Le système marchand, pour son plus grand profit, c’est le cas de le dire, a vécu durant des décennies sur une mystification – celle de faire croire qu’il était perfectible, amendable, réformable.

Cette situation a créé des conditions de fonctionnement, de contestations, de luttes qui, au fur et à mesure des années se sont institutionnalisées au point de devenir la norme sociale.

Ces conditions constituent le cadre au sein duquel agissent les forces du mouvement social, le cantonnant ainsi dans une problématique réformiste qui garantie la sauvegarde du système tout en donnant l’illusion de la contestation… Ainsi, dans sa forme la plus récente, la lutte contre le libéralisme s’est parfaitement substitué à la lutte contre la marchandisation, et ce, non seulement dans le discours des organisations de gauche gestionnaires, mais aussi et surtout dans le discours et la non-pratique des organisations dites « révolutionnaires » et celles du mouvement altermondialiste.

UNE CONSTRUCTION ARTIFICIELLE

La contestation radicale du système marchand au 19e siècle, avec son cortège de luttes insurrectionnelles, mais aussi ses tentatives de mise en place d’expériences « coopérativistes », a laissé rapidement la place à une contestation beaucoup plus conciliante. L’expérience soviétique n’a été qu’un « feu de paille » politique, à l’échelle de l’Histoire, dans la conscience du mouvement populaire du reste de l’Europe. La défense opportuniste de l’Union Soviétique (paradis artificiel dans la conscience ouvrière), a rangé les partis communistes dans une contestation plus verbale que pratique.

Les conditions de développement du système marchand dans un monde essentiellement structuré par quelques « pays développés », profitant d’empires coloniaux démesurés, a permis aux gestionnaires du capital de pouvoir satisfaire des revendications, reléguant la contestation radicale aux marges du mouvement social et à quelques milieux intellectuels.

Les exploités du système marchand, tout en le demeurant, ont vu leurs conditions matérielles s’améliorer (l’appartement, la voiture, les congés, la protection sociale …). Le discours de rupture est devenu suspect aux yeux de salariés-consommateurs qui voyaient progresser leur pouvoir d’achat et la possibilité de satisfaire leurs besoins matériels et culturels.

La marchandise n’a plus été l’objet d’aversion et d’exploitation, mais au contraire, de consommation. La dureté de la production de la marchandise a peu à peu laissé la place à la volupté de la consommation. L’augmentation du pouvoir d’achat et la multiplicité des biens et services produits, reléguait la valeur d’échange à l’arrière plan des préoccupations économiques et sociales.

Le travail érigé en « valeur sociale » perdait symboliquement son caractère d’aliénation au profit de ce qu’il produisait : des biens et des services de consommation. Travailler n’était pas uniquement une contrainte, mais le moyen de satisfaire toujours plus des besoins nouveaux et toujours inassouvis. Le travail ne manquait pas ou peu, les biens se multipliaient à un rythme supérieur à l’expression des besoins que les services marketing finirent par créer artificiellement… pour vendre. Le cercle vertueux de l’économie marchande semblait enclenché pour les siècles et les siècles…

La thèse de la marchandisation de la force de travail, fondement même de l’aliénation dans le système marchand et fondement de sa critique, semblait définitivement remise au musée des horreurs de l’économie politique. En effet, les besoins qui fondaient le renouvellement de cette force étaient, non seulement en pleine expansion, mais le système était à même d’y répondre – la paupérisation annoncée au 19e siècle par les oiseaux de mauvaise augure – c’était transformée en une lente progression de l’augmentation du niveau de vie… à l’heure fatidique, ce n’est pas le carrosse qui se transformait en citrouille, mais l’inverse.

La valeur d’usage est ainsi devenue la seule référence, ou presque, précipitant les salariés dans une spirale politique qui a complètement échappé à leur conscience de classe originelle. Le mythe de la société de consommation s’est engouffré dans cette brèche.

Le pouvoir d’achat augmentait, le temps de travail se réduisait, la protection sociale était en grande partie assurée. Certes, ces revendications n’étaient pas accordées de gaîté de cœur par le système, mais on finissait tout de même par les obtenir.

Une extrapolation hasardeuse de cette situation pouvait laisser supposer que ce système marchand, largement mais de moins en moins sérieusement critiqué, pouvait tout compte fait suffire au bonheur du plus grand nombre – ce qui explique certainement l’incompréhension de la contestation radicale en 1968. C’était oublier la nature de ses fondements.

LA RUPTURE DE LA MONDIALISATION

« Les « trente glorieuses » qui croyaient être l’accomplissement historique du système, ne furent en fait que son « chant du cygne ». La langueur et la paresse politique qu’elles avaient nourries avaient engourdi le monde des salariés. Le réveil allait être brutal.

D’abord considérés comme des privilégiés dans un monde de pauvreté, les salariés des pays développés allaient prendre fait et cause pour les mouvements de libération du Tiers Monde. Ils étaient persuadés que ceux-ci ouvraient, avec la décolonisation, une nouvelle ère vers un monde meilleur. En fait ils ouvraient grande les portes à la domination du capital à l’échelle planétaire. L’erreur était non pas tactique mais carrément stratégique.

Cette ère nouvelle n’était pas l’ère de libération que les penseurs de l’anti-impérialisme avaient espérée et prédite. Cette ère était, et est, celle de l’extension illimité des marchés. Désormais le capital avait un champs d’action digne de lui : le monde.

Le partage du monde ne s’est pas fait selon le schéma des oracles politiques adeptes du « tiers mondisme ». Les « libérations nationales » ont, la plupart du temps, donné naissance à des monstres politiques, des régimes autoritaires, corrompus, plus ou moins liés aux intérêts sinon des anciennes puissances coloniales, du moins à leurs cercles industriels, commerciaux et financiers.

L’existence de deux blocs, aussi exploiteurs et corrompus l’un que l’autre n’a fait que rajouter du piment dans la décadence morale, politique et économique des nouveaux pays indépendants. Ceux-ci sont devenus le champ clos d’une guerre d’influence entre les blocs qui ne voulaient et ne pouvaient pas se faire une guerre ouverte.

La décolonisation, dans le contexte d’une guerre froide entre l’Est et l’Ouest est ainsi, paradoxalement devenue, un extraordinaire facteur d’affaiblissement de la pensée politique progressiste mondiale et, avec le recul de l’observation, un fabuleux tremplin pour la domination du capital.

Dés lors, le capital n’a plus eu de limites, sinon la patience de ses victimes et les capacités de la planète à supporter ses outrages.

UNE DRAMATIQUE NOUVELLE DONNE

Le temps des « vaches grasses » n’aura duré, pour les « pays développés » et leurs salariés, pas même un siècle, autant dire quasiment rien à l’échelle de l’Histoire.

Le mythe de la croissance infinie et des ressources illimitées a fondu, à l’image des glaces des pôles, en l’espace de quelques années. Il a été emporté par un autre mythe, celui de l’emploi massif et à vie, de la protection sociale acquis définitif et du service public au service de tous.

Ce retournement de situation réinterroge les mythes, croyances et même les bases de l’économie politique, les concepts et parmi eux, celui de la marchandise.

Symbole depuis plusieurs générations d’abondance et de consommation illimitée, celui-ci revient douloureusement à ses origines, c’est-à-dire à son essence même.

On redécouvre un certain nombre de principes que l’on avait cru enterrés à jamais dans les délices de la croissance et en particulier qu’en économie « rien n’est jamais définitivement acquis ».

La fausse stabilité du système marchand a été remise en question par les forces centrifuges nées de la mondialisation. Les places et situations acquises ont été réinterrogées à la lumière des nouvelles conditions.

Le salaire, véritable nerf de la guerre entre salariés et employeurs, est redevenu ce qu’il n’avait d’ailleurs jamais cessé d’être : un coût, sauf que dans les nouvelles conditions mondialisées de production, son montant ne pouvait pas ne pas être comparé à celui des « nouvelles puissances économiques émergentes ». Ce qui était devenu un « acquis » pour les salariés européens, est devenu un handicap pour le capital qui les emploie – le temps des révisions déchirantes était, est, arrivé.

Le salaire qui semblait être – ce qui est faux – la rémunération du travail redevient – ce qu’il a toujours été – la rémunération de la force de travail. ‘( voir l’article – « LE TRAVAIL EN QUESTION – Le salaire rémunère-t-il le travail ? »)

Ainsi, lorsque des entreprises européennes proposent à leurs salariés un allongement de la durée du travail sans augmentation de salaire, elles ne font qu’appliquer le principe qui régit le travail dans le système marchand : le salaire est la rémunération de la force de travail.

Le lien sécurisant qui liait la rémunération, le salaire au temps de travail est soudainement rompu. Cette relation qui donnait l’illusion au salarié de la maîtrise de son revenu et de sa place dans la production, laisse la place à la relation beaucoup plus prosaïque d’objet dans le processus de production.

La surprise et la réaction des organisations syndicales de salariés face à une telle situation en dit long sur le degrés de dégénérescence de leur pensée politique et sur leur abandon de toute analyse sérieuse de ce qu’est le système marchand. Les salariés commencent à payer aujourd’hui plus d’un demi siècle d’incurie et de collaboration de leurs organisations syndicales et politiques.

Un autre exemple illustre parfaitement ce retour aux « fondamentaux de la marchandise » c’est en France le projet sur la nouvelle loi sur l’immigration du 18 décembre 2005 et qui a pour but de préparer une nouvelle réforme du « Code de l’Entrée et du Séjour des Etrangers et du Droit d’Asile » (CESEDA). Les adversaires de ce projet le dénoncent comme « utilitariste »,… mais il l’est et ne fait que reconnaître ce qu’est l’immigration dans une économie de marché : une variable de la production et du calcul de rentabilité. Ainsi la « force de travail immigrée », dépouillée de tout artifice pseudo humaniste, moral et culturel redevient clairement ce qu’elle a toujours été : une marchandise.

Et ce n’est pas fini… nous pouvons dire qu’il s’agit d’un commencement, l’ultime phase de la mondialisation du capital qui est entrain d’emporter non seulement les espoirs des salariés, mais tous leurs acquis sociaux.

On ne peut pas dire qu’une riposte des salariés à une telle offensive est inadaptée… il n’y en a tout simplement pas… C’est la débâcle totale sur le plan syndical et politique. Les syndicat, acculés, ne peuvent, après une protestation tout à fait symbolique, que négocier des conditions sur lesquelles ils n’ont aucune prise. Les partis politiques proposent une ultime « union pour le changement » ( ?).

L’atonie de l’analyse politique et économique du système marchand, favorisée par des conditions exceptionnelles de développement a profondément handicapée le mouvement social qui vit encore dans ce rêve d’infléchir par une stratégie purement politique le mécanisme de la domination du capital. La période de croissance de l’après guerre l’a totalement infantilisé au point de lui faire perdre tout repère, tout sérieux dans l’analyse et toute crédibilité dans les stratégies à développer.

Le retour aux fondamentaux de l’économie de marché augure la nécessité impérative d’un renouveau de la pensée politique stratégique. C’est tout au moins à cette condition que les bases d’une nouvelle organisation sociale seront crédibles.

Patrick MIGNARD

Voir également les articles :

« AUX LIMITES DU SYSTEME MARCHAND »

« LA MARCHANDISATION DU MONDE »