Dispositifs de guerre et suppliciés
Catégorie : Global
Thèmes : ArchivesPrisons / Centres de rétention
Effractions psychiques, tortures…
Il est possible d’établir un lien entre le processus de fabrication délibérée de l’ “effraction psychique sur un supplicié dans un contexte de torture” (le monde clos par excellence mais aussi et paradoxalement de communication/communion) tel qu’expertisé par Françoise Sironi (qui parvient à aider suppliciés et bourreaux des temps de guerre) et le processus de fabrication de l'”empreinte” laissée, ici, non sur une personne dans le microcontexte clos de la torture mais sur une catégorie de population “fabriquée de toute pièce pour un travail à caractère obligatoire dans un contexte économique fermé” là où il y a contrôle de l’individu de la naissance à la retraite (villes-usines), travail souvent forcé et impayé pour une partie de la population ouvrière (Japon, Corée-du-Sud, Inde, Chine, Pakistan, Thaïlande, Vietnam, etc…), pour une fraction marginalisée de population mondiale sans qualification (1).
Une empreinte traumatique conduisant à une phase de déculturation que ne sauraient éviter (en la craignant), a-priori, les pays riches sous l’influence d'”initiateurs inflexibles et déterminés” (les classes dominantes) qui occuperaient la position symbolique du “bourreau” ayant rompu tout lien d’empathie (et il n’y a vraiment aucune raison d’en douter) avec les communautés humaines : “aboutissement, au final, dira Françoise Sironi, d’un processus de désaffiliation avec le monde commun et d’affiliation à un monde résolument à part” (le pouvoir de transmission ou initiateur restant définitivement entre les mains des initiants cooptés – le bourreau utilise un principe initiatique, le supplicié ne débouchant sur aucune piste, voie, transformation).
“L’économie se militarise” remarque l’écrivain japonais Kenzaburo Oé, une économie fermée, close, qui retiendrait les fuyards, qui transformerait les opposants en soldats en les convertissant par le processus réservé aux suppliciés (le soldat aura tôt ou tard droit de tuer, gage de son affiliation nouvelle, de remplir des missions spéciales y compris contre ses anciens amis, signe d’appartenance à un groupe d’élite).
“Une économie de temps de guerre” entendra-t-on dans les communautés ouvrières n’ayant pas accès à ce que l’économiste indien Sen appelle les “capabilités de base” (droit de se protéger, de se nourrir, de se soigner, de s’habiller)… familles d’employés, de cheminots, de pêcheurs, de paysans, d’ouvriers portuaires, de chômeurs, de parias. Une économie dirigée par des êtres pragmatiques experts dans l’art de stimuler l'”appétit de développement”, de favoriser “l’homme nouveau” des classes dominantes, de profiter des faiblesses de la structure sociale ou des systèmes de production non compétitifs, base du discours politique sur le “progrès” indispensable à la production de dispostifs de pénalisation de la misère et des oppositions civiles et politiques.
Economie de temps de guerre, militarisation de l’économie, économie de propagande théorique et culturelle, lisons-nous également, en tant que sous-structure aux dispositifs de répression consignés dans l’histoire américaine du commerce et que David Skinner, jeune éditeur du webzine libertarien et néocon Doublethink et co-manager de The Weekly Standard, appelera “l’art de la persuasion” en s’adressant à la nouvelle génération des intellectuels de la désinformation, du renseignement civil et militaire du PNAC/post-PNAC de l’America’s Furture Foundation – publiant aussi bien dans le Wall Street Journal que dans le New-York Times (2).
Cette persuasion à grande échelle évoluera avec un mot d’ordre:”restituter au peuple américain les richesses dispersées dans le monde”. Cet objectif est central tant pour l’ancienne que pour la nouvelle génération des intellectuels conservateurs animateurs collatéraux de l’opinion via les médias, les universités, les églises, les Partis, le Congrès, la Maison Blanche ou même le Pentagone et ce même si la nouvelle génération cherche à s’émanciper de la tutelle familiale de l’ancienne par un discours théorique identitaire (la position socioculturelle et sociopolitique des héritiers : “ils sont jeunes, professionnels et indépendants des pouvoirs”) et un jeu politique renouvelé.
“La constitution d’une authentique culture bourgeoise des classes moyennes support de l’économie de marché” demeure invariablement la raison sociale de son lobbying civil et militaire et aux yeux de tous la seule solution à pouvoir s’imposer durablement en Europe, au Japon, aux Etats-Unis, aujourd’hui en Chine, en Inde, au Proche et Moyen Orient… “On ne peut espérer ou faire mieux”, dira Irving Kristol – ex-trotskyste, aujourd’hui patriarche incontesté de la pensée néocon américaine – y compris d’un point de vue moral, ajoutera-t-il. Peut-on trouver meilleure légitimité morale ailleurs que dans une activité guidée par le seul intérêt privé ?” (3)
Des dispositifs de guerre, pensés et rigoureux…
Nous pouvons voir, à travers le tumulte des générations et de l’information, les structures et les nombreux appareils qui supportent les dispositifs de guerre et de répression policière des oppositions mis au point aux Etats-Unis. La plupart des théoriciens relèvent de l’université, John Hopkins, Harvard, Yale, Stanford, Chicago, Princeton, Georgetown ou de think tanks militaristes comme Rand, German Marshall Fund, Hoover Institution, le CFR ou le CSIS. Ces dernières années les néocons se positionneront sous le label laconique du “contrôle objectif des relations entre civils et militaires” optimisé en Irak et mis au point dans les années 1960 par Samuel Huntington pour le Vietnam; un “contrôle objectif” qui se traduira, en fait, par l’intégration de méthodes violentes propre à la contre-insurrection induisant l’assassinat politique de civils non-combattants, la torture, le rapt, l’emprisonnement sans droit, la déportation individuelle ou collective… D’autres exploiteront la théorie de la “civilisation de la société militaire” de Morris Janowitz, modèle du militaire cherchant à forcer la ressemblance aux forces de police locales (guerre d’invasion) et qui organise et exerce, non moins laconiquement,”la violence extrême dans des circonstances contrôlées, limitées, préservant les liens étroits avec la société à protéger…”, une théorie de sociologie militaire datant également des années 60, toujours consignée dans les fiches de lecture du Council on Foreign Relations.
Dans ces deux cas nous aurons affaire à des dispositifs de guerre et d’organisation théoriques et pratiques, opposés et concurrentiels. Des batteries de chercheurs, de militaires, d’affairistes et de politiques définieront les modalités du lobbying selon les intérêts privés, le marché et les orientations gouvernementales secrètes pour la défense, la sécurité nationale, la lutte contre le terrorisme. Les dispositifs de guerre et de répression sont pensés et rigoureux, écrira l’ethnopsychiatre Françoise Sironi. Des dispositifs desquels procèderont, en effet, de Kaboul à Bagdad à Guantanamo, de très méthodiques centres de détention, de torture et d’exécution : “conçus pour laisser des traces, pour faire effraction en l’autre, pour agir sur la pensée de l’autre, sur les contenants de la pensée… (Le tortionnaire) ne faisant effraction en soi, dira encore Françoise Sironi, que lorsque soi n’est plus en mesure de penser l’intentionalité qui sous-tend son acte…” (4).
A l’heure de l’intrusion des multinationales dans la vie privée, de la phénoménale pression militaire exercée sur la psychologie des masses et les programmes scolaires, à l’heure de la globalisation forcée des informations, des images et des technologies (5), l’homme est-il toujours en mesure de penser l’intentionalité qui sous-tend les actes de ses agresseurs, maîtres du jeu capitaliste militaire, industriel et financier, ce fameux “jeu à somme nulle (je gagne, tu perds)” dont parlera à propos du monde entrepreneurial inadapté le nobel chaoticien Ilya Prigogine ?… La nouvelle génération des intellectuels néocons, faustienne, s’exerce donc à manipuler ce pouvoir politique destructeur; un pouvoir issu de la déviance de la raison, du monopole de la force physique, de la destruction de la nature. Un héritage catastrophique légué par les dépositaires politiques des enseignements non moins politiques sur le refondement du rationalisme dans la philosophie politique de Léo Strauss*. Des enseignements qui se voudront, diront les défenseurs de Strauss vs. la gauche internationale, une protection contre la brutalité institutionnelle, la tyrannie, la dictature, le nazisme, le fascisme, le nihilisme. Strauss enseignera toutefois dans ce cône d’ombre américain à deux générations de stratèges affairistes bushiens, de chercheurs politiques bellicistes et d’espions érudits qui feront de la crise philosophique de la raison une évidente source de déraison politique et du crime institutionnel. Citons parmi ces étranges élèves : Wolfowitz, Keyes, Quayle, Kristol père & fils, Podhoretz, Bennet, Agresto, Shulsky, Schmitt…
Au final, les théoriciens des dispositifs de guerre et les praticiens politicomilitaires choisiront la part la plus ésotérique et la plus complexe de la philosophie straussienne / machiavelienne du mensonge, de l’information politique et diplomatique, du renseignement, pour ne pas avoir à déchirer la fragile et hypocrite conscience de la démocratie livrée à la grossierté de ses pairs, à l’impiété diront certains. Shadia B. Drury citera Strauss dans son Leo Strauss and the American Right (6) : “une perpetuelle déception des populations citoyennes serait préjudiciable au pouvoir, écrira le philosophe, or la population a besoin d’être conduite et elle a besoin d’hommes forts pour lui dire ce dont elle a besoin…”. Que voulait dire Léo Strauss quand il affirmait que les principes de la philosophie politique classique pouvaient triompher en jouant des circonstances et du goût pour les vices et la vertu des dirigeants ? (7)
Du rite de passage aux nouvelles normes comportementales
La raison politique n’est sans doute pas celle du bien commun ni de la clarté. C’est sans doute la raison pour laquelle la jeunesse érudite conservatrice américaine se précipite sur un processus d’affranchissement psychologique (le meurtre du père) et vitaliste abrupte (l’espoir d’une affiliation nouvelle), vert, écologiquement responsable, capitaliste, décomplexé, juste, naturel, conscient, fort, tout en étant indiscutablement fascinée par la violence du processus initiatique à l’oeuvre, par la délinquance et la criminalité parentale, par l’histoire et les enjeux. Cette jeunesse conservatrice qui se dit non-violente tout en soutenant le principe de sécurité nationale cherche des accents de vérité philosophique, économique, religieuse et politique, de nouveaux styles adultes dans la crise de sa modernité qu’elle croit pouvoir atténuer en se prétendant libérée de “l’égoïsme impur” de la génération d’après-guerre, affranchie de l’algèbre économique “la guerre = le contrat”, ou se reconnaissant malgré tout égoïste et utilitariste mais sublimée par la chasteté chrétienne ou catholique jusqu’au mariage. Des lignées d’héritiers intentionnellement stressées par un rite de passage qui n’en finit pas, conçu, en fait, pour infiltrer professionnellement et stratégiquement l’opinion bourgeoise des classes moyennes compléxées, inquiètes, et modeler/fixer de nouvelles normes morales, culturelles et comportementales (parole, mouvement, pensée, sexe, mariage, éducation, connaissance) conformément aux exigences des marchés et du pouvoir homophobe. Peu importe le flot ininterrompu de son babillage ou de ses critiques des délits et crimes économiques, religieux, civils, militaires des parents au pouvoir, du business immoral, de la société néolibérale inégalitaire….
Quelle que soit l’apparence que prendra cette nébuleuse du mensonge professionnel, de ses relais militaires, policiers, judiciaires, politiques, économiques, artistiques, familiaux, scolaires ou universitaires, les très complexes dispositifs de guerre, d’effraction psychique et de torture relèveront bien de la pensée et de la théorie, de la construction, de la raison, et non du sadisme, précisera Françoise Sironi. Des dispositifs désormais “socialisés” et parfaitement dissimulés dans le processus du développement économique autoritaire. Cela dit, jamais le processus de fabrication de l’oppression n’aura été aussi fortement identifié, étudié, condamné et combattu que ces vingt dernières années, précisément, par les oppositions civiles et politiques alternatives mondiales, libres et anti-capitalistes.
L’opinion critique adulte, consciente, n’ignore rien des dispostifs de pénalisation extrême que sont : Abou Ghraib ‘Camp Ganci, Camp Vigilant’, Camp Bucca, Talil Airforce Base ‘Whitford Camp’, Al-Rusafa, Al-Kadhimiyya, Al-Karkh, Al-Diwaniyya, Tikrit detention facility, Mosul detention facility en Irak (8), Guantanamo ‘Camp Delta’ à Cuba (9), Al-Khiyam detention center (sud Liban sous contrôle israélien), Kishom, Ashkelon, Ayalon, Megiddo, Facility 1391, Al-Ansar3, en Israel (10), Chateauneuf, Bouzaréah, Beni-Messous, El Harrach, Mers El-Kebir, Ben Aknoun, Relizane, Colonna Sig, Dar Al-Beida sur 95 centres de détention, de torture et d’exécution recensés par le Tribunal Permanent des Peuples et Algéria-Watch en Algérie (11).
Toutefois les centres cachés, les prisons de haute sécurité et les prisons ordinaires, nous le savons aujourd’hui, opposées aux traitements humains des détenus sont sans nombre. Il convient de ne cesser d’en dénoncer le processus historique de formation à la fois intellectuel et juridique, unité par unité : au Maroc, en Tunisie, au Libéria, au Rwanda, au Burundi, au Congo, en Uruguay, en Colombie, en Afghanistan, aux Philippines, en Chine, au Japon, aux Etats-Unis (12), etc…
“On ne nait pas tortionnaire, dira Françoise Sironi au Collège de France lors d’un enseignement mémorable traitant de la fabrication des bourreaux et des mécanismes de destruction de l’autre, on le devient par construction délibérée” (2001).
Très solidairement, C.Pose
—————————-
Notes
*Léo Strauss, philosophe juif-allemand émigré aux Etats-Unis , inspirateur de la nébuleuse politique néocon
( 1 ) La protection des salaires, une nécessité bien actuelle et les chiffres de la dette du tiers-monde, CADTM (pdf)
( 2 ) Why I hate networking…but Really like AFF
( 3 ) The capitalist future
( 4 ) Comment devient-on un bourreau ? Les mécanismes de la destruction de l’autre…
( 5 ) Ecole démocratique
( 6 ) Leo Strauss and the American Right
( 7 ) Pensées sur machiavel
( 8 ) Background on US detention facilities in Iraq
( 9 ) Dans le trou noir de Guantanamo
( 10 ) Treatment of Prisonners and detainees by Israel
( 11 ) Algérie : La machine de mort
( 12 ) A test of civilization
Les liens web sont disponibles sur http://linked222.free.fr/cp/links/dispositifs_de_guerre.html merci
Comments
Les commentaires sont modérés a priori.Leave a Comment