À rebours
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À rebours. Anatomie du dispositif « citoyen »
Le conflit de plus en plus grotesque entre les mouvements « anti-mondialisation » et le capitalisme cache leur solidarité profonde au sein d’un mouvement de refonte de la gouvernementalité présente. La matrice de cette restructuration du politique se laisse saisir à travers le « citoyennisme », fonds commun idéologique de la domination présente comme de sa contestation qui correspond à l’implantation et à la prolifération effective d’un nouveau dispositif de neutralisation.
Le citoyennisme d’État
Le citoyennisme est d’abord une invention politique de l’État moderne, le mensonge sur lequel il se construit afin de prévenir toute sédition du corps social.
Formidable réduction de la singularité, la chimère du citoyen permet d’instituer une division entre vie privée et vie publique, entre communauté naturelle et communauté politique qui est au principe de la représentation politique comme de la stabilité de l’État. C’est à ce titre qu’à partir de 1792, on appelle « citoyen » l’agent de sécurité de la communauté politique que forme le Peuple. Tout citoyen doit être prêt à se sacrifier pour sauver la Nation d’assauts éventuels en provenance d’ennemis extérieurs, pour éviter la « barbarie » qui pousse aux frontières. Instrument d’une mobilisation militaire puis militante en faveur de la société, la catégorie de citoyen permet en outre de désigner un Autre absolu, un dehors à la communauté politique, d’exclure afin d’imposer une unité de façade à partir de cette discrimination entretenue. A la fin du XIXème siècle le droit de la citoyenneté sert le contrôle des flux migratoires nécessaires aux poussées de la machinerie capitaliste en Europe et aux États-Unis. L’État citoyenniste garantit l’exclusion de la vie politique des étrangers « intégrés », c’est-à-dire exploités, au sein de la vie économique nationale. Il permet que grossissent en restant divisés les rangs de la classe ouvrière afin de neutraliser tout risque d’explosion prolétarienne. D’ennemi extérieur le non-citoyen est devenu ennemi intérieur, le voisin, le collègue, l’ami.
Avec la IIIème République en France se mettent en place les outils citoyennistes encore en vigueur aujourd’hui. Il s’agit d’organiser l’intériorisation massive de l’abstraction citoyenne par la criminalisation du non-citoyen. Le citoyennisme permet une formidable moralisation de la vie quotidienne qui a pour corollaire la pénalisation des classes dangereuses. Les métèques, les vagabonds, le lumpen, la plèbe servent de repoussoir aux citoyens dressés par l’école, la famille, la morale du travail et l’ensemble des institutions sociales. D’un côté il s’agit de dresser l’individu à la démocratie comme dans les cours actuels d’Éducation Civique, Juridique et Sociale au lycée en France. En France, l’État citoyenniste apprend aux enfants à se subjectiver en gardien de la paix. L’apprentissage de la bonne conscience et de la dénonciation critique – je veux dire de la passivité politique et de la délation – n’y passent plus par la baguette et le traité de morale, comme au tournant du XXème siècle, mais par la délibération, le dialogue, l’auto-régulation consensuelle. Chacun collabore pour éradiquer le non-citoyen en lui. Le PARE d’aujourd’hui ne dit rien d’autre que : « le travail c’est la santé ». On éduque, on ré-éduque. De l’autre côté le darwinisme social continue par la mise en place d’un « État pénal » qui expulse, enferme, contrôle les insoumis du nouveau contrat social. Multiplication des prisons, développement de la police de proximité, « nettoyage » des centres-villes comme à New York, confusion entretenue entre l’appellation « Ministère de l’Intérieur » et « Ministère de la citoyenneté » en France : au nom de la prévention de l’insécurité la répression a réussi en dix ans à progresser en intensité et en étendue, à se rapprocher de chacun. Hygiénisme moral et hygiénisme social sont complémentaires. Vous serez dressés à ne pas être des exclus. Il faut donner de bonnes raisons à la soumission citoyenne : entre le workfare et la prison, l’État citoyenniste magnanime laisse à chacun la responsabilité de choisir entre l’intégration et l’exclusion. Car avec le motif citoyenniste c’est en réalité la responsabilisation de chacun au sort de la société qui s’est développée depuis deux siècles. Le thème judéo-chrétien de la culpabilité a été laïcisé en un principe général de précaution. Si bien que la sphère dîte privée se réduit comme peau de chagrin sous son encerclement par la volonté de savoir citoyenniste. La publicité viole l’intimité, le mort saisit le vif : c’est contre soi qu’il faut désormais se mobiliser avec l’État pour vivre à hauteur de citoyenneté.
Le citoyennisme critique
Le néo-citoyennisme – ou citoyennisme critique – qui est apparu ces dernières années dans les nouveaux réseaux associatifs et syndicaux, comme dans les récents mouvements anti-mondialisation, vise non pas à prévenir mais à guérir, à re-former un corps social en voie de décomposition en réformant l’État à sa tête.
Sa montée en puissance correspond à l’affaiblissement du mode de régulation économique et social incarné par l’État-providence. Les mouvements citoyens font entrer les exclus, les sans-papiers, les chômeurs, les sous-prolétaires dans la sphère de la représentation. En France Droit au Logement (DAL) réclame par exemple que l’on dénombre et classifie les miséreux pour mieux les secourir. Il s’agit de recenser, de mieux connaître, d’assister, bref de jouer au porte-voix des sans-voix : une vaste philantropie qui fait penser à l' »union de tous les coeurs chrétiens ». L’ayant-droit représente cette nouvelle figure hybride, étape initiatique indispensable dans le passage entre non-citoyen et citoyen. Le mouvement qui s’est développé en France surtout depuis 1995 ne vise donc pas tant à organiser des populations victimes du capitalisme qu’à les normaliser, à garantir leur devenir-citoyen, comme en témoigne sans ambages la revendication d’un « revenu de citoyenneté ». C’est dire que les mouvements citoyens actuels suppléent à l’État là où celui-ci ne peut plus réaliser son programme d’intégration. C’est pourquoi les pratiques de ces mouvements conduisent aussi à l’exclusion encore plus radicale de ceux qui ne rentrent pas dans le cadre de cette nouvelle gestion du social. Ici c’est un « fait divers » dans un squat qui sort des catégories de l’entendement politique. Là c’est un usage instrumental et « égoïste » des associations citoyennes qui est considéré comme illégitime. Ailleurs, la Confédération Paysanne finit par rejeter le sabotage des expérimentations d’État du CIRAD. À Seattle et dans les derniers contre-sommets des citoyens anti-mondialistes ce sont les formes d’action directe et spontanée qui sont stigmatisées. Il y a les bonnes et les mauvaises manières de lutter. De ce point de vue aussi les citoyens critiques suppléent l’État en se faisant auxiliaires de police contre les « casseurs » et autres « sauvageons ». Plus généralement les mouvements citoyens, à l’instar du bovisme en France aujourd’hui, installent une demande de contrôle, de transparence, de traçabilité de tous et de tout qui légitime toutes les progressions policières. Le moralisme sous-jacent du citoyennisme est d’autant plus insidieux qu’il se présente sous la forme du festivisme le plus libéré. Ça sent la kermesse. Les manifestations de « Reclaim the Streets » ont inauguré ces formes de pratique politique néo-citoyenne. Le carnaval en tant que moment séparé de la négation de la hiérarchie sociale est à son tour nié en pure mascarade. Les fêtes contre le capital ne sont festives que pour mieux éviter les « débordements », toute forme de rencontre des corps sur un plan offensif. Afin que la régulation de tous soit assuré, chacun y est le spectacle de soi-même. Ce n’est plus Big Brother mais ton propre « frère » qui te regarde, hagard et pacifiant.
La lutte, l’éventualité de la victoire comme de la défaite, en effet, n’est jamais la perspective du citoyennisme critique. En dernier ressort il s’agit de parodier le centre du pouvoir pour s’en faire l’interlocuteur privilégié. De là le vif succès en France de la satire politique – de « Charlie-Hebdo » aux « Guignols de l’Info » – comme dernier horizon de la critique sociale. La politique néo-citoyenne est une politique de bouffons : mimer les puissants pour s’en montrer les dignes serviteurs. Sa perspective est en définitive celle de la collaboration. Le néo-citoyennisme s’inscrit par conséquent dans une restructuration profonde du paritarisme en France. L’État trouve ainsi des « partenaires sociaux » en dehors des lieux de production, dans les autres territoires de la valorisation capitaliste. A défaut d’avoir un revenu, chacun est invité à se métamorphoser en travailleur social. Le syndicalisme en déclin sort du monde du travail. C’est pourquoi le néo-citoyennisme s’accompagne aussi d’une reconfiguration syndicale sans-précédent. Son militantisme s’apparente à celui des ces lobbys qui fascinent tant les néo-citoyens lecteurs du « Monde Diplomatique ». Il s’agit de former des groupes de pression, d’inciter à la participation démocratique, de mieux représenter la « société civile » au plus haut de l’appareil d’État. La phase présente doit être comprise comme une lutte entre les différents mouvements néo-citoyens afin d’être les représentants officiels des terrae incognitae du corps social, les cogestionnaires opportuns de sa décomposition. Ainsi le citoyennisme critique ne se réduit-il qu’à une politique qui vise à la modernisation étatique. Ce qu’il critique dans la politique classique – des partis comme de la bureaucratie étatique – c’est son inefficacité. Aussi serait-il faux de croire qu’avec lui la société se lève contre l’État : bien plutôt la société relève l’État. C’est que le citoyennisme critique hérite du romantisme le plus éculé, celui du contrat social rousseauiste avec sa vision angélique des rapports sociaux. Hégelien de surcroît il conçoit l’État comme l’aboutissement de la vie sociale organisée. Par rapport au citoyennisme d’État, le citoyennisme critique se comprend donc comme une surenchère et un perfectionnisme. N’est-ce pas ce qu’affirme Thoreau, le théoricien de la « désobéissance civile » qui a tant fait pour définir la position citoyenniste critique : « je réclame, non une absence immédiate de gouvernement, mais immédiatement un meilleur gouvernement ». L’ancêtre des mouvements de citoyens, l’Américain Ralph Nader, n’a pas craint non plus d’inventer la catégorie pléonasme de « Citoyen Public » pour dire cet acharnement thérapeutique à vouloir purifier l’État. Le citoyennisme anti-mondialiste est un sur-citoyennisme.
Le dispositif « citoyen »
Quiconque s’évertue par conséquent à une action locale contre les processus de mondialisation se trouve vite piégé dans un jeu de miroirs entre les deux citoyennismes et les institutions qui les prolongent. Citoyennisme d’État et citoyennisme critique sont traversés par un même processus qui normalise d’un côté et criminalise de l’autre en encerclant toujours plus chaque singularité concrète. L’un est une machine à exclure pour mieux inclure tandis que l’autre fonctionne en incluant sans se priver d’exclure. Lorsque l’État et les néo-citoyens partagent l’objectif de « recréer du lien social » ils affichent leur complicité pour resserrer le maillage du pouvoir. La montée du citoyennisme traduit la montée d’une société de contrôle, totalisante et individualisante à la fois.
S’y fait jour, derrière les contre-sommets tonitruants, une même vision froide de la société comme totalité menacée d’éclatements, un même objectif de régulation sociale. Il s’agit de restaurer la cohésion sociale pulvérisée par la dynamique du capitalisme – perçu comme instance dissolvante, comme pure puissance de l’informe – et de garantir en dernière instance la participation de tous à cette dernière. Aussi n’est-il pas surprenant de voir l’économicisme aussi bien partagé dans les rangs des citoyens d’État comme des citoyens critiques. L’opposition racornie entre État et Marché et le privilège accordé à la première de ces institutions pour gouverner l’économie est sans doute servie pour la dernière fois. Le développement fulgurant d’ATTAC en France doit d’ailleurs être compris comme un vaste programme d’initiation de la population à la pensée économique en vue d’une meilleure compréhension des contraintes qui président aux choix des gouvernants, de leurs difficultés existentielles à entretenir la misère : des professeurs de sciences économiques et sociales en sont d’ailleurs les figures de proue. Le citoyen dépossédé se projette en expert amateur de la gestion sociale. Et rien n’a mieux inauguré ce travail de mobilisation infinie en faveur de l’unité du corps social que l’irruption du « tous ensemble » pendant le mouvement de décembre 1995 en France. Une formule funeste, anesthésiante et volontariste à la fois, le mantra commun des administrateurs et des administrés, tient lieu de contestation : je tousse, tu tousses, ils toussent… ensemble. Derrière les rassemblements spectaculaires des contre-sommets, le dispositif « citoyen » est avant tout un dispositif de neutralisation. On a peine à se souvenir en France, tant la couleuvre est difficile à avaler, de ces « citoyens » de bord de mer et de banlieue collaborant sous la bénédiction de l’État, dans la bonne conscience partagée, pelles et sceaux à la main, au nettoyage des côtes bretonnes dévastées par les hydrocarbures de l’Erika affrété par Total. Cette solidarité entre citoyennisme critique et citoyennisme d’État est flagrante aussi dans l’échec actuel du mouvement des sans-papiers en Europe. Ici des citoyens prétendent lutter avec des non-citoyens dans le seul objectif d’obtenir « des papiers pour tous », la reconnaissance de l’État, alors que c’est le principe même de la division entre citoyens et non-citoyens, la technique d’identification et de fichage par les papiers, qui constitue le front de lutte commun entre des populations séparées pour le plus grand profit du capitalisme. Pour ma part, je ne souhaite à personne d’avoir des papiers. On voit assez par là que l’être-en-commun de citoyens et de non-citoyens ne pourra être envisagé que d’un point de vue résolument non-citoyen. Mais le non-citoyen n’est pas censé exister. S’il se manifeste, ou seulement persiste à vouloir se manifester, il ira prendre place dans quelques catégories prévues à cet effet : « étranger en situation irrégulière », « terroriste », « fasciste », « irrationnel », etc.
Ce n’est pas le moindre des embarras que le « processus de civilisation » en cours par voie de dispositifs « citoyen » repose sur la critique de l’autorité développée dans les années 1960-1970. La critique de la représentation politique comme pouvoir séparé, déjà récupérée par le nouveau management dans la sphère de production économique, est réinvestie dans la sphère politique. Partout ce ne sont qu’horizontalité des rapports et participation dans la joie et la bonne humeur qui doivent remplacer l’autorité hiérarchique et bureaucratique poussiéreuse. Partout ce ne sont que contre-pouvoirs et décentralisations qui vont défaire les monopoles et le secret des infâmes puissants. L’horizon mythique de la démocratie directe et transparente – la foi du charbonnier citoyenne – se traduit en réalité par une socialisation du contrôle et de la représentation. Chacun est à tous et à chacun son propre flic et son propre élu. Le point de vue systémique de La Société tend à être intégralement intériorisé. Ainsi s’étendent sans obstacles les chaînes d’interdépendance, ici faites de surveillance, ailleurs de délégation. Partout où l’opacité s’installe, où l’irrésolu perdure, où les corps, les gestes conspirent à se faire inassignables, le citoyen sera celui qui cherche à les rendre visible, à les représenter, à les faire vivre pour mieux les tuer, en les intègrant de force dans la sphère des significations sociales et du contrôle collectif. Si bien que la disposition qui s’insinue au coeur du citoyennisme – et qui n’est pas la moindre de ses contradictions, du moins sur un plan subjectif – implique qu’au citoyen, comme autrefois à l’honnête homme, rien ne saurait rester étranger. De là cette parenté intime entre flic et citoyen. Théorème numéro 1 : tout citoyen est un flic qui s’ignore. Théorème numéro 2 : Parfois il ne s’ignore pas… Et de même que le dispositif « autogestion » fut séminal dans la réorganisation du capitalisme depuis 30 ans, le dispositif « citoyen » n’est rien d’autre que l’instrument actuel de la modernisation du politique.
Cette restructuration du politique qui suit de quelques années la restructuration de l’économie pointe vers un au delà de la « fusion économico-étatique » qui a caractérisé en grande partie le compromis keynésien où régnait encore l’État-Providence. Infiltration de la société civile par l’État et infiltration de l’État par la société civile s’engrènent de mieux en mieux. Ainsi s’organise la division du travail de gestion des populations nécessaire à la dynamique du capitalisme. En effet l’efficacité du dispositif « citoyen » ne se révèle in fine qu’en relation à un territoire et à son contrôle. Comment ne plus voir aujourd’hui par exemple dans la lutte du Chiapas une concurrence entre l’État et l’EZLN pour le partage des profits escomptés de la valorisation d’une des régions les plus reculées et les moins exploitées du Mexique ? À regarder l’intégration et la fixation présente des mouvements antagonistes de domination et de contestation dans les multiples dispositifs « citoyen » implantés localement il n’est plus impensable qu’État et Marché disparaissent en tant qu’institutions séparées et n’interviennent plus que comme simples relais parmi d’autres d’un capitalisme cybernétique en formation. La métaphore du réseau qui enivre tant les citoyens critiques témoigne de cette homologie morphologique entre les nouveaux mouvements protestataires et les formes du capitalisme qui ont été mises en place ces vingt dernières années. Que les citoyennistes persistent à appeler « État mondial » la perpective de cette mise en réseaux de tous avec tous montre à la fois la péremption de leur catégories et l’inconséquence de leur desseins. L’affirmation d’une « citoyenneté mondiale » ne modifie donc en rien cette logique de la domination. La critique de la globalisation qui prétend être globale se sait vaine et remplit sa fonction gestionnaire. Qui sont aujourd’hui « les citoyens du monde » si ce n’est ces apprentis « bo-bos » cosmopolites qui circulent en même temps que les flux de capitaux. Plus que les apatrides de tous les pays, ce sont eux que l’on voit s »s’éclater » dans les contre-sommets des quatre coins du monde. Et il n’est pas un magazine branché qui n’ait inclus depuis l’automne dernier le militantisme anti-mondialiste dans la panoplie du jeune métropolitain au courant. Les saisons qui viennent seront citoyennes ! C’est en ce sens que le citoyennisme se place au delà de la politique : il se développe essentiellemment comme repolitisation inoffensive, politique de la dépolitisation.
Ni État, ni Société
Pas plus que de se constituer en citoyen du monde, quitter ce monde ne suffit pour critiquer la mondialisation. Celle-ci n’est pas saisissable sans contester – dans les prochains contre-sommets puis dans chaque lieu où nous nous trouverons – comment la prolifération de dispositifs « citoyen » détermine les possibilités d’exploitation capitaliste. L’abstraction citoyenne s’étant faite dispositif, le citoyennisme ne se combat pas comme le réformisme, d’un point de vue révolutionnaire assuré de sa radicalité, comme d’un titre honorifique.
Un assaut consistant contre les dispositifs « citoyen », comme celui que nous voulons esquisser dans les mois qui viennent, réclame d’abandonner toute perspective de la totalité sociale, tout lien avec le socialisme historique qui a fourni le socle de tous les « citoyennismes ». La perspective non-citoyenne doit s’assumer comme anti-sociale autant qu’anti-étatique. Il s’agit de refuser de contribuer à la résolution de la « question sociale », de récuser la mise en forme du monde sous forme de problèmes, de rejeter la moralisation implicite qui structure l’acceptation par chacun du point de vue de La Société. C’est pourquoi tout ce qui dans la politique révolutionnaire se pense encore comme vertueux participe encore d’un citoyennisme profond, de l’indécrottable moralisme robespierriste et républicard caractéristique de la mentalité politique française. Il faut se débarrasser des réflexes de pureté et de transparence qui contribuent objectivement à la restructuration politique en cours. La bonne conscience n’a jamais servi à rien. Nous refusons dès maintenant d’être « sympathiques ». Le dogme de la non-violence qui préside majoritairement aux mouvements anti-mondialisation participe d’un fond de morale qui maquille, au point de la défigurer, toute la contestation actuelle. Or être non-violent ne signifie pas que je répugne à exercer la violence, mais simplement que j’exerce toujours la violence d’abord sur moi. Ce n’est pas une quelconque terreur qu’il convient d’opposer à ce masochisme politique mais une réappropriation de la violence – où plutôt des formes diverses de violence – par chacun là où sévit toujours, sur fonds de pacification générale, le monopole étatique de la violence légitime.
Toute lutte anticapitaliste qui se sait anticitoyenne devra assumer le scandale de la non-appartenance absolue – pas de tout social où je puisse me reconnaître et être reconnu -, d’une non-reconnaissance par les dispositifs d’individualisation et de représentation sociale ou communautaire. Notre marge de manoeuvre présente consiste à politiser cette obscénité, à lui fournir des armes, à lui faire connaître ses lois non-écrites. La tragicomédie récente des militants écologistes allemands qui souhaitent empêcher, ou plutôt ralentir, le transport de déchets nucléaires en affichant la visibilité de leur simple vie, de leur vie nue, sur un rail ou dans un bloc de béton, pour se faire reconnaître par l’État en tant que militant écologiste certes, mais surtout en tant que militant emprisonné dans du béton, en tant que citoyen qui doit quémander l’aide citoyenne de la police pour se libérer de ses chaînes rappelle que le point de départ de toute action anti-citoyenne est de n’offrir aucune prise au dispositif, de refuser de se laisser compter parmi les externalités négatives du capitalisme. Ne rien revendiquer, mais faire usage, là où nous sommes, des moyens dont nous disposons, pour mettre en échec l’assignation sociale. Le militantisme actuel est trop souvent aux avant-postes d’un dépassement de la vieille dichotomie abstraite privé/public, que l’invention du citoyen avait contribué à instituer, mais sur le terrain même de cette séparation : à lui s’impose une publicisation générale de la sphère privée, une mise au travail de toute la vie, une utilité de soi de tous les instants. Oeuvrer au contraire dans l’ombre, dans la durée, créer des zones d’opacité où s’estompe progressivement l’opposition privé/public au profit d’une réelle mise en commun, de la vie, des luttes. Un commun qui ne s’oppose pas à la société en tant que forme différente du lien social, en tant que présence différente de la collectivité à elle-même : un commun qui échappe au social, qui est essentiellement d’une autre nature. Si bien qu’il ne se manifeste dans le social que comme foule, monstruosité, crime, mafia, infâmie de la vie.
Ce communisme là, dont nous avons besoin, se joue dès lors toujours hic et nunc, dans une reterritorialisation immanente, véritable adversaire de la prolifération de lieux globalement locaux déjà tendus vers leur mise en équivalence, dans la construction d’une infrastrusture des désertions viables. Il revient à cette initiative de reprendre l’offensive afin de se porter au delà d’un abstentionnisme extrême qui ne comprend qu’en négatif le fantasme d’intégration totale qui préside aux citoyennismes. Attaquer le dispositif « citoyen » à la racine c’est entraver matériellement sa formation là où elle se produit, rompre localement l’alliance entre citoyennisme d’Etat et citoyennisme critique. C’est empêcher que se forment les nouvelles courroies de transmission de la domination, conseils de quartier, conseils de vie lycéenne par exemple – notez que le citoyennisme réalise de façon caricaturale le programme conseilliste plus de trente ans après son échec historique – où la délibération sert toujours la volonté statistique et policière. C’est détruire les centres de calcul qui recensent et catégorisent les populations à gérer. C’est multiplier les identités de chacun afin de mettre en échec tout projet d’identification. C’est dénouer localement les mailles du pouvoir qui déterritorialisent. Que chaque vie devienne grain pour arrêter la machine, bruit dans l’espace lisse de l’information, invisibilité abyssale là où s’avance la publicité. Ne plus faire bloc contre l’évidente implosion sociale. En finir avec l’unité. Revenir aux devenirs.
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