On se rassemble, on discute. C’est quelques fois agrémenté de tam-tam, mais le sujet n’est pas là, ces gens ingurgitent tout cela, se déshabillent, font partout… il y a des accouplement en plein air, des hurlements… on casse tout ce qu’il se trouve sous la main – Bernadette Malgorn, préfète d’Ille-et-Vilaine, journal Le Monde, 2006

La préfète Malgorn fantasmait sans aucun doute cette scène de la Rue de la Soif qu’elle décrivait en 2006, peut-être ivre de sa fonction et de son pouvoir, peut-être lasse des bruits de bottes et des couloirs feutrés. Qui est-on pour la juger ? Qui n’a jamais eu envie de se laisser un peu aller ?

Ce jeudi 29 septembre 2022, 16 ans plus tard, une fête sauvage commençait au Vieux Saint Étienne, comme il arrive régulièrement depuis quelques années. L’intervention policière provoquait très rapidement une riposte des fêtards déterminés à ne pas se laisser chasser si facilement. Qu’on soit étudiant ou pas, qu’on travaille ou qu’on chôme, nous sommes de plus en plus nombreux à être chassés des rues où on s’assoit pour discuter, danser et boire à moindre frais, chassés des bars trop chers et aseptisés, chassés des logements des quartiers du centre visiblement destinés aux cadres et aux classes supérieures.

Dans cette petite brochure on raconte ce qu’il s’est passé ce jeudi soir. On propose aussi une analyse de qu’il se passe à Rennes, à l’image de bien des grandes villes. Pour la préfecture, la police et la mairie, Rennes doit être une fête mais celle de la startup nation, du sacro-saint bon petit commerce, des promoteurs et d’une culture lisse et branchée. Nous, on appelle à poursuivre la bataille et défendre la fête libre !

Avec la période actuelle de crises, les loyers explosent et la ville devient parfois hostile. On nous promet un avenir bien sombre, entre guerre, inflation, « fin de l’abondance » et pression folle mise sur toutes et tous pour travailler plus et gagner moins. Mais on fera face ! Ce jeudi soir là, la fête s’est déchaînée pour laisser place à l’émeute : on refuse de se faire chasser, on refuse de se résigner, on refuse de fermer sa gueule pour s’en tenir à travailler et consommer !

 

Une sacrée soirée

Ce jeudi à Rennes, une scène bien connue des habitants a pris place en centre-ville : Au rythme de la musique émanant d’une enceinte, une centaine de fêtards de la Rue de la Soif s’installent square Ligot (qu’on appelle le parc du Vieux Saint-Étienne), un coin pas loin de la place Sainte-Anne où l’on a l’habitude de venir se poser, danser, discuter et faire la fête au-delà de l’heure réglementaire de fermeture de bars.

Très vite, et comme c’est de plus en plus le cas ces dernières années, une vingtaine de flics interviennent pour mettre fin aux festivités, chiens à leur coté, gazeuses et LBD en main. On y prétexte le tapage nocturne pour disperser avec violence ceux qui osent s’aventurer au delà des terrasses hors de prix des bars de la place.

Plutôt farouches, les occupants du square Ligot ne se laissent pas abattre et décident de partir en cortège. La police ne veut pas d’eux au Vieux Saint-Étienne ? Très bien, allons danser place Sainte-Anne, se disent-ils sans doute. Rapidement rejoints par une foule de plus en plus grande, les quelques 100 fêtards deviennent vite plus de 200. Sous pression, la police ne tarde pas à gazer la place et ses terrasses, et l’effet se fait vite sentir : des centaines d’autres gens, privés de bar, se joignent au rassemblement. Et c’est une foule de près de 400 personnes qui, au rythme des basses, allume un grand feu de joie au milieu de la place, sans oublier de dresser des barricades rue d’Échange afin de se protéger des attaques de la police.

Les flics, appuyés par des renforts, bombardent la place de lacrymos et tirent à vue au LBD pour tenter de repousser la foule, en vain : impossible pour eux de saper la détermination d’un défilé à l’affluence de plus en plus grande. Un détachement de la BAC tente bien de se rapprocher, mais est mis en déroute par des feux d’artifices, les gerbes de lumière se mêlant au rythme endiablé des enceintes dans une ambiance quasi-surréaliste.

Pas très dégourdis, les flics n’ont d’autre choix que d’attendre que le feu soit entièrement consumé pour pouvoir reprendre la place. Un cortège décide alors de poursuivre les festivités en allant défiler dans les rues du centre, allumant un second feu de joie place de la mairie. Nathalie Appéré, maire de Rennes, pourtant fière de « cette ville de musique, de culture, de jeunesse » n’aura pas souhaité rejoindre le dancefloor…

C’est finalement au bout de plusieurs heures de fête effrénée qu’un très important dispositif policier arrive pour tenter de prendre en étau la place de la mairie et mettre fin à la soirée. Le cortège décide alors de se disperser et retourner se fondre dans la foule sortant des bars. Les flics, se sachant incapables de s’attaquer à un cortège motivé et solidaire, choisissent ce moment de dispersion pour cueillir quatre fêtards pris au hasard.

Mais au fait, pourquoi ça fait près de 20 ans qu’il y a des fêtes sauvages émeutières en centre-ville de Rennes ?

Des scènes comme celle de jeudi dernier ne sont pas nouvelles à Rennes. En effet, depuis deux ans des fêtes sauvages au Vieux Saint-Étienne sont régulièrement la cible d’attaques policières et sont défendues farouchement. Plusieurs ont même conduit à des rassemblements comme celui de jeudi dernier, par exemple le soir de la réouverture des bars, où dans ce qui commence à ressembler à une tradition depuis la fin des travaux de la place Sainte-Anne, un grand feu de joie avait similairement été allumé.

Mais cette guerre des pouvoirs publics contre le monde de la fête ne date pas d’hier : on pense notamment à la période entre 2004 et 2005, où la préfète Malgorn menait une bataille personnelle contre les « joueurs de tam-tam et de didgeridoo » et autres « marginaux » de la Rue de la Soif, mais aussi et surtout contre toute la jeunesse qui préférait venir en ville avec son propre alcool. La préfète voulait « mettre fin aux bacchanales organisées », invoquant déjà les « riverains excédés par le bruit » (comme quoi, plus les choses changent plus elles restent les mêmes…)

Pendant des mois, d’importants effectifs policiers venaient vider la rue Saint-Michel à minuit tapante. Mais décidément pas du genre docile, les fêtards rennais s’étaient très vite organisés face à la répression : à 23h30, on érigeait de grandes barricades des deux cotés de la rue, on se masquait et s’équipait pour résister au gaz, et c’était parti pour des nuits d’émeute festive. Les « émeutes de la Soif » étaient devenues si populaires qu’on arrivait de toute la France pour y prendre part.

Cette séquence trouva son point culminant en 2005 à l’occasion du festival « Les Transmusicales ». Comme a chaque édition, des ravers de tout le pays étaient montés à Rennes pour participer aux « Trans-Off », teuf gratuite en marge du festival organisée sur un terrain prêté par la mairie. Suite à l’interdiction de la teuf par la préfète, des centaines de teufeurs avaient déboulé dans le centre-ville, conduisant à des affrontement avec la police pendant une bonne partie de la nuit. Les reportages des journaux de l’époque résonnent étrangement avec ceux qu’on a pu voir suite aux événements de jeudi dernier.

La préfète aura tenté de nombreux stratagèmes pour purger le centre-ville de toute subversion, des canons à eau dernier-cri affrétés depuis la capitale aux arrêtés préfectoraux pour fermer les bars de plus en plus tôt ou interdire le transport d’alcool passé une certaine heure. Mise en déroute par les émeutiers et très publiquement critiquée par le maire de l’époque Edmond Hervé, la préfète abandonnera ses mesures les plus répressives comme l’éviction de la Rue de la Soif à minuit. Cependant, la fin de cette séquence marque l’instauration d’une heure de fermeture obligatoire pour les bars et l’interdiction de la vente d’alcool en magasin passé 20h, des mesures toujours en vigueur à ce jour.

C’est aussi le début d’une guerre au long cours menée dès lors par les pouvoir publics contre les fêtards rennais. Car si le maire socialiste affichait une opposition de facade à la répression brutale orchestrée par une préfète ultra-reac, son objectif restait le même, avec cependant un désaccord sur la tactique à adopter. Pour le PS, moins de canons à eau, de gaz et de matraque mais plus de « prévention », d’encadrement, de valorisation d’une pratique « respectable » de la fête (comprenez : qui ne réveille pas le bourgeois). En bref : écraser en douceur tout ce qui sort du cadre de loisirs inoffensifs, et exploiter la part valorisable de l’activité culturelle rennaise, pour dynamiser l’économie de la ville.

Les pauvres, dehors !

Presque vingt ans après les émeutes de la Soif, et après deux ans de confinement, la préfecture décide une nouvelle fois de relancer le projet de nettoyage violent du centre-ville, cette fois-ci bien appuyée par la mairie de Nathalie Appéré. Mais le temps de la prévention est terminé : la municipalité PS et le préfet travaillent désormais main dans la main, la matraque dans l’autre. Rennes doit être une vitrine pour les cadres parisiens qui veulent s’éloigner de la capitale, une grande fête pour les promoteurs immobiliers, et vite !

Si le couvre-feu légal est terminé, il est prolongé en sous-main par les autorités : les polices nationales et municipales ont déployé de nouveaux effectifs pour vider les rues de la ville, en dégageant méthodiquement toutes les personnes qui ne consommeraient pas dans les bars ou se promèneraient après les heures de fermeture.

Dans les parcs, sur les quais, sur les places enfin ouvertes après des années de travaux, et dans tous les endroits comme le Vieux Saint-Étienne, c’est le même spectacle qui se répète tous les soirs : des groupes de flics, gazeuses à la main et accompagnés de chiens, contrôlent systématiquement les jeunes et les zonards qui se regroupent, leur distribuent des amendes et les dépouillent de leurs enceintes en leur signifiant qu’ils ne sont plus les bienvenus en centre-ville.

Parallèlement à ces descentes, les bars se prennent la pression de la mairie et de la préfecture au moindre prétexte : quand le Gazoline se prend une fermeture administrative pour des jeux de palets près de sa terrasse, quand le Doujezu subit le même sort pour du bruit lors de la fête de la musique, ou encore quand les flics débarquent à 22h30 au milieu du Papier Timbré pour mettre fin à un concert… Du côté de la Rue de la Soif, trois enseignes ne devraient pas voir leur licence renouvelée selon les plans de Nathalie Appéré.

L’objectif est clair, attirer dans le centre-ville rennais une nouvelle population de cadres parisiens en manque de calme. Mais cela doit se faire à une condition : dégager les étudiants et les travailleurs pauvres qui vivaient dans le quartier des bars, et leur laisser pour seules options d’aller se terrer en périphérie de la ville ou dans des vieilles cités U insalubres. La crise du logement dans la capitale bretonne s’explique d’ailleurs par une raison assez simple : avec l’explosion du prix du m2, des logements habituellement occupés par des étudiants et des travailleurs à petits salaires sont laissés vides ou loués en AirBnB en attendant que des populations à hauts revenus s’y installent.

La Rue de la Soif est un des meilleurs exemple de ce phénomène : des immeubles entiers de la rue Saint-Michel, rachetés à grand prix, sont vidés et laissés en l’état sans travaux alors que les prix ont été quasiment multipliés par deux et que la majorité des rennais galèrent pour trouver un appart. La municipalité et les promoteurs préfèrent attendre que la rue la plus fêtarde de Rennes soit assez nettoyée de son agitation pour accueillir des habitants aux exigences et aux loyers plus élevés.

C’est la même logique sur la place des Lices, où un énorme hôtel quatre étoiles qui accueillera des commerces de bourgeois doit voir le jour près du marché couvert. Là aussi, pas question de laisser les groupes d’étudiants et de lycéens se poser pour boire un coup ou écouter un peu de musique. Les descentes de flics justifiées par une prétendue insécurité et mise en scène par la presse ont en réalité un but premier : faire place nette pour les riches dans le centre-ville de Rennes.

Pour nos chers élus locaux, la fête doit donc se déployer dans des nouveaux espaces, sur un modèle aseptisé, contrôlé, et loin du vieux-Rennes. Le projet de la mairie est donc de « ré-agencer » la Rue de la Soif sur le modèle du mail François Mitterrand, en transformant les bars qui pourraient garder leur licence en restos ou en afterwork avec bières « kraftées » à 10 euros la pinte et tapas hors de prix. Sachant qu’avec l’inflation actuelle une petite soirée dans le centre-ville avec un sandwich et quelques bières te coûtent déjà une demie-journée de salaire, on comprend bien au bénéfice de qui la mairie et la préfecture veulent nettoyer la rue la plus mythique de Rennes.

Au fond, quelle image de la fête renvoient Nathalie Appéré et son équipe ? Une pratique hors de prix, limitée entre 18h30 et minuit, vissée sur la chaise d’une terrasse où le seul choix qui nous reste est celui du rade où se faire déplumer. Avec l’augmentation du coût de la vie, comment continuer à accepter un modèle qui siphonne une bonne partie du salaire journalier de chacun ? Comment ne pas comprendre que dans un contexte où les loyers sont multipliés par deux et où les factures explosent, des étudiants, des lycéens, des smicards et des galériens occupent les rues et les places de Rennes pour boire un coup ou faire la fête, après deux ans enfermés à cause du confinement ?

Pour ceux qui ont l’audace de ne pas se soumettre et tentent d’organiser des fêtes en dehors du centre, le sort réservé reste le même : la répression. Et Rennes est loin d’être la seule ville à mener une guerre féroce contre la fête : partout où ont lieu des rassemblements festifs non-contrôlés, ceux-ci sont réprimées. Reste en mémoire la répression policière et judiciaire inédite des rave-party de Lieuron et de Redon, ou encore le meurtre de Steve, noyé dans la Loire après une charge de flics pendant la fête de la musique à Nantes en 2019.

Appel à défendre la fête libre

Suite aux évènements de jeudi dernier, les réactions et récits douteux des médias ne se sont pas fait attendre : on versera d’abord une larme avec cette riveraine, partie quelques années à l’étranger et qui « ne reconnaît pas sa ville », puis on sympathisera avec ce couple de retraités ayant acheté une maison dans le quartier au plus fort du confinement et qui maintenant ne « peuvent plus vivre avec le bruit ». Et puis le complotisme sauce Ouest-France s’en mêle et on nous parle d’un « rassemblement revendicatif à l’appel de l’ultra-gauche » en rapport avec la mobilisation syndicale du jour même.

Certains journaux irons même jusqu’à dire qu’un appel à l’émeute « tournait depuis plusieurs semaines dans les réseaux black blocs » et aurait été diffusé dans la manif de la journée. Invité pour l’occasion au journal télé, le chef du Rassemblement National de Rennes alimente le délire en parlant d’un « groupe de 200 blax blox professionnels surentraînés ». Seuls quelques médias locaux et, chose surprenante, la communication officielle de la préfecture, reconnaîtront qu’il s’agissait d’une fête qui a dégénéré après intervention des flics.

Du côté des pouvoirs publics, la réaction ne s’est pas non plus faite attendre : dès le lendemain, un important dispositif d’une cinquantaine de gendarmes mobiles, fusils d’assaut en main, est venu prêter main forte aux flics locaux pour patrouiller dans les rues du centre-ville et garder l’entrée du Vieux Saint-Étienne dés 18h en virant les jeunes qui s’y étaient posés.

Cette occupation militaire de la place Sainte-Anne et alentours, qui dure maintenant depuis une semaine, ne trompe personne : c’est une fausse démonstration de force, un vernis préfectoral assemblé en urgence pour tenter de nous faire oublier qu’une bande de teufeurs s’est lavé avec l’autorité de l’État toute la soirée durant. Rameuter dans la panique quelques dizaines de bidasses pour « sécuriser » le vieux Rennes rassure sans doute les bourgeois qui y habitent, mais ça ne change pas la réalité : à Rennes comme a Nantes, à Lieuron comme ailleurs, quand l’État fait la guerre à la fête libre, la fête libre se défend.

Et si la municipalité ne veut même plus nous laisser danser dans les squares miteux alors, comme jeudi dernier, nous danserons sur les places, nous danserons devant la mairie, nous feront la fête dans toute la ville. Face aux attaques policières, nous défendrons nos soirées. Face aux gaz et aux LBD, nous distribuerons des masques et des protections. Face à la justice qui criminalise les soirées libres, nous mènerons la bataille dans les tribunaux.

Au final, qui de mieux pour conclure cet appel que la maire de Rennes elle-même, Nathalie Appéré, qui en juin dernier, à l’occasion du lancement de l’exposition « Pas Sommeil » célébrant le monde de la fête, prononçait ces paroles :

La fête, après deux ans de contacts limités, a le pouvoir de faire se rencontrer des personnes de tout âge, de toute origine, de tout milieu social. La fête célèbre la vie, le désordre et l’imprévu, elle s’affranchit des normes, émancipe et libère les corps autant que les esprits. La fête dans toutes ses composantes, de la boum à la fièvre du samedi soir, en passant par les prides et autres célébrations teintées de revendications politiques. Je veux rendre hommage à Rennes et à son art de vivre, à cette terre de festivals, à cette ville de musique, de culture, de jeunesse où les bars et les fêtes foraines ne désemplissent jamais. La culture de la fête est une composante essentielle de notre paysage urbain à laquelle les Rennaises et les Rennais sont particulièrement attachés.

Sans doute aurait-elle préféré que la fête ne sorte pas du musée…

PARCE QUE RENNES N’A
TOUJOURS PAS SOMMEIL,
PRENONS LA RUE, DÉFENDONS
LA FÊTE LIBRE ET SAUVAGE !
VIEUX SAINTÉ SOCIAL CLUB

source : https://vieuxsaintesocialclub.noblogs.org/post/2022/10/06/pourquoi-y-a-t-il-des-emeutes-a-rennes-le-jeudi-soir/