la réaction des forces de l’ordre est immédiate et la mobilisation ne suit pas.
En fait, personne n’ayant l’autorité pour décréter l’arrêt du mouvement, et comme il se trouve toujours un groupe Facebook pour appeler à un nouveau rendez-vous, les manifestations hebdomadaires se poursuivent en une sorte de quasi-rituel. S’y opposent d’un côté la machinerie répressive étatique aux manœuvres spectaculaires (« utilisation » de l’armée le 23 mars pour l’Acte XIX) et, de l’autre, l’ingéniosité et la détermination des Gilets jaunes. Une partie d’entre eux se lancent également dans des tentatives de structuration du mouvement ou, parfois, sombrent dans des dérives citoyennistes et politiques.

Schématiquement, on peut dire qu’à partir du mois d’avril le mouvement, qui connaît toujours une lente attrition, entre dans une dernière phase à moins que, comme le pensent certains, les événements qui se déroulent n’aient désormais plus rien à voir avec les ronds-points de novembre. Désormais, la mobilisation se confond de plus en plus avec une protestation « de gauche » ou traditionnelle. L’acte XXIV (27 avril) est de ce point de vue assez emblématique : la mobilisation des Gilets jaunes baisse encore, entre 23 000 et 60 000 participants, mais la présence des militants politiques est toujours plus voyante. Beaucoup ne s’embarrassent même plus de la chasuble fluo et retrouvent les traditionnels badges et autocollants de leurs organisations respectives. À Paris, la CGT et les partis de gauche et d’extrême gauche sont présents, en particulier la FI et le NPA ; ils sont sans doute plus nombreux que les Gilets jaunes non-militants ; Jean-Luc Mélenchon et les cadres de son parti s’autorisent même une participation. Quant à la journée du 1er mai 2019, annoncée comme devant transformer Paris en capitale de l’émeute et devant relancer la mobilisation – ne disait-on pas que 2 000 « black bloc » allemands étaient déjà présents ? – elle se révèle finalement, du fait d’un imposant dispositif policier, assez terne. La page semble tournée.

 

02 / GILETS JAUNES, QUEL EST VOTRE MÉTIER ?

« – J’ai entendu un mot il n’y a pas longtemps ; je ne savais pas ce que ça voulait dire … C’était prolo ou prolétaire… quelque chose comme ça…
– Prolétaire ?
– Oui j’ai voulu me renseigner…
– Si tu veux, c’est le capital qui a l’argent et détient les moyens de productions ; les prolétaires n’ont que leur force de travail pour survivre…
– Et ben, c’est ça qu’on est : des prolétaires, c’est exactement ça qu’on est !
»5

La carte et le territoire

La géographie particulière de la mobilisation a très vite attiré l’attention des experts en tout genre et la littérature sur la question ne manque donc pas ; on remarque d’abord que le mouvement des Gilets jaunes apparaît d’emblée sur l’ensemble du territoire (y compris outre-mer) ; seuls en sont au départ exclus les grands centres urbains riches et leurs couronnes de « banlieues ». Les zones où les Gilets jaunes sont les plus nombreux, recoupe mais dépasse celles de la « diagonale du vide » (là où la population diminue) ; on peut y associer celles des zones où l’accès routier aux principaux services est le plus difficile, c’est-à-dire là où le temps moyen nécessaire en voiture pour atteindre le premier service – pharmacie, boulangerie ou Pôle emploi – est le plus long6. La mobilisation n’est toutefois pas limitée aux territoires ruraux délaissés, mais prend source dans les territoires péri-urbains et les villes petites et moyennes7 ; des zones où, contrairement à certains fantasmes, on ne vit pas que dans des lotissements, des maisons où un écran plat orne chaque pièce, et où l’un des deux véhicules du foyer est forcément un 4X4 (pour la chasse). Car si l’extrême pauvreté se concentre dans les grandes villes, la plus grande part du prolétariat n’y vit plus. La mobilisation des Gilets jaunes ne relève donc pas d’un ressort territorial, elle est très clairement surdéterminée par des appartenances de classe.
Dans les zones péri-urbaines les moins attractives d’un point de vue touristique, on peut se loger et profiter d’une fiscalité foncière moindre que dans les métropoles, donc accéder plus facilement à la propriété (en s’endettant sur un nombre de dizaines d’années réduit)8. Mais ces zones sont faiblement desservies par les transports en commun et les gares sont une espèce en voie de disparition. Posséder deux voitures n’est donc pas, pour un couple, un choix confortable, mais une nécessité pour se rendre au boulot, déposer les enfants à l’école, faire les courses, etc. (depuis vingt ans la durée des trajets pour aller et revenir du travail ne cesse d’ailleurs de s’allonger). Cela fait de la voiture l’un des postes importants de la dépense quotidienne. Sa perte – panne ou accident – est souvent une catastrophe pour un foyer ; d’où par exemple l’angoisse de beaucoup à l’annonce d’une réforme du contrôle technique. Dans ces zones, l’annonce de l’augmentation de la taxe sur les carburants, même s’il ne s’agit que de quelques centimes, est donc, potentiellement, l’équivalent d’un détonateur.

Les grands centres urbains, capitales régionales ou départementales restent généralement en marge de la mobilisation ; sauf certains samedi où elles se transforment en lieu où convergent les Gilets jaunes de tout un bassin économique ou géographique. On s’organise pour aller manifester en nombre chez les bourgeois, chez les riches. C’est particulièrement évident pour des villes comme Toulouse ou Bordeaux :

« Bordeaux est une vitrine flamboyante dans un département où la ruralité est totalement en dehors de cette réalité. Peu ou pas de services publics, des administrations qui ferment les unes après les autres. Et comme si cela ne suffisait pas, l’habitant d’un village à 60 km de Bordeaux peut mettre plus de temps pour venir se faire soigner que faire un Bordeaux-Paris en TGV. C’est sans doute aussi cela que les Gilets jaunes expriment lors de leur rituel du samedi après-midi. »9

« Il apparaît vite que la majorité des manifestants ne sont pas des habitants de Bordeaux intra-muros, ni même de la première couronne. Ils viennent de bien plus loin, des zones périurbaines et rurales de la Gironde, parfois des départements voisins (Dordogne, Landes, Charente-Maritime). Autant de gens qui se donnent chaque fois rendez-vous dans « l’écrin opulent que constitue désormais le cœur de Bordeaux ». […] Autre élément, les points de blocage et de rassemblement se concentrent sur les axes routiers, mais aussi sur deux zones plus pauvres (Médoc, Blayais) et les contours du bassin d’Arcachon. Bordeaux et son arrière-cour ne vivent plus au même rythme, la colère gronde en périphérie. »10

Beaucoup des politologues qui s’échinent à comprendre cette carte de la mobilisation des Gilets jaunes doivent en fait reconnaître qu’elle évoque de manière troublante les travaux que mènent depuis plusieurs années le géographe « controversé » Christophe Guilluy. Celui-ci décrit et conceptualise une France coupée en deux : d’une part les métropoles qui profitent de la mondialisation, concentrent les activités tertiaires, la production de richesses et les élites – d’où les phénomènes de gentrification et la hausse des prix de l’immobilier – et les banlieues « de l’immigration » qui les jouxtent (offrant un vivier de travailleurs précaires pour les précédents). De l’autre, la « France périphérique » qu’il décrit comme l’angle mort des politiques économiques et sociales ; ce sont les zones rurales, villes petites et moyennes, exclues de la production de richesse ou de sa redistribution. Guilluy reconnaît les bienfaits d’un modèle économique qui crée de la richesse, mais il lui reproche de « ne pas faire société », de ne plus intégrer le plus grand nombre, notamment du fait de la polarisation de l’emploi : des emplois très qualifiés se concentrant dans les grandes métropoles et, partout ailleurs, une « fragilisation de l’emploi » qui mettrait en danger la « classe moyenne occidentale » (à la définition assez floue). À la lecture de ses ouvrages, et quoi qu’on pense par ailleurs du personnage, on ne peut qu’être surpris des nombreuses similitudes entre sa « France périphérique » et celle des Gilets jaunes. Notons toutefois que, bien qu’il utilise des concepts qui peuvent sembler d’inspiration marxiste, Guilluy mettait en garde contre une possible révolte sociale. Il prophétisait également que celle-ci prendrait, dans un second temps, les aspects d’une crise identitaire ; il s’agit d’un point particulièrement discutable en ce qui concerne les Gilets jaunes et sur lequel nous reviendrons plus loin11.

Composition de classe

Beaucoup a été écrit et dit sur le mouvement des Gilets jaunes et en particulier sur leur sociologie impossible à appréhender statistiquement. D’autant qu’il faut tout d’abord se demander ce qu’est un Gilet jaune ? La définition n’est pas aussi aisée que celle d’un gréviste. Qui est un Gilet jaune ? Pour celui qui dort depuis des semaines dans la cabane à côté du rond-point, c’est facile. Mais quid de la personne qui a participé à une manifestation ou n’a passé qu’une après-midi sur un rond-point ? De celui qui met un gilet derrière son pare-brise ? Le 17 novembre, entre 120 000 et 1 million de Gilets jaunes se sont mobilisés ; le nombre de personnes ayant participé au fil des semaines à au moins une action – et qui selon nous méritent le « titre » de Gilet jaune – est beaucoup plus grand, peut-être plus du double. Si, malgré cette mobilisation de masse, la révolte des Gilets jaunes reste minoritaire12, elle bénéficie pendant des mois d’une très forte popularité au sein de la population. Un soutien qui se manifeste tout d’abord par le fait d’arborer un gilet sur son tableau de bord, de klaxonner sur les ronds-points (à force c’est pénible), mais aussi par diverses aides matérielles comme des dons de victuailles, au point que, parfois, les Gilets jaunes ne savent que faire de leurs stocks.

Le cœur de la mobilisation des Gilets jaunes est issu de pans de la société française jusqu’alors « invisibles », n’intéressant pas les radars médiatiques, universitaires, politiques, mais aussi, il faut le reconnaître, militants. On a beaucoup parlé pour décrire les Gilets jaunes de « classes moyennes », appauvries ou en voie de déclassement, ou bien encore de « petits moyens ». Ce sont des qualificatifs flous et trompeurs qui masquent le fait que la composante extrêmement majoritaire de ce mouvement sont des prolétaires : salariés des petites et moyennes entreprises, petits employés de la fonction publique, chômeurs et retraités ; plutôt peu diplômées et exerçant fréquemment des métiers manuels. Ce ne sont certes pas les plus pauvres (qui pour beaucoup résident dans les grandes villes), mais des prolétaires qui travaillent, paient des impôts (parfois sur le revenu), gagnent trop pour bénéficier de certaines aides, et pas assez pour « bien vivre » (nous y reviendrons) ; on évoque souvent des salaires se situant autour ou en dessous du revenu mensuel médian (1 700 €)13. Des personnes ayant des difficultés financières, qui peinent à « joindre les deux bouts », dont les fins de mois commencent assez tôt, etc. C’est d’ailleurs bien par le fait de galérer (malgré leur emploi) que les Gilets jaunes se définissent, se reconnaissent ; c’est ce qui, pour eux, donne de la légitimité à leur révolte14.

Ceux qui n’ont pas de problème d’argent sont les grands absents de la mobilisation, et en particulier les « très riches », les bourgeois membres des classes supérieures. Les riches « tout court » sont rares ; si le terme est vague, on les repère aisément à leur accoutrement, même sous une chasuble fluo. Mais, si on les croise près d’un barrage de pneus et de palettes, c’est plutôt parce qu’ils souhaitent passer avec leur berline ; celle-ci ne laissant généralement pas indifférents les Gilets jaunes. Et même si, théoriquement, les Gilets jaunes ne veulent s’en prendre qu’aux « très riches » (financiers, banquiers, etc.), les railleries à leur encontre ne manquent alors pas, expression d’un profond mépris de classe qu’on a pu constater à Paris lorsque les Gilets jaunes ont investi « les rues du Monopoly ». Des épisodes où beaucoup de Gilets jaunes témoignent de leur plaisir à voir saccager les restaurants de luxe ou brûler des Porsche ; un phénomène auquel on assiste, à une moindre échelle, dans les villes de Province.

À première vue, d’importantes catégories de prolétaires ne sont que très peu présentes dans le mouvement, bien qu’avec beaucoup d’exceptions locales et de cas particuliers : en premier lieu les plus pauvres (qui ne sont jamais les plus mobilisés), les travailleurs précaires et les chômeurs des grandes villes, mais aussi (recoupant en partie les catégories précédentes), les prolétaires des banlieues où vivent, notamment, de nombreux travailleurs issus d’une immigration extra-européenne (nous y reviendrons).
Semblent également absentes des catégories sociales telles que fonctionnaires, agents du secteur public, salariés des grandes entreprises, cheminots, agents EDF, dockers, etc., c’est-à-dire les prolétaires les moins précaires15. C’est-à-dire aussi ceux que, depuis 1995, on croise régulièrement en manif, les bastions syndicaux. Une caractéristique du cœur de la mobilisation des Gilets jaunes est, en effet, leur fréquente absence d’expérience militante, politique ou syndicale ; on parle d’ailleurs de « primo-manifestants ». Ils ne disposent ni du vocabulaire, ni des réflexes, ni des logiques du militant ou ne serait-ce que ceux du manifestant traditionnel – adhérent ou sympathisant CGT, FI ou NPA. La figure de l’enseignant adhérent de la FSU, espèce rare sur les ronds-points est, à bien des égards, l’antithèse de celle du Gilet jaune. On est donc très loin de la sociologie de Nuit Debout (qui, dans chaque ville, rassemblait les travailleurs intellectuels de gauche, le ban et l’arrière ban militant) ou de celles des manifestations organisées au même moment, que ce soit pour le climat (8 décembre) ou contre les violences sexistes (24 novembre).

En tout cas, bien qu’il soit constitué très majoritairement de prolétaires (ouvriers et employés), le mot « prolétaire » n’a, dans le mouvement, qu’une utilisation exceptionnelle. Celle de « travailleur » est beaucoup plus courante, en particulier parmi les quelques collectifs de Gilets jaunes où sont présents des travailleurs syndiqués ou militants, ce qui donne à leur discours une tonalité qui rappelle l’ancien mouvement ouvrier. C’est par exemple le cas de l’appel de la zone portuaire de Saint-Nazaire, « la solution est en nous-mêmes, en nous les travailleurs, les chômeurs, les retraités de toutes origines et de toutes couleurs » (23 novembre). Mais l’utilisation la plus courante du mot « travailleur » par les Gilets jaunes a, par contre, l’inconvénient d’éluder l’exploitation ; il ne renvoie qu’aux notions, vagues, de travail et d’effort, auxquelles tous les humains sont confrontés. On retrouve ici une conception du peuple renfermant tous ceux qui « travaillent », au sens saint-simonien très large, incluant patrons, ouvriers, artisans, artistes, savants, etc. Or, justement, entre les « très riches » et les salariés qui galèrent, il y a une marge que remplissent d’autres catégories ; certaines d’entre elles semblent même liées aux Gilets jaunes.

Un mouvement interclassiste ?

Humains, ils le sont tous : entrepreneurs (PME, TPE), indépendants, cadres, commerçants, artisans, ou professions libérales. Ces catégories ont été présentées, par les médias et les Gilets jaunes, comme une composante non négligeable du mouvement, au même titre que les ouvriers, les chômeurs ou les retraités.
Il est indéniable que des membres de ces catégories sont actifs le 17 novembre sur les ronds-points. Il est impossible de savoir précisément quelle part de la mobilisation ils représentent ce jour-là ; on peut toutefois avancer, sans trop de risque, qu’elle est minoritaire, sinon très minoritaire. Néanmoins, de par un capital culturel, une prestance ou un bagou un brin supérieur, ils sont peut-être proportionnellement sur-représentés parmi les petits chefs locaux, référents, admins Facebook ou porte-paroles et parmi les Gilets jaunes interviewés sur BFM-TV16 ; ce n’est pas forcément le cas parmi les leaders qui émergent nationalement.
Ce qui est certain, c’est que beaucoup d’entre eux prennent leur distance avec le mouvement dès que l’on comprend qu’il va durer et que les blocages continuent, c’est-à-dire le dimanche 18 et surtout le lundi 19. Dès la première semaine, commerçants et artisans des centre-villes et des zones commerciales, et petits patrons commencent à se plaindre des conséquences économiques, des pertes de chiffre d’affaire qu’ils subissent alors qu’approche la période des fêtes de fin d’année. Les CCI sont vent debout. Dès le 19, la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) – qui n’a pas appelé à la mobilisation – fait part dans un communiqué de ses inquiétudes quant aux possibles conséquences économiques des blocages, appelle à l’apaisement et demande au gouvernement d’assurer la liberté de circulation et de travailler, mais aussi de faire un geste (par exemple un moratoire sur l’augmentation du carburant). Au fil des jours, le nombre (et probablement la proportion) de commerçants et d’artisans diminue au sein de la mobilisation.
Le seul secteur patronal dont on a pu percevoir une participation au mouvement des Gilets jaunes est celui du BTP. Les représentants de ce secteur dénoncent bien avant le 17 novembre la suppression annoncée de l’exonération fiscale sur le gazole non routier (GNR) dont ils bénéficient, et tentent de négocier un aménagement avec le gouvernement. C’est pour cela que, lors du premier samedi de mobilisation, on croise parfois sur un rond-point des camions de boites locales de BTP participant aux blocages (Forcalquier, Rognonas), parfois à l’entrée de dépôts pétroliers ou de ports (Lorient, Calais). Mais, rares lors du week-end de l’Acte I, ils le sont davantage à partir du lundi car le travail reprend. D’autant que personne n’avait prévu que les Gilets jaunes poursuivraient leur mobilisation au-delà du 17 novembre et que, dès ce jour-là, leurs demandes marginaliseraient celle du prix du carburant. Les Fédérations du BTP avaient programmé la semaine suivante des actions pour peser dans leurs négociations avec le gouvernement, notamment des barrages filtrants ; dans certaines régions, on décide donc de les annuler pour ne pas être assimilés à la mobilisation des Gilets jaunes ; c’est par exemple le cas en Bourgogne-Franche-Comté le 21 novembre. En Haute Savoie, la Fédération du BTP menace d’appeler ses troupes à descendre dans la rue, mais avec des « casques blancs pour être bien dissocié du mouvement des Gilets jaunes »17. Les actions des professionnels du BTP, qui commencent avant le 17 novembre, s’arrêtent le 4 décembre, dès que Matignon annonce qu’il suspend l’augmentation des taxes sur le carburant, y compris la mesure sur le GNR. Mais, depuis quelques jours déjà, la fédération du BTP a d’autres inquiétudes, ce sont les possibles conséquences économiques des blocages Gilets jaunes. Cette timide mobilisation n’a donc fait que croiser celle des ronds-points.

À noter que nombre de commentateurs, y compris au sein du milieu radical, mettent dans un même sac les catégories de petits patrons, artisans et auto-entrepreneurs. Les « artisans » que l’on croise dans le mouvement, sont souvent des travailleurs manuels indépendants peu diplômés, qui n’ont pas forcément des salariés. Quant à ceux qui optent pour le statut de micro-entrepreneurs18 pour sortir du chômage ou de la galère, ils succombent certes aux sirènes de l’idéologie dominante, mais n’en demeurent pas moins des travailleurs subissant une nouvelle forme d’exploitation qui, en définitive, ne profite qu’aux patrons auxquels ils facturent leurs « prestations ». À l’heure de l’uberisation du travail, tous les « entrepreneurs » ne se valent pas.
La confusion règne donc en maître et la société bourgeoise s’y emploie. Ce qui différencie patrons et employés est parfois loin d’être une évidence pour les Gilets jaunes (et encore moins la contradiction de leurs intérêts), surtout dans des zones où dominent PME et TPE ou bien encore en milieu rural où « les frontières de classes sont parfois floues du fait de l’entremêlement des fonctions au travail entre patron et salarié, ou qu’il n’est pas rare de se retrouver le week-end dans le même club de football ou la même société de chasse que son patron »19.
Beaucoup de commentateurs d’extrême gauche ont dénoncé le caractère « impur », c’est-à-dire insuffisamment prolétarien, de cette révolte. C’est survaloriser la participation marginale d’éléments de la petite bourgeoisie (petits patrons, commerçants), alors que leurs organisations professionnelles respectives dénoncent les agissements des Gilets jaunes20. Nous en avons pourtant connu un certain nombre, depuis une vingtaine d’années, de ces mouvements où fonctionnaires, enseignants et étudiants abondent, de ces manifestations d’encartés, de ces leaders-permanents syndicaux n’ayant pas fréquenté un atelier depuis des lustres, donc des mouvements très éloignés d’une composition ouvrière « idéale ». Certains crachent le terme « classe moyenne » en une acception péjorative pour signifier que ces Gilets jaunes ne sont pas assez pauvres, trop « consommateurs » pour être de « vrais » prolétaires. Ils font penser à ceux qui refusaient de voir le caractère prolétarien des émeutes de 2005 ; ce sont parfois les mêmes. Au contraire, certains « militants », notamment communistes21, impliqués dès le début du mouvement, ressentent une sorte de soulagement à ne côtoyer, un temps, que de « vrais » prolétaires (là encore). Il est vrai qu’on a rarement vu un mouvement avec une aussi grande proportion d’ouvriers. Un ami évoquant les manifestations de début décembre, en province, les présente ainsi : « Autour de toi, tu regardes, y’a que des prolos. Ça se voit, à leurs gueules, à leurs mains, à leurs mots. Putain ça fait du bien »22. Les professions de ceux qui, le lundi, passent en comparution immédiates dans divers tribunaux de France en disent long : électricien, chauffeur-routier, intérimaire, menuisier, imprimeur, bûcheron, ouvrier agricole, maçon, etc.

Le soutien que rencontre la révolte des Gilets jaunes, la sympathie, donnent aussi des indications quant à cette composition de classe. On sait avec quelle prudence les sondages doivent être traités, mais ceux relatifs au soutien apporté par la population aux Gilets jaunes sont révélateurs, d’autant qu’ils se confirment au fil des mois et des instituts qui les effectuent (ne s’effritant que tardivement). Les premières enquêtes montrent un soutien d’environ 75 % de la population et un rejet du dernier quart (correspondant à l’électorat d’Emmanuel Macron), mais confirment un fort clivage de classe car le soutien varie fortement :
– en fonction du type d’emploi : 78 % des employés et des ouvriers soutiennent le mouvement, et seulement 46 % des cadres.
– en fonction de la taille de la commune des personnes interrogées : plus elle se réduit, plus le soutien aux Gilets jaunes augmente23 ; 70 % des personnes habitant dans les communes rurales, contre 52 % de celles résidant dans l’agglomération parisienne.
– en fonction du niveau d’étude : le soutien au mouvement est de 71 % chez les enquêtés ayant un niveau BEP-CAP, contre 65 % chez ceux qui ont le niveau du baccalauréat et 44 % chez ceux qui ont au moins une licence.
– en fonction de la précarité : le soutien est le fait de 70 % des chômeurs, et de 71 % des personnes qui risquent fortement – ou dont un des membres de la famille risque fortement – d’être au chômage, contre 55 % de ceux qui disent ne rien risquer24.

La composition de classe de la révolte des Gilets jaunes est essentiellement prolétarienne ; et ce ne sont pas les quelques éléments issus d’autres classes qui suffisent pour la qualifier d’« interclassiste ». Par contre, et c’est paradoxal, le discours qu’elle porte, à base d’unité et de démocratie, est lui fondamentalement interclassiste.

Gilets jaunes femmes

« C’est pas du chiqué
quand les femmes s’y mettent
»25

L’Acte I des Gilets jaunes n’est pas achevé que, déjà, ils se trouvent qualifiés par le gouvernement et les médias des pires adjectifs du moment, racistes, « islamophobes », ou homophobes ; accusations à chaque fois basées sur un incident censé refléter l’ensemble de la mobilisation. On y ajoute aussi le qualificatif de « sexistes »26, sans pour autant s’appuyer sur un cas précis ; le qualificatif diffamant est asséné comme une évidence – pour la bourgeoisie, le prolo mal dégrossi, débarquant de sa campagne la clope au bec, ne peut en effet qu’être « sexiste ». Ce n’est pas aussi simple.
Car il y a tout d’abord les femmes. Elles sont partout. Il s’agit sans doute de l’un des mouvements sociaux les plus mixtes qu’on ait connus (on parle de 40 à 45 % de femmes), sur les ronds-points, dans les manifestations mais aussi parmi les porte-paroles et référents, y compris dans les médias. Certains collectifs de Gilets jaunes se dotent même parfois de porte-paroles paritaires. À un tel niveau c’est sans doute une première. Pour l’historien Xavier Vigna, « l’égal engagement des femmes montre, peut-être pour la première fois, que le monde du travail dans son entier est aussi un monde féminin. Elles rendent visibles qu’elles sont présentes partout, dans les secteurs de la logistique, dans les services, dans les usines, etc. »27 On a rarement vu autant de femmes descendre dans les rues en France dans le cadre d’un mouvement social.
La présence des femmes dans les protestations et les grèves – croissante depuis les années 1970, en fonction des particularités sectorielles – est généralement perçue comme un signe de radicalité. On les remarque peut-être ici davantage parce que le mouvement des Gilets jaunes est lié à la vie quotidienne, à cette question de la reproduction de la force de travail où les prolétaires femmes jouent encore un rôle central, et à laquelle elles se renvoient elles-mêmes dans les nombreux témoignages et interviews. Lorsqu’une ouvrière, mère de deux enfants, explique qu’elle peine à les nourrir et qu’elle ne peut leur faire de cadeaux, c’est évidemment particulièrement poignant ; mais, ça l’est d’autant plus que, en France, on n’entend généralement pas ce type de propos dans les luttes, par exemple lors d’une grève de cheminots ou d’enseignants. C’est la précarité des prolétaires femmes qui saute à la gueule de celui qui est assis devant son écran.

Reflets de la sociologie générale des Gilets jaunes, les Gilets jaunes femmes sont le plus souvent des prolétaires femmes peinant à boucler leurs fins de mois, souvent des mères isolées avec enfants et, semble-t-il, assez peu de femmes au foyer (femmes de prolétaires). Les prolétaires femmes sont, on le sait, particulièrement victimes de la précarité et de l’intensification de l’exploitation capitaliste ; elles sont par exemple surreprésentées dans les métiers les moins payés ou subissent le temps partiel imposé. Le rond-point est, de fait, le seul lieu de rencontre et de mobilisation possible pour ce type de prolétaire sans lieu de travail fixe, par exemple pour des intérimaires ou des travailleuses indépendantes dans l’aide à la personne28.

À partir de décembre, ont eu lieu dans certaines localités (Boulogne) des réunions et manifestations distinctes de Gilets jaunes femmes ; elles ont souvent lieu le mercredi car c’est le jour où une femme qui a des enfants ne peut pas travailler. Puis des groupes Facebook ad hoc apparaissent et s’amorce une tentative de mobilisation spécifique de Gilets jaunes femmes au niveau national. Le dimanche 6 janvier (lendemain de l’Acte VIII), des manifestations que des militants qualifieraient de « non-mixte » (ce qu’elles sont sauf exceptions) ont lieu dans plusieurs villes ; le rendez-vous se veut hebdomadaire. L’objectif affiché est de donner un autre reflet du mouvement, « une image plus apaisée, plus positive », c’est-à-dire moins violente et virile que celle des samedis.
Il est bon de rappeler ici que, comme leurs homologues masculins, les Gilets jaunes femmes sont généralement des primo-manifestantes n’ayant pas d’expérience d’engagement politique ; on est donc ici loin de la sociologie des militantes féministes qui est celle des militants. Les organisatrices de ces événements précisent souvent : « ce n’est pas une lutte féministe, mais féminine ». Cette méfiance vis-à-vis du mot « féministe », assez ancienne, est à souligner car on assiste, depuis quelques années, à son retour en grâce dans les médias et la politique, et il est désormais de bon ton pour les célébrités de se qualifier ainsi. De ce fait, le féminisme se trouve généralement mis par les Gilets jaunes dans le même sac que les mouvements politiques, les médias et les « élites », et considéré avec autant de mépris. Il est vrai que pour les Gilets jaunes le féminisme ne s’incarne pas dans Simone de Beauvoir ou Christine Delphy mais, au mieux, dans la très macroniste ministre Marlène Schiappa… et, sur les réseaux sociaux, la figure de référence des Gilets jaunes femmes n’est pas Rosie la Riveteuse mais bien plutôt Marianne. Le fait que des féministes « bourgeoises » aient demandé aux Gilets jaunes de reporter leur Acte II, afin de ne pas « invisibiliser » la manifestation contre les violences sexistes du 24 novembre, n’a sans doute pas arrangé les choses. On a toutefois pu assister, ce jour-là, à des jonctions, du moins des marques de sympathie de cortèges Gilets jaunes envers ceux organisés par les organisations féministes en province (Montpellier, Nantes).
Bien plus tard, au lendemain de la journée internationale des droits des femmes, acte XVII (9 mars), des femmes sont en tête des manifestations Gilets jaunes dans plusieurs villes. À Paris, elles lancent des slogans appelant à la fin du patriarcat ou à l’égalité entre femmes et hommes… La fréquentation des ronds-points permet certes une maturation politique, mais peut-être pas une transformation aussi rapide des Gilets jaunes femmes en farouches féministes radicales. On a surtout affaire, ce jour-là, dans la capitale, à des militantes politiques, syndicales et associatives absentes des cortèges en novembre et décembre (reconnaissables à leurs habits, autocollants, mégaphones, etc., et au fait que peu d’entre-elles arborent d’ailleurs la chasuble jaune).

Les Gilets jaunes femmes n’ont pas, au sein du mouvement, de revendications spécifiques ; celles habituellement portées par les organisations féministes, ne serait-ce que l’égalité salariale, sont généralement absentes. Tant il est vrai que les Gilets jaunes recherchent avant tout l’unité et évitent ce qui peut les différencier, donc les diviser ; le spécifique est justement ce qu’ils rejettent (nous y reviendrons). « En revanche, d’un autre côté, la question de la précarité, qui pèse plus particulièrement sur les femmes et qui est au cœur du mouvement est souvent mise en avant. Cette précarité est en outre comprise comme une  » double peine  » qui pèse sur les femmes : leur  » devoir familial  » devient impossible à remplir dans les conditions de précarité qui leur sont faites. On n’est pas dans le rejet de cette assignation en tant que telle, mais dans la dénonciation par les femmes de l’impossibilité qu’il y a à maintenir tous leurs rôles sociaux à la fois. »29 Les positionnements et discours des Gilets jaunes femmes seraient d’ailleurs, en d’autres circonstances, qualifiés de cisgenrés, hétéronormés ou d’essentialistes. Un des principaux groupes Facebook appelant à la mobilisation du 6 janvier précise ainsi : « Nous restons complémentaires et solidaires aux hommes […] Nous voulons montrer que nous sommes la mère patrie, en colère et nous avons peur pour l’avenir de nos enfants. » Les Gilets jaunes femmes mettent surtout en avant dans les slogans, sur les pancartes et les banderoles, la famille et les enfants dont la charge leur revient en plus du travail salarié (assez loin des problèmes des femmes plus favorisées qui peuvent plus aisément concilier travail et vie de famille). On ne questionne ni ne critique le rôle des femmes, on le revendique au contraire, en particulier celui de mère qui confère une reconnaissance à l’instar de celui qui a un « vrai » travail ou de cet autre qui se met « à son compte ». Oui, au sein du prolétariat on est assez peu au courant des percées théoriques qui révolutionnent les milieux universitaires et militants ; faire des enfants y est encore bien souvent jugé comme quelque chose de « normal » et même, évidemment, de « naturel ». On y sait par contre la galère noire que cela entraîne, surtout pour la mère, mais ce n’est pas perçu comme un frein à son ascension sociale, une carrière ou des études… impensables. En une période de crise rampante, la famille reste pour beaucoup de prolétaires un repère, un refuge et une valeur qui contraste avec l’amoralité supposée des « élites ». Les militantes féministes (tout comme ceux d’extrême gauche) qui se rendent sur les ronds-points « découvrent » le fossé qui les sépare des femmes des classes populaires qui, d’ordinaire, ne participent à aucune manifestation.

Le mouvement est trop diversifié pour qu’on puisse dire si la présence des femmes sur les ronds-points a bouleversé quoi que ce soit dans le fonctionnement des couples comptant au moins un gilet jaune (quid des Gilets jaunes femmes dont les maris sont gendarmes ?) ; la présence sur les ronds-points n’a elle-même que peu impacté la vie quotidienne, sauf pour une poignée d’enragés campant sur place pendant des semaines. Rien qui, en définitive, puisse troubler le genre. Ce sont plutôt des fiançailles et des mariages qui ont été célébrés sur les barrages de Gilets jaunes. Rien que de très hétéronormé. La très forte présence de femmes y compris comme « leaders » ne modifie pas l’ordre genré des choses.
Il aurait fallu pour cela que la vie quotidienne soit pleinement perturbée. Tant que le travail la structure, tant que la Gilet jaune bosse huit heures par jour, tant que les enseignants s’occupent des enfants durant la journée, l’ordre genré des choses ne peut être remis en cause car, même si dans la lutte hommes et femmes sont sur un pied d’égalité, il n’en va pas de même dans la sphère privée – un réel bouleversement poserait inévitablement la question du travail domestique, principalement effectué par les femmes et lié à la reproduction de la force de travail30. Et si, dans certaines villes, se mettent en place des garderies pour permettre au plus grand nombre de se rendre aux manifestations, il y a fort à parier que ce type d’auto-organisation se fait aussi, « naturellement », en non-mixité.

Pour en finir avec cette question, précisons que l’ordre genré des choses est forcément hétérosexuel. L’accusation d’homophobie portée à l’encontre du mouvement me paraît pourtant relever d’une construction médiatique ne s’appuyant que sur un seul incident survenu le 17 novembre31. Si, sur les ronds-points, les queers, trans et LGBT sont de toute évidence absents, c’est en tant que membres ou représentants de catégories ou communautés spécifiques, donc en tant que militants (les prolétaires non plus ne sont pas là en tant que). Mais, qui a fréquenté sérieusement les Gilets jaunes sait qu’on y rencontre aussi des prolétaires ayant des pratiques homosexuelles, y compris parfois parmi les « leaders ». Et alors ? Les orientations sexuelles de tel ou tel Gilet jaune n’importent pas sur les ronds-points, elles ne sont pas un sujet. L’hétérosexualité qui y est, implicitement, la norme, n’est autre que celle qui, globalement, domine encore dans la société32.

Le seul bémol à la parité chez les Gilets jaunes est dans le rapport à la violence. La lutte des Gilets jaunes n’a rien d’un séminaire de sociologie, elle est rude, virile et salissante et, lorsqu’il s’agit de gérer une action, le déchargement d’un camion de palettes ou la prise d’assaut d’une barrière de péage, les grandes gueules masculines ont bien souvent l’avantage. Quant aux affrontements avec les CRS, ils semblent être le seul domaine majoritairement masculin, sans être pour autant non-mixte puisque beaucoup de jeunes prolottes n’y vont pas de main morte33. De ce point de vue, l’épisode du boxeur Christophe Dettinger survenu lors de l’Acte VIII (5 janvier) est assez caractéristique ; son intervention est présentée par les Gilets jaunes comme le geste chevaleresque d’un homme voulant défendre une femme matraquée au sol par des gardes mobiles. Les Gilets jaunes se posent comme l’incarnation du monde à l’endroit ; les flics, eux, ne respectent rien. Les Gilets jaunes savent aussi utiliser cette image de « la femme » fragile et pacifique dans les manifestations non-mixtes du dimanche, ou bien encore par l’utilisation de femmes pour constituer des services d’ordre empêchant que les manifestants les plus déters ne viennent au contact des CRS.

Les prolétaires femmes sont bien les seules à se différencier au sein des Gilets jaunes, mais comme partie d’un ensemble indivisible… Elles ne sont pas différentes, elles sont identiques aux Gilets jaunes hommes mais disposent d’« un truc en plus » qui n’en fait pas pour autant un groupe à part. Toute autre manifestation spécifique aurait été impensable (par exemple celle de Gilets jaunes issus d’une immigration extra-européenne, ou des Gilets jaunes « handicapés »). Les manifestations du dimanche n’ont d’ailleurs pas connu un grand succès et, le déclin du mouvement aidant, ces rendez-vous ont cessé. S’y exprimait, assez fièrement, la classique différence/complémentarité entre les hommes et les femmes, naturalisée, sans pour autant sombrer dans la caricature de la femme au foyer. On est toutefois très loin des théorisations sur le genre.

Évolution sociologique

La sociologie des Gilets jaunes est, on l’a dit, impossible à déterminer statistiquement d’autant que la mobilisation se caractérise depuis le début par une importante rotation des participants : chômeurs et retraités en journée sur les points de blocage, actifs les relayant après leur journée de boulot ; davantage de monde le week-end que la semaine, en manif que sur les ronds-points. Elle se perçoit pourtant.