Feminisme et laicite : non aux amalgames
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*Monique Crinon s’oppose dans ce texte à une thèse propagée depuis deux
ans par les partisans de l’interdiction voile dit islamique : l’idée
selon laquelle laïcité et féminisme seraient deux concepts jumeaux,
quasi-synonymes. La laïcité serait par essence féministe, et le
féminisme laïque par essence. Monique Crinon montre que cette conception
revient en réalité méconnaître la spécificité et l’intérêt du combat
laïque, et plus encore du combat féministe. Ce dernier se retrouve en
effet totalement subordonné, sous la tutelle de la laïcité – ou plutôt
d’une certaine idée de la laïcité [1]. Monique Crinon apporte un démenti
à cette reconstruction mythologique, en rappelant un certain nombre de
réalités historiques : la laïcité, malgré toutes ses vertus, n’a pas
joué le rôle démesuré qu’on lui prête aujourd’hui dans l’émancipation
des femmes. Ce n’est ni Jules Ferry, ni la loi de 1905 et moins encore
la gauche laïcarde qui ont émancipé les femmes : ce sont les femmes
elles mêmes qui se sont émancipées, sans – et souvent contre – une
classe dirigeante masculine, laïcarde mais très peu féministe…*
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Les débats suscités par la loi interdisant le port de signes religieux à
l’école, (de fait le foulard porté par des élèves musulmanes), ont été
centrés sur deux enjeux combinés, la laïcité et les droits des femmes,
abordés le plus souvent sous l’angle des acquis du féminisme, lesquels
seraient mis en danger. Au nom du respect de la laïcité, le législateur
a prétendu protéger et défendre les droits des femmes.
La mise en scène du débat sur la laïcité a été montée de telle sorte
qu’il est apparu évident que laïcité et féminisme étaient deux réalités
intrinsèquement liées l’une à l’autre et en totale cohérence. Certaines
déclarations tendent à donner à penser que le féminisme s’est construit
et développé en étroite dépendance, sujétion même à la laïcité. Outre le
fait que cette dépendance, présentée comme consubstantielle au
féminisme, annule ou disqualifie les luttes féministes au sein des
société non laïques, un simple retour historique montre que cette
dramaturgie du féminisme français ne correspond que très partiellement à
la réalité.
*
Deux projets distincts*
S’il est vrai que laïcité et féminisme sont deux processus historiques
qui s’inscrivent l’un et l’autre dans une perspective émancipatrice,
impliquant des luttes souvent âpres, leur objet n’est pas le même.
La laïcité a pour cible le rôle et la place des religions dans la
société, son objectif premier fut et demeure la volonté de leur dénier
toute prétention et tout droit à être l’axe structurant la vie sociale
et les rapports sociaux. La loi de 1905 (je rappelle que le terme «
laïcité » ne figure pas dans le texte) garantit ce projet en attribuant
à l’Etat la responsabilité de garantir la liberté d’expression et de
pensée dans l’espace public. Il faut se rappeler que cette loi, dont le
rôle émancipateur reste essentiel, résulte de courants de pensée qui ont
travaillé la société française depuis quelques siècles ; elle marque
certes un point d’équilibre dans les relations entre les idéologies
religieuses et la société, mais elle ne saurait clore le débat sur la
question des religions. Celui-ci se manifeste d’ailleurs avec plus ou
moins de passion au fil du 20ème siècle et s’exacerbe autour de la
question de l’Islam.
La question de la laïcité est traversée en France par deux grands
courants de pensée toujours actifs. Un premier courant, héritier du
18ème siècle, vise la dissolution des religions par le travail de la
raison, débarrassée des scories de l’aliénation religieuse. Dans cette
perspective, la laïcité charrie beaucoup plus que la simple mise au pas
des religions, elle est le vecteur central de la mise en œuvre de ce que
serait le projet des Lumières porté par la République. Derrière cette
conception se profile un universalisme se posant en surplomb des
singularismes de populations, notamment féminines, non encore au fait de
ce qui est bon pour elles et pour le monde. Au final, cette conception
de la laïcité pose que religion et émancipation sont antagoniques.
Le second courant de pensée, auquel je me rattache, est issu lui aussi
des Lumières. Mais il postule que le travail de la raison est animé
aussi par les religions. C’est dire que raison, émancipation et religion
ne sont pas nécessairement contradictoires [2]. C’est considérer que la
laïcité n’est pas garante d’un modèle universel établi, qu’elle est
simplement garante des conditions démocratiques nécessaires à la
conduite d’un débat public qui participe à la construction de
l’universalisme. De ce point de vue d’ailleurs, il faut tordre le coup à
l’idée que la religion est un phénomène qui devrait se cantonner à
l’espace privé. Outre la contradiction évidente qui consiste à renvoyer
à la sphère individuelle un projet qui vise à /relier/ [3] les hommes et
les femmes autour d’un sens partagé, ce serait faire des religions une
pratique clandestine, invisible, a-sociale parce que nocive. Les
théories religieuses ont leur place dans le débat public, ni plus ni
moins que toute autre idéologie. Je reprendrai d’ailleurs volontiers la
définition de la laïcité établie par la LDH (cf. plus bas).
Quant au féminisme, il a pour objet central la lutte contre le système
de domination dont sont victimes les femmes, à savoir le patriarcat. Dès
l’origine, ce constat d’une oppression spécifique aux femmes, a été
investi très différemment par les féministes, tant dans leurs luttes que
dans leur travail de théorisation. S’il est vrai que les luttes
féministes ont donné lieu à des moments de fortes convergences (le droit
de vote, à l’avortement et à la contraception par exemple), il est tout
aussi vrai que des divergences récurrentes ont traversé et traversent
toujours le mouvement des femmes. Ces divergences portent autant sur la
définition de ce que l’on entend par condition des femmes, et donc sur
la nature de leur oppression, que sur la place de leurs luttes dans le
mouvement social. Certaines considèrent que l’oppression sexiste est un
des effets secondaires de la domination capitaliste et qu’elle se
résoudra dès lors que l’ordre du monde en sera enfin libéré. D’autres,
dont je suis, estime que le sexisme est un système de domination
autonome auquel il convient d’opposer des ripostes autonomes [4]. Il est
donc pour le moins réducteur de parler « du » féminisme, il serait plus
juste de parler « des » féminismes.
*
Des relations souvent discordantes…*
L’histoire récente des relations entre les mouvements féministes et la
laïcité montrent qu’elles furent le plus souvent houleuses, voire
opposées. Je souligne au passage que la République laïque française
s’est accommodée de trop d’horreurs au fil de son histoire [5], et, dans
le même ordre d’idées, qu’elle s’est parfaitement accommodée du statut
de mineures des femmes. Rien, ou presque, dans ses prises de position
n’indique que le statut des femmes constituait une atteinte majeure au
projet émancipateur de la République (laïque française, insisterai-je).
Au contraire, lorsque des féministes ont réclamé le droit de vote pour
les femmes, la lecture des débats qui ont agité l’assemblée nationale,
est édifiante. Un concert d’opposants se fit entendre, parmi ceux-ci les
plus actifs furent les députés de gauche. Leur argumentaire était simple
: la pensée des femmes est façonnée par le clergé, celui-ci est à
droite, donner le droit de vote aux femmes équivaut à donner des voix à
la droite [6]. Est-il utile de souligner à quel point cet argumentaire
obéissait aux poncifs les plus éculés du machisme ? S’il en était
besoin, ce rappel suffirait à indiquer que la prépondérance du
patriarcat n’est pas l’apanage des seules idéologies religieuses, il
s’éploie au sein même des forces laïques, qu’elles soient ou non athées.
En réalité, dans ce débat, les femmes étaient le lieu d’une controverse
qui les dépossédait de leur propre épaisseur de Sujet. Elles furent
passés au compte des pertes et profits, côté pertes, au nom d’un enjeu «
stratégique » supérieur. A aucun moment elles ne furent considérées
comme réelle partie prenante de ce débat public, sauf lorsqu’elles s’y
imposèrent.
Je considère que le débat engagé avant le vote de la loi sur les signes
religieux à l’école et ensuite, a obéi à un schéma similaire : les
femmes musulmanes portant foulard menacent la société française et ses
acquis (y compris féministes) car elles sont le « cheval de Troie » des
musulmans les plus réactionnaires. On retrouve les mécanismes qui
structurèrent le débat sur le droit de vote des femmes, le /continuum/
patriarcal est patent.
Aujourd’hui, comme ce fut le cas hier, les groupes politiques, notamment
de gauche et laïcs, ont cherché à se servir des luttes de femmes comme
porte-drapeaux, opération qui a permis dans le même temps de mieux
assigner certaines femmes en un lieu dit émancipé et d’en diaboliser
d’autres. Derrière le faux nez de la laïcité, le débat réel ne porte
véritablement que sur les femmes, la place des femmes, des corps des
femmes, dans la société, dans l’espace public, même si celui-ci se
réduit ici à l’espace scolaire, dans un premier temps [7].
J’avance l’hypothèse que la figure de la laïcité mise en exergue par
certains, procède du même ravalement du féminin que celui opéré par les
monothéismes. En effet, une des fonctions historiques des monothéismes a
été de contribuer à l’émergence de la figure paternelle en lui conférant
une haute valeur symbolique. Cette fonction symbolique a pris figure
d’universel, confondant ainsi universel et masculin de façon durable et
toujours actuelle. C’est là une des caractéristiques du débat français
dès lors qu’il est question de l’universalité.
Le plus triste et le plus dommageable est que des féministes, oublieuses
de leur histoire, épousent les pseudo-arguments de nos parlementaires.
Est-ce à dire que la question du foulard est anecdotique ? Certainement
pas, car il est vrai que les signes religieux ne marquent pas femmes et
hommes de la même manière. Il est tout aussi vrai que l’Islam, à
l’instar des religions juive et chrétienne, a apporté un soutien
théologique à la domination masculine et patriarcale.
Au final, derrière cette polémique virulente, il y a la souffrance des
femmes de tous bords et leur destin. Souffrance parce qu’il était et
demeure question de ce qu’il y a de plus intime, la place des corps,
souffrance parce qu’il est devenu impossible d’exprimer sa perplexité et
ses émotions sans être happée par des débats féroces, souffrance parce
que nous étions toutes sommées de nous prononcer, les femmes musulmanes
plus que toutes autres.
C’est au nom de la « libération » des femmes que s’est jouée la mise en
scène du débat sur le foulard à l’école et l’exclusion des élèves le
portant, c’est toujours au nom de la libération des femmes que l’empire
américain justifie ses guerres leur offrant un label libérateur, mais
c’est aussi au nom du rejet du modèle occidental que certains régimes
enferment leurs femmes.
Le corps des femmes est devenu le lieu d’affrontements où les conflits
de civilisation atteignent leur forme la plus aiguë et la plus
déchirante, le débat sur la laïcité en est un exemple. Faut-il rappeler
que les 8 mars 2004 et 2005, c’est au nom de la laïcité que furent
exclues des manifestations féministes les femmes voilées qui
souhaitaient s’associer à la démarche et croyaient y avoir leur place en
tant que femmes dénonçant le patriarcat ?
En réalité, on oublie trop vite qu’une des dimensions les plus radicales
des luttes féministes a été d’ouvrir un espace politique qui dépasse et
subvertit les cadres politiques classiques. En ce sens, le féminisme est
porteur d’un projet émancipateur fondamentalement irrécupérable par les
modèles idéologiques et politiques, religieux ou non.
*Monique Crinon *
*
Novembre 2005*
Notes:
[1] Cf. P. Tévanian, /La loi antifoulard : une révolution conservatrice
dans la laïcité/, à paraître en 2006 sur www.lmsi.net. Cf. aussi la
rubrique /Des mots importants/, entrée /Laïcité/
[2] Qu’il suffise d’évoquer ici la Théologie de la libération, en
Amérique latine ou encore la figure des prêtres ouvriers, dans les
années 60/ 70, en France. Ceci pour la seule église catholique.
[3] Religion vient du latin « religare » qui signifiait « relier ».
[4] Ceci n’implique nullement qu’il faille occulter l’articulation des
luttes féministes aux autres luttes, tout au contraire.
[5] Dont le colonialisme ne fut pas la moindre, quoi qu’essaient d’en
dire les nouveaux révisionnistes.
[6] On admire la hauteur de vue, et le sens des véritables enjeux que
révèle cette position.
[7] L’école pour les filles d’abord, les mairies, administrations
diverses et autres lieux publics pour les mamans ensuite, etc. ?
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