Renzo Connors

LA DÉRIVE CRYPTOLIBÉRALE / LA GAUCHE EST MORTE

Critique anarchiste individualiste de la gauche en Irlande

[traduit de l’anglais / trouvé sur Indylille]

« La liberté n’est pas quelque chose que l’on peut donner, la liberté est quelque chose que les gens prennent ; et ils sont aussi libres qu’ils désirent être libres. » — James Arthur Baldwin

« Je pense que mon point de vue fondamental est que tout ce que la gauche et la droite disent l’une de l’autre est vrai. Et la raison pour laquelle c’est vrai, c’est qu’elles ont tellement de choses en commun. » — Bob Black

La soi-disant « gauche radicale » est un échec total, elle n’a rien fait et n’a apporté aucun « changement radical ». La « gauche radicale » n’a réussi qu’à recréer des institutions de hiérarchie et de domination par le biais de ses partis, syndicats et groupes de pression/campagnes. De nombreux gauchistes se sont construits de belles carrières dans ce processus.

La « gauche radicale » des années 60, 70, 80 et 90 (notamment les anciens membres du Parti des Travailleurs) sont aujourd’hui les mêmes personnes qui ont poussé et mis en œuvre le néolibéralisme en Irlande. Les anciens gauchistes « radicaux » ont troqué leur langage radical et leurs fausses promesses contre des voitures Mercedes, des costumes de marque et des postes bien rémunérés dans l’État ou les syndicats.

Il ne fait aucun doute que de nombreux gauchistes contemporains ont la même vision que leurs prédecesseurs. Ce n’est pas difficile à imaginer. Les problèmes qui existent aujourd’hui au sein de la gauche sont exactement les mêmes que ceux qui ont toujours existé. Ces problèmes peuvent être divisés en plusieurs points tels que : le populisme, l’opportunisme, le carriérisme et le réformisme (pour n’en citer que quelques-uns).

Il n’y a pas d’ordre d’importance, tous ces problèmes ont les mêmes effets néfastes. Ces problèmes ne sont pas spécifiques à un courant de la gauche mais à l’ensemble de la gauche. Ces problèmes contribuent différemment mais également à l’échec de la gauche à réaliser le « changement radical » ou la transformation qu’elle proclame vouloir.

Détaillons un peu :

« SOCIALISME : Discipline, discipline ; obéissance, obéissance ; esclavage et ignorance, enceinte de l’autorité. Un corps bourgeois grotesquement engraissé par une vulgaire créature chrétienne. Un pot-pourri de fétichisme, de sectarisme et de lâcheté.

DES ORGANISATIONS, DES CORPS LÉGISLATIFS ET DES SYNDICATS : Des églises pour les impuissants. Des prêteurs sur gage pour les avares et les faibles. Beaucoup y adhèrent pour vivre de façon parasitaire sur le dos de leurs collègues simples d’esprit. Certains adhèrent pour devenir des espions. D’autres, les plus sincères, adhèrent pour finir en prison d’où ils pourront observer la mesquinerie de tous les autres. » — Renzo Novatore

L’opportunisme :

Que ce soit en tant qu’activistes autonomes ou en tant que membres d’un parti, d’un syndicat ou d’un autre type d’organisation, les gauchistes prennent part et utilisent les luttes pour tout un tas de raisons. Ces luttes peuvent concerner le lieu de travail, le logement, le droit à l’avortement, voire le soutien à des luttes populaires dans d’autres pays, etc. Dans les luttes, les gauchistes utilisent des manœuvres politiques afin de détourner, de centraliser et d’exploiter l’énergie, le pouvoir et l’enthousiasme des personnes en colère pour leurs propres gains, objectifs et motivations politiques. Les gauchistes utilisent les campagnes et les luttes comme des moyens de gagner des adeptes et des soutiens pour leurs programmes, de construire leurs propres cliques de pouvoir et réseaux personnels, de grimper les échelons de la hiérarchie politique ou syndicale, ou au moins pour des places sur la scène militante.

Carriérisme :

De nombreux gauchistes prennent part aux luttes pour les utiliser comme moyen de faire carrière. Cette carrière peut se dérouler dans la politique, les syndicats, le monde universitaire, le journalisme, les ONG, etc. Certains gauchistes deviennent des « experts » ou des « spécialistes » de certains sujets ou luttes et utilisent les connaissances acquises pour faire avancer leur carrière.

Le populisme :

Le populisme est une plaie dans la lutte pour la libération. Le populisme est dangereux, le populisme risque de faire perdre ou de faire gagner au « parti », au « mouvement », à « l’organisation » ou à « la campagne » un soutien, une crédibilité ou de nouveaux membres. Le populisme crée également une dynamique au sein des organisations de gauche qui déterminera ce que « le parti » ou « le groupe » soutiendra ou les actions qui seront entreprises, les projets ou les campagnes dans lesquels ils s’impliqueront. Ils choisiront toujours la voie populaire, même si elle est mauvaise. Si les militants d’une campagne, d’un parti ou d’un groupe s’écartent de la voie populiste, ils risquent d’être punis et vilipendés par la majorité. Ils peuvent voir leur nom sali, noirci, des mensonges inventés et répandus à leur sujet. Tout est fait pour discréditer et éliminer les personnes considérées comme une menace. Le populisme incitera les gens à raconter des mensonges pour tromper les autres et salir les opposants. Des luttes ont été détruites et perdues à cause du populisme. Ces basses manœuvres sont utilisées contre toute menace à leurs positions, pour discréditer et isoler les personnes qui s’opposent à leurs stratégies ou à leurs points de vue, pour éliminer l’opposition dans les campagnes ou les projets afin de dégager le terrain, ce qui les aide à prendre le pouvoir, à avoir plus d’influence et de contrôle ; faire passer les gens pour « mauvais », « fous » ou « fauteurs de troubles » afin que personne n’écoute leur opinion ou leurs idées, afin de conserver ou de gagner du soutien.

Le réformisme :

Une grande majorité de la gauche, qu’ils se nomment socialistes, marxistes, léninistes, trotskistes, et même certains anarchistes, sont en fait des crypto-libéraux. Ces libéraux se déguisent sous un langage radical et des foutaises. Ils ne veulent pas renverser ou détruire l’État et le capitalisme, bien qu’ils puissent dire le contraire. Ils veulent les réformer, les rendre plus « agréables » pour les gens, petit à petit. Ils croient naïvement que cela peut se faire pacifiquement et avec des arguments bien pensés, des marches de protestation et du lobbying. La « résistance » qu’ils proclament est celle du pacifisme, de la délégation, de la négociation et du compromis avec l’État et les patrons.

Les syndicats, comme toutes les organisations formelles basées sur l’augmentation du nombre d’adhérents, sont enclins au populisme et aux autres facteurs que j’ai mentionnés plus haut. Dans le pire des cas, les responsables syndicaux sapent et affaiblissent les luttes, en faisant des compromis avec les patrons, en négociant des accords sur ce qui semble être le meilleur choix pour les travailleurs, mais qui, en réalité, contribue à maintenir cette société intacte. Au mieux, les syndicats sont des réformateurs qui contribuent à améliorer les conditions d’exploitation, rendant le labeur quotidien un peu plus supportable. En fin de compte, les syndicats sont un rouage de la machine du capitalisme, dont le résultat est de contribuer à la création d’une paix sociale entre exploités et exploiteurs. Les syndicats ne recèlent aucun potentiel révolutionnaire.

Pour les politiciens de gauche, leurs intentions sont de se présenter à des élections qu’ils espèrent remporter afin d’apporter des « changements radicaux » à l’État et donc d’améliorer la vie du « peuple » (tel qu’ils le voient de toute façon).

Les politiciens affirment que s’ils n’ont pas assez de pouvoir au parlement pour apporter des « changements radicaux », ils seront au moins en mesure de contester « radicalement » le gouvernement.

Les conséquences de telles tactiques sont bien connues. Si un gauchiste est élu au parlement, il peut présenter des contre-arguments au gouvernement, mais cela ne donne généralement rien. Nous l’avons vu dans le sud de l’Irlande avec des TD (représentants élus) socialistes présentant des arguments contre une série de problèmes tels que l’utilisation de l’aéroport de Shannon par l’armée américaine, la compagnie pétrolière Shell pillant les ressources naturelles dans le Mayo, la lutte pour le logement et la lutte contre la privatisation de l’eau.

Si un parti de gauche remporte suffisamment de sièges pour prendre le pouvoir ou pour le partager avec un autre parti, il finit par édulcorer ses opinions « radicales » et mettre en œuvre les politiques les plus à droite, comme nous l’avons vu dans l’histoire récente avec le Parti Travailliste Irlandais dans le sud de l’Irlande et avec le Sinn Fein dans le nord de l’Irlande (non pas que ces deux partis aient eu des opinions très radicales au départ, mais ils ont fait semblant de servir le socialisme à un moment donné), les deux partis ont complètement trahi toutes les personnes qui ont voté pour eux en mettant en place des politiques néo-libérales.

Les politiciens qui se présentent aux élections et jouent dans le cirque parlementaire diluent leur « radicalité » au fur et à mesure qu’ils y participent, en restant constamment aux aguets, en s’assurant qu’ils ne perdent pas de soutien et en cherchant à en gagner. Cela les amène inévitablement à faire des compromis et à se vendre petit à petit, jusqu’à ce qu’ils cessent finalement de prêcher un quelconque type de « radicalisme ».

Au cours de la lutte contre la privatisation de l’eau, nous avons vu les crypto-libéraux utiliser leurs tactiques avant-gardistes de manière flagrante. Lorsque les gens des quartiers ouvriers ont défendu leurs quartiers contre l’installation de compteurs d’eau dans les maisons de nombreuses communautés à travers l’Irlande. La résistance a démarré de façon sporadique. Les gens qui résistaient dans différents quartiers se sont regroupés pour s’entraider. Des politiciens et des bureaucrates syndicaux ont infiltré les différents quartiers résistant pour détourner la lutte. Les politiciens (des partis comme le Sinn Fein, le Parti Socialiste, le Parti Socialiste Ouvrier, le Parti Communiste d’Irlande, Eirigi ; et des syndicats comme Unite et Mandate) ont inventé « Right2Water », un groupe de pression/campagne qui s’est placé au-dessus de la lutte en tentant de se faire passer pour le représentant de toutes les personnes qui résistent à la privatisation de l’eau. Les politiciens ont utilisé cette campagne comme un moyen d’amener la lutte sur la voie de la politique parlementaire. Dans de nombreuses régions, les politiciens ont réussi à prendre le contrôle de la lutte, et dans certains quartiers les habitants l’ont bien compris.

Tous les deux mois, il y avait un appel à une « marche pacifique » dans les rues de Dublin, avec des tas de discours merdiques et ennuyeux à la fin, prononcés bien sûr par des politiciens. Toutes les personnes présentes à la manifestation qui n’ont pas suivi le rituel de la « marche pacifique » ont été qualifiées de « mauvais manifestants » et de « fauteurs de troubles ». Ces soi-disant « fauteurs de troubles » bloquaient la circulation ou occupaient des bâtiments (généralement des banques) et bloquaient des routes très fréquentées. Ce type de tactique ne convenait pas aux politiciens, car il échappait à leur contrôle et ne correspondait pas à leur discours. Lors d’une manifestation dans un quartier populaire, un jeune avait jeté une brique sur une voiture de police. Un politicien du Parti Socialiste (et membre du parlement) qui avait infiltré la lutte pour l’eau a publiquement condamné le jeune en demandant aux flics de l’arrêter, de l’inculper et de le condamner. D’autres ont été dénoncés par des politiciens pour avoir brûlé des camionnettes appartenant à l’entreprise qui installait des compteurs d’eau.

La bataille de l’eau a atteint son paroxysme lorsque les politiciens de Right2Water et les bureaucrates des syndicats, assoiffés du moindre pouvoir, ont siégé à la « commission d’experts de l’eau » créée par le gouvernement et ont accepté qu’une entreprise privée soit propriétaire des services d’eau (c’est-à-dire la privatisation). Les redevances pour l’utilisation domestique de l’eau ont été suspendues (pour l’instant). Les politiciens et les bureaucrates de gauche tentent d’en faire une « grande victoire ». Jusqu’à ce jour, la compagnie Irish Water continue à installer des compteurs d’eau dans les maisons, préparant ainsi le terrain pour le futur, lorsqu’elle voudra mettre en place des redevances pour la consommation d’eau dans les maisons. Les politiciens et les bureaucrates ont fait cela sans aucun consentement, et dans le même temps ils ont affaibli la résistance.

Ces tactiques sont utilisées à maintes reprises par les crypto-libéraux. On l’a vu dans les luttes populaires telles que la lutte contre la privatisation de l’eau à la fin des années 1990, le mouvement anti-guerre et la lutte contre les taxes sur les poubelles dans les années 2000, la lutte contre l’impôt foncier dans les années 2010 et récemment dans la lutte pour le logement, avec les référendums sur le mariage homosexuel et l’avortement — les crypto-libéraux se sont mis en position de médiateur entre l’État et les patrons et les individus exclus et exploités. Bien sûr, toutes ces luttes étaient (et certaines le sont encore) des sujets brûlants et figuraient en bonne place dans les agendas des électoralistes.

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Source : Warzone Distro / Insurgency An Anarchist Journal of Total Destruction / 2019

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