Ou comment l’intention des médias est de gommer le plus possible la portée politique
d’un mouvement social afin de protéger les structures de domination qui les protègent.

Dépolitisation de la violence politique

Chaque fois que des manifestations sortent du cadre pantouflard dans lequel le pouvoir
veut bien les cantonner, les médias sont stimulés par un jeu manichéen. Ce jeu consiste
à distinguer les « gentils » manifestants des « méchants » manifestants, autrement dit
des « casseurs ». Dans ce jeu médiatique, peu amusant avousons-le, ces « casseurs »
sont vulgairement décrits comme des espèces de « professionnels de la perturbation ».
La volonté de ce discours médiatique consiste ainsi à amputer à ces « casseurs » toute
dimension politique. Pourtant, les cibles attaquées par ces « casseurs » montrent qu’il
ne s’agit pas d’une violence « gratuite » comme le font croire les médias. La plupart du
temps, ces cibles sont « ciblées ». Elles désignent : des dépositaires de la violence
étatique (policiers, gendarmes), des dépositaires de la violence économique (agences
d’intérim, ANPE, banques, McDo et autres Quick de l’exploitation), des dépositaires de la
violence discursive (journalistes, politiciens…). Mis bout à bout, ces éléments ciblés se
confondent dans une structure très soudée mais qui joue sur son aspect « complexe » pour
mieux se faire la dépositaire d’une violence sociale généralisée. Ces « casseurs » ne font
ainsi que « casser » ce qui les « cassent » tout le reste du temps. Et on peut voir à travers
ces actes de violence, l’expression d’une « vengeance » politique qui n’a fait que ruminer
trop longtemps. Or, puisque les médias font partie des sphères dominantes, cette
analyse sociale de la violence politique des « casseurs » n’est pas de leur portée. Pour
eux, ces « méchants casseurs » ne sont alors sommés de s’inscrire que dans un registre
qui est le leur : celui de la mythologie policière et judiciaire. À ce titre, le « statut » de
manifestants ne leur est même pas reconnu :

« 1500 casseurs n’ayant rien à voir avec les manifestations sont venus exprimés leur
rage », Tania Watine, reportage pour Arte-Info (28-29 mars 2006, journal de la nuit).

« En ce qui concerne la sécurité, c’est presque devenu une habitude, les casseurs ont
infiltré les cortèges. Mais à Paris, le dispositif policier, impressionnant, a plutôt bien
fonctionné », David Pujadas, J.T. de 20h sur France 2, mardi 28 mars 2006, avant
d’annoncer le reportage de Yasmina Farber et Lionel Langlade qui allait dans le sens de
cette vision dépolitisante des-dits « casseurs ». Dans ce reportage, on pouvait entendre :
« Les services d’ordre des syndicats comme ici la CGT se sont aussi mobilisés. Ils se sont
opposés aux provocateurs qui n’avaient rien à voir avec la manifestation quitte à en
venir aux mains » (voix de Yasmina Farber).

Le lendemain (mercredi 29 mars 2006), dans le journal de 13h toujours sur France 2,
Élise Lucet revient sur ce thème de la coopération répressive entre syndicats et
policiers, coopération dont se félicite la présentatrice à demi-mot :

« Et l’autre interrogation [le sujet précédent était sur cet autre thème du moment, très
cher aux journalistes : « Pour ou contre les blocages ? », question aussitôt suivie d’une
réponse en toile de fond : « Les blocages perturbent le bon déroulement des cours, ce
qui fait que certains jeunes s’inquiètent pour leurs examens »] de la manifestation d’hier
à Paris c’était bien-sûr [l’évidence qui trotte dans toutes les têtes, évidemment] la
sécurité. Les forces de police et les services d’ordre mis en place par les syndicats ont
travaillé main dans la main pour éviter que les casseurs ne s’infiltrent dans le cortège.
Les incidents ont été beaucoup moins importants que pour la manifestation de jeudi
dernier et près de 800 personnes ont été interpellées partout en France ». Tout ceci
agrémenté d’un reportage dans lequel on retrouve Yasmina Farber qui reprend les
images de la veille (ou presque) pour continuer à délégitimer les actes de violence
politique, plaindre les forces de l’ordre « victimes » de cette violence, et repréciser ce
thème de la collaboration entre les syndicats et la police : « La journée a été longue.
Vers 20h30 la police disperse avec des canons à eau les derniers manifestants parfois
éméchés, mais surtout les casseurs qui se sont concentrés place de la République. Au
point d’arrivée de la manifestation, des groupes virulents s’en prennent aux forces de
l’ordre et les traditionnels délinquants pratiquent leur jeu favori. Mais hier, la réplique
policière a été immédiate. Les agents en civil ou en uniforme arrêtent en flagrant délit
à tour de bras des dizaines de délinquants. Le ministre de l’Intérieur a tenu à féliciter
ses troupes sur le terrain, puis place Beauvau. Nicolas Sarkozy avait donné des consignes
de sévérité [ça rime presque avec « sécurité »] . Des ordres respectés à la lettre (…)
Bonne coopération de la police également avec les services d’ordre des syndicats comme
la CGT. Certains syndicalistes équipés de matraque ont parfois aidé la police à
interpeller les casseurs… Un crs aura malgré tout été sérieusement blessé par
l’explosion d’une fusée [qu’en est-il des manifestants, « casseurs » ou non, qui ont aussi
été blessés par la répression policière ? Aucun mot dans le reportage] Sur près de 500
interpellations à Paris, 146 personnes sont en garde à vue. Nicolas Sarkozy a demandé
que ces casseurs et agresseurs de policier soient condamnés à de la prison ferme. »

Les manifestants qui entrent dans ce jeu dualiste entre « gentils manifestants » et
« casseurs » ne se rendent peut-être pas compte qu’ils entrent ainsi dans un domaine
balisé et minés. Ce domaine est le champ des journalistes. Et c’est un champ vaste, à
géométrie variable. Ici ils appliquent une dépolitisation envers ceux et celles qui
pratiquent une violence politique qui a pourtant sa légitimité sociale. Là ils appliqueront
cette dépolitisation à tous ceux qui de toute façon ne sont pas de leur territoire, celui
du pouvoir. Véronique Sainte Olive, la bouffonne-vedette qui chronique la vie du roi
Chirac sur France 2, ne semblait pas dire autre chose lors d’un direct devant l’Élysée
(toujours dans ce J.T. de 13h du 29 mars 2006) : « Alors aujourd’hui personne ne sait
quel choix Jacques Chirac va faire. Une seule chose est sûre : tout dépend de lui et
seulement de lui ». À bon-ne entendeur-euse…

Les pédagogues de leur complexité

Toujours dans ce J.T. de 13h sur France 2. Élise Lucet annonce le « Face à Face ». Le
thème du jour : « Comment sortir de la crise ? ». Les invités : Philippe Tesson,
éditorialiste à l’hebdomadaire Valeurs actuels, et Jean-François Khan, président de
l’hebdomadaire Marianne. Le premier est censé avoir le rôle de « droite », le second,
celui de « gauche ». Mais le tout est destiné à appliquer en six minutes la voie du
dépassement et la perspective de la complexité. Mission réussie puisqu’au final tout le
monde tombe presque d’accord (mais était-on en désaccord avant cela ?… la réponse
est non). Le Tesson de la bouteille capitaliste et la Kahn révigoré-e de nationalgauchisme
offrent en tout cas un archétype du spectacle d’éditorialistes : des passes
d’armes théatrales pour petit-déjeuner tardif et un rendez-vous télévisuel au 13h de la
copine pour aller ensuite squatter la cantine de France 2 et ses petits fours. Et
l’impression que Khan & Tesson se sont offerts une franche partie de rigolade en nous
prenant pour des imbéciles. Propos :

Jean-François Khan_ « Mon impression c’est que le CPE c’est pas [il dit quelques mots
incompréhensibles, mais assez clairs pour nous faire comprendre que pour lui, le CPE,
c’est pas si dramatique que ça], c’est pas une loi esclavagiste. Mais c’est… dans l’histoire
de France… c’est très intéressant il y a un moment où y a quelque chose qui est ressenti
comme une régression de trop, tout à coup […] qui agit comme un déclic pour remettre
en cause ce qui est devenu insupportable, je le dis bien, même pour Tesson,
insupportable dans la société qu’on construit […] »

Et Philippe Tesson d’acquiescer du haut de ces lunettes professorales en sortant son
registre naturaliste qui rappelle si vivement le theme de la « main invisible » du marché
qui nous tomberait du ciel : « Oui, c’est vrai que c’est une étincelle. Ça aurait pu en être
une autre. C’est un peu le hasard des choses, un peu comme l’histoire de la grippe
aviaire finalement, ça tombe comme ça parce que ça… ça devait… ça devait arriver.
C’est pas non plus une raison pour survaloriser ce mouvement [Élise Lucet le reprend :
« Entre1 et 3 millions de personnes pour vous ce n’est pas énorme ? »] … non mais
survaloriser les motivations. Je veux dire qu’il y a quand même… je sens très souvent
l’embarras des syndicats devant cet élan de la jeunesse, parce qu’à beaucoup d’égards
c’est un élan irrationnel. Comprenez qu’un étudiant en fin d’études ou même en cours
d’étude s’inquiète pour son avenir, je le comprends très bien. Mais enfin je vois dans la
manifestation des lycéens de 3e, de 2nd , etc., qui n’ont quand même pas une
conscience… on peut quand même dire ça sans être taxé de racisme anti-jeune [J.F.K.
trouve la réplique drôle et rit… Et pourtant si, on peut taxer Tesson de « racisme antijeune
», cela a même un nom : âgisme, lequel désigne notamment une situation où les
adultes s’appuient sur leur position dominante pour récuser toute dimension politique
envers des individus sous le motif que ceux-ci sont des enfants ou des adolescents, et
refuser ainsi de les écouter] … qui n’ont pas une conscience exacte ni de l’avenir, ni des
réalités économiques, ni des réalités sociales, car Jean-François l’a dit, ce CPE, c’est
plutôt… c’est meilleur que mauvais, si je puis dire [J.F.K. confirme] ».

Avant cette « passe d’armes » finale, le professeur Tesson avait initialisé son « autre
étincelle » en officiant ses cours élémentaires de capitalisme appliqué :
« Il [de Villepin] croit très fermement que la France est dans une situation telle que
l’expérience Thatcher est jouable. Il veut être le Thatcher français en oubliant que
Madame Thatcher avait préparé le terrain avant de procéder à des réformes
implacables. C’est ça la grande différence. »

Le « terrain », Christine Ockrent avait déjà précisé qu’elle comptait bien s’en occuper.
Le CPE et les mesures ouvertement patronales ont encore du mal à passer ? T’inquiète,
MEDEF et compagnie, les journalistes, sous l’oeil propice des syndicats de complaisance,
promettent de mettre le turbo pour que tu sois servi sur un plateau. Ils/Elles possèdent
à la fois la matière et la manière : ça s’appelle la « pédagogie de la complexité ».
Christine Ockrent, dans l’émission « France Europe Express » consacrée à la question du
CPE sur France 3 dimanche 26 mars 2006, s’engageait en toute « modestie » :
« En tout cas, cela veut bien dire […] que ce qu’il faut d’abord peut-être dans ce pays,
c’est de la pédagogie. Et il faut que les partenaires sociaux, mais aussi les politiques et
sans doute aussi les médias – nous nous y employons à notre modeste mesure –
expliquent davantage la complexité des choix de notre société ». Ockrent s’adressait
ainsi au très conciliant François Chérèque, qui n’a qu’une hantise dans sa vie de
permanent syndical : qu’on lui fasse « la leçon des syndicats bloqués, [car] la CFDT sait
soutenir une réforme qui est bonne pour les salariés, mais sait aussi s’y opposer quand
elle est mauvaise pour les salariés » (François Chérèque lors de la manifestation du 28
mars 2006).

Kandjare Bayn Asnan
9 avril 2006