Quelles perspectives syndicalistes ?
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« Il y a toujours chez ces gens-là quelque chose de négligé, de la désertion au combat. »Bernie Bonvoisin, Trust 2000, « Révolutionnaire »
Le texte qui suit est une ébauche d’un travail que nous devons accomplir au plus vite. Dans le camp progressiste en général, aucune idée nouvelle, aucun nettoyage de fond ni aucune analyse des échecs n’ont sérieusement émergé depuis des décennies. La défaite du camp progressiste est trop souvent attribuée à la force du système en place. Cette conclusion est trop facile et fait fi du sens volontariste de l’histoire. Sans aucun tabou, nous devons tout remettre en cause, afin de dégager une approche de ce qu’est l’anarchosyndicalisme ou le syndicalisme révolutionnaire(1) aujourd’hui.
1 Ce que nous ne voulons pas : le salariat
Nous avons beau retourner le problème dans tous les sens, le système économique dans lequel nous vivons est inacceptable et ne peut que l’être. Même s’il permet à un plus grand nombre (dans les pays riches) d’avoir un niveau de vie matériel de plus en plus aisé, le système capitaliste repose sur le travail salarié. Cela signifie que des individus sont obligés de se subordonner à d’autres pour recevoir un salaire et vivre. La majorité des individus perdent leur autonomie et leur liberté au profit de quelques-uns.
Le contrat de travail contredit, dans la sphère de la production, l’égalité formelle que nous avons en tant que citoyens
Même si la liberté du citoyen reste en partie fictive – à cause justement des inégalités économiques – elle existe potentiellement, alors que la relation employeur/salarié est fondamentalement négative et inamendable. Pourtant, dans notre vie, cette relation contractuelle au salariat est au moins aussi importante que celle de citoyenneté. Qu’on le veuille ou non, le travail reste la base de toute société, que l’on vive dans une société ultratechnicisée ou dans une autre, de type chasseur-cueilleur. Il est donc indispensable que la relation démocratique englobe également et réellement la sphère du travail, car outre la fausse liberté contractuelle d’un salarié vis-à-vis d’un employeur, le salariat implique la perte de l’autonomie collective, le pouvoir de décision étant aux mains de quelques-uns.
Pourquoi critiquer le salariat(2) et le qualifier d’antidémocratique ?
Le salariat ne diffère pas essentiellement de l’esclavage ou du servage. L’adhésion volontaire au salariat est largement illusoire, dans un monde où d’autres solutions sont impossibles. Bien qu’individuellement, chacun.e d’entre nous ait la possibilité de ne pas être salarié.e, il est indéniable que 80 % des gens le sont et que, par conséquent, seuls 20 % ont le choix d’avoir un autre statut que celui de salarié. En ce sens, bien des travailleurs indépendants, artisans et autres travailleurs non salariés subissent directement ou indirectement le salariat(3). En revanche, dans les coopératives – bien qu’elles soient soumises au même droit du travail que le reste de la société – le salariat que nous dénonçons n’existe plus. La problématique connexe qui s’y pose est celle de l’immersion dans l’univers de la concurrence, mais nous y reviendrons.
Nous distinguons deux définitions du terme « salariat » :
Selon la première, un travailleur se met au service d’un employeur par contrat. Il ne reçoit qu’une partie du produit de son travail sous forme de salaire, mais surtout ne dispose que d’un pouvoir de décision très limité, voire inexistant, quant à l’organisation de ce travail (investissement, conditions de travail, redistribution des éventuels profits, etc.).
Selon la seconde, à partir du revenu du travail, les salariés mettent en commun une partie de leur salaire pour édifier un système de protection sociale. Ici, notre critique du salariat concerne la première définition, en cela que le pouvoir de décision du travailleur ou de la travailleuse est nié. Nous rejetons l’essence même du salariat et pas seulement ses conséquences. Le mouvement ouvrier a longtemps dénoncé le salariat comme une source d’appauvrissement, montrant par là même les conséquences du capitalisme à une époque donnée, puis quand la paupérisation n’a plus été le corollaire systématique du capitalisme, la critique s’est effondrée(4). Une partie de l’extrême gauche a cherché en vain le prolétariat dans le lumpen, parmi les exclus en tout genre, alors que les salariés avaient accès à la corne d’abondance de la société de consommation.
Notre critique du salariat doit, non pas être basée sur la compassion, mais sur la raison
Comme pour le servage et l’esclavage, l’enchaînement à un contrat de travail ne signifie pas systématiquement misère et douleur. Les économies antiques reposaient sur l’esclavage ; contrairement aux images d’Épinal, tous les esclaves n’étaient pas mal nourris et battus : nombre d’entre eux avaient un niveau de vie élevé, largement supérieur à celui de bien des hommes libres. Évidemment, nous sommes révoltés par les conditions de travail inacceptables imposées il y a deux mille ans aux esclaves dans les mines, comme aujourd’hui aux salariés surexploités, et nous combattrons toujours ces conditions. Mais entendons-nous bien, il faut dissocier du salariat en tant que tel les souffrances résultant de la surexploitation, qui représentent une des conséquences du système capitaliste et non son essence. Le capitalisme arriverait, sous la pression, à ne plus faire souffrir les salariés et à leur fournir un niveau de vie correct, que nous continuerions de nous battre pour son abolition. Nous ne voulons pas d’un système capitaliste amélioré, comme nous ne voulions pas d’un esclavage plus humain au XIXe siècle(5). Le capitalisme met en situation de subordination la plus grande partie de l’humanité : directement, les salariés et indirectement, les restes de la paysannerie mondiale et bien des travailleurs qui n’ont pas le statut de salariés. Ne resterait-il qu’un pourcent de salariés pour satisfaire les besoins du monde entier, ces salariés bénéficiant de toutes les satisfactions matérielles possibles et imaginables, que le capitalisme resterait inacceptable. Combattre le capitalisme ne signifie pas que nous croyons à la disparition des souffrances et de la misère sur cette planète (et sur les autres). Aussi inacceptables qu’elles soient, ces difficultés inhérentes à la condition humaine(6) resurgiront sans cesse et devront perpétuellement être combattues. Il importe de tendre vers les interrelations les plus démocratiques possible dans la sphère de production et de rendre caduque la relation de subordination qu’implique le contrat de travail, en répartissant les pouvoirs de décision. Là encore, ce n’est pas l’idée du contrat en lui-même qui est à combattre. L’individu qui rejoint un collectif de travail a tout intérêt à ce que la relation établie entre lui et le collectif soit contractualisée. Le type de salariat, produit du capitalisme, est à rejeter, alors qu’il faut étendre celui développé dans un combat contre le capitalisme. Une des définitions du capitalisme est l’absence de démocratie dans la sphère du travail. Pour nous, l’absence de pouvoir de décision est plus importante que la mauvaise répartition des bénéfices du travail. Le vol de la plus-value (marotte des marxistes) est une conséquence du capitalisme, non son essence. Le propriétaire d’un moyen de production ne ponctionnerait rien et répartirait tout aux salariés de manière équitable que le problème resterait entier : ce sont celles et ceux qui travaillent qui doivent décider ! Pour toutes ces raisons, nous sommes fondamentalement opposés au capitalisme, quelle que soit sa forme (sociale-démocrate, néolibérale, etc.). Cependant, le capitalisme, par sa forme économique et par les idéologies qui le sous-tendent, est devenu tellement prégnant que nous sommes en train de passer de la volonté de son rejet à la résignation face à sa puissance, à son acceptation comme un pis-aller et, enfin, à son évidence comme système naturel. Souvent, ceux qui le critiquent passent pour des arriérés. Mais nous devons nous en prendre à nous-mêmes : à force de montrer l’état de la cage, nous avons fait oublier la cage elle-même. L’esclavage est si doré pour certains que la cage en est devenue invisible. Pourtant, il subsiste des êtres humains pour lesquels, aussi grande et aussi confortable que soit cette cage, elle restera toujours inacceptable ! Nous faisons partie de ceux-là : à nous de voir comment agir. Rajoutons un point : depuis deux siècles, la misère s’est accrue dans certaines parties du monde. Souvent, l’anticapitalisme dénonce cette misère comme une conséquence essentielle du système capitaliste et non comme une conséquence conjecturelle. Nous posons la question simplement : est-ce le capitalisme qui détruit et pille une partie de la planète ou l’impérialisme civilisationnel de l’Occident ? Que l’Occident vive en mode de production capitaliste ne démontre en aucun cas que le capitalisme est la cause de ces destructions et de ces pillages par sa substance ! L’impérialisme a existé sous bien d’autres modes de production économique. Après avoir rappelé contre quoi nous luttons, nous allons essayer d’étudier comment. Auparavant, il convient de critiquer un certain nombre de préjugés. Certains travers sont spécifiques à ce que d’aucuns nomment improprement le mouvement social, travers qu’il convient de dénoncer comme démagogiques, voire populistes. Incapables d’être en prise réelle avec la majeure partie de la société, quelques-uns ont trouvé pour seul moyen de se faire entendre les déclamations de facilité.
II La relation au politique : contre les idées toutes faites
Ces travers sont communs à toute la gauche, partis, syndicats et associations confondus.
La voie politique ou politicienne
À la CNT (mais pas seulement), le politique est tellement rejeté que nous ne savons plus lequel ni pourquoi. Il s’agit là d’une attitude quasi-religieuse. Historiquement, nous (la partie antiautoritaire issue de la première internationale) rejetons le parlementarisme, comme étant incapable de transformer la société en profondeur, et nous pensons que le syndicalisme est à même de le faire, de tout faire. Avec la naissance du bolchevisme, le rejet traditionnel du parlementarisme s’est étendu au rejet du parti politique, qui a cherché à contrôler le mouvement syndical et y est largement parvenu. En effectuant un bref bilan depuis l’apparition du mouvement ouvrier, à première vue, il est difficile de dire si le parti est un moyen supérieur au syndicat pour arriver à l’émancipation, ou l’inverse. Aujourd’hui, en ce début de XXIe siècle, une société non capitaliste n’existe nulle part sur la planète, excepté chez quelques groupes isolés (Amazonie, océan Pacifique), mais ce n’est certainement pas grâce au mouvement ouvrier ! Les deux tentatives qui ont été le plus loin dans la déprise du capitalisme et dans l’épanouissement des individus sont des expériences libertaires paysannes (Ukraine, Californie mexicaine) ou anarchosyndicalistes (Espagne) et les évolutions sociales-démocrates des sociétés nordiques (Suède, Norvège, Finlande, etc.). Les premières ont duré de plusieurs semaines à deux ans et les secondes, quelques décennies. Dans les deux modèles, les syndicats et les partis ont joué un rôle important. Si les sociaux-démocrates et les syndicalistes révolutionnaires s’accordent sur l’action néfaste du bolchevisme quant aux libertés individuelles, ils se sont opposés sans cesse les uns aux autres dans une lutte fratricide(7), alors qu’ils ont généralement avancé de pair. Très présents jusqu’à la Seconde Guerre mondiale sur tous les continents, les anarchosyndicalistes ont été éliminés tant au sens politique que, bien souvent, physique du terme. Les sociaux-démocrates ont également disparu, se diluant dans le social-libéralisme, passant du réformisme à l’acceptation du capitalisme.
Révolutionnaires et réformistes
Il est utile de pointer ici les définitions des termes « révolutionnaires » et « réformistes », souvent galvaudés par souci de se faire comprendre. Les révolutionnaires et les réformistes sont les tenants de deux attitudes du mouvement ouvrier. Le but est le même : arriver à une société sans classe et sans État, la parousie communiste dans toute sa magnificence. Les révolutionnaires pensent que les détours sont vains et croient créer la société révolutionnaire soit par la grève générale expropriatrice, soit par la prise du pouvoir d’État, soit par les deux. Les réformistes espèrent transformer la société capitaliste en une société socialiste, par étapes successives ; l’action syndicale obtenant des droits de plus en plus importants et la prise « démocratique » du pouvoir d’État permettant des avancées législatives au détriment de la bourgeoisie. Voilà stricto sensu les différences entre les communistes réformistes (sociaux-démocrates, socialistes, syndicalistes) et les communistes révolutionnaires (communistes, anarchistes, socialistes, syndicalistes révolutionnaires). A posteriori la lutte entre les deux branches paraît absurde, puisqu’un progrès de l’une permettait celui de l’autre et que la frontière est difficile à situer. Les socialistes, par exemple, étant dans l’une ou l’autre attitude selon les pays. Et souvenons-nous que, par endroits, les prolétaires adhéraient à plusieurs organisations que nous pensons concurrentes ou tout du moins incompatibles, voire à plusieurs syndicats en même temps ! Aujourd’hui, ces mots-là sont employés sans tenir compte de leur définition ; certains nomment « réformistes » des procapitalistes partisans d’un capitalisme plus humain et nous appelons « révolutionnaires » les piètres restes du mouvement ouvrier, réformistes compris. La distinction entre réformistes et révolutionnaires (au sens véritable des mots) n’est plus d’actualité, si elle l’a jamais été, au vu du faible nombre d’individus partisans d’un changement social mais surtout du bilan historique négatif des deux méthodes. Ni les réformistes ni les révolutionnaires ne sont parvenus à établir une société sans classe, non seulement à cause de leur rivalité absurde, mais également parce que le système dominant a su rallier idéologiquement le plus grand nombre. Et quand, parfois, l’anticapitalisme dominait idéologiquement, la guerre de classes (révolutionnaire ou réformiste) a pourtant tourné à la défaite du mouvement ouvrier, avec ses monceaux de cadavres. Serait-il enfin temps de s’interroger sur tout cela ? De s’extirper de l’accusation mutuelle réformiste/révolutionnaire, pour s’avouer que les deux voies étaient promises à l’échec ? De même, le bilan antiautoritaire/autoritaire est tout aussi négatif. Nous consentons à nous revendiquer encore révolutionnaires, non dans la continuité des définitions ci-dessus, mais simplement parce que l’abolition du capitalisme passe par un changement de société, car nous sommes dans une société capitaliste (CQFD) ! Il est cependant raisonnable de penser qu’un changement sociétal doit principalement reposer sur un syndicalisme antiautoritaire. À nous tous de le démontrer. Principalement ne signifie pas exclusivement, n’en déplaise aux tenants du syndicalisme révolutionnaire version Pierre Besnard(8). Mais si nous refusons le syndicalisme révolutionnaire historique, il est impératif de définir un syndicalisme révolutionnaire. Notre syndicalisme n’apparaît pas ex nihilo, il évolue dans un système « représentatif » qu’il faut prendre en compte. Nous ne pouvons empêcher les sociaux-démocrates actuels, les sociaux-libéraux, d’être présents. Certains choisiront toujours la voie politique dans l’espoir de changer les choses ; il serait autoritaire de notre part de faire comme s’ils n’existaient pas. Si nous examinons tout l’échiquier politique, il est bien différent de l’imaginaire révolutionnaire. Par exemple, la LCR est sur les positions du parti socialiste d’il y a trois décennies, comme le fait judicieusement remarquer Philippe Corcuff, lui-même membre de la ligue et donc réformiste. Chirac est plus progressiste sur beaucoup de thèmes que l’extrême gauche parlementaire des années 1880. La pensée politique s’est rétrécie vers le centre : autant cela laisse de la place à un syndicalisme révolutionnaire renouvelé, autant ce dernier doit tenir compte d’une opinion « centrisée », afin de rester intelligible. Enfin, nous devons veiller à ne pas nous faire le réceptacle des scories marxisantes des années 60 et 70 (maoïstes, ultragauche, etc.), comme le montrent malheureusement certaines attitudes, slogans et réflexions. Il nous faut abandonner une posture religieuse ou haineuse vis-à-vis des socialistes et de leurs satellites, cesser de crier au social-traître. Ce n’est qu’une perte de temps, un affaiblissement réciproque, une culture de l’impuissance bêlante. Nous devons donc critiquer le social-libéralisme, mais de manière intelligente, pour ce qu’il est : un pouvoir d’État de plus en plus impuissant face à l’économie mondiale et, puisque pouvoir, forcément corruptible. Nous ne pouvons pas lui attribuer tous les maux, ni en faire un bouc émissaire nous détournant de notre propre vacuité. Soyons cohérents : si nous rejetons tellement le parlementaire, médiateur entre les deux classes et donc obstacle à l’action directe, pourquoi sommes-nous si attentifs aux lois qui sont votées ? Si nous sommes tellement sûrs de la capacité de l’action directe à tout faire dans le monde où nous vivons, pourquoi dénoncer les projets de lois ? Nous sommes malheureusement obligés de reconnaître sans cesse le rôle du politique dans un sens : celui de nous pondre des lois plus coercitives. Pourquoi, a contrario n’avons-nous jamais la lucidité d’admettre les avancées réalisées par le pouvoir politique ? Si le syndicalisme reste pour nous le centre de l’action ouvrière, d’autres choisiront toujours la voie politique. Que cela contrarie nos plans, soit ! Mais nous héritons de l’Histoire avec tous ses paramètres. Nous ne choisissons pas où sont posées les pièces de l’échiquier, même si nous sommes libres de choisir l’avenir. Nous ne sommes pas seuls, en tant qu’anarchosyndicalistes, face aux pouvoirs – la prétention au changement social prend diverses formes – et surtout, nous ne le serons plus jamais, à moins de tomber dans une dérive totalitaire qui serait contraire à nos principes et à notre fonctionnement.Le mouvement syndicaliste ne doit pas nier le politique ni la division syndicale, mais réfléchir à la manière de faire avec(9) ; ce qui n’est pas synonyme de pactiser. Il ne s’agit pas ici d’appeler à voter pour les « socialistes » ou les « Verts », mais force est de constater leur existence et leur rôle dans le système et dans sa contestation. Il est malheureux que les anarchosyndicalistes n’aient pas encore été capables de définir clairement un modèle sur les relations partis politiques/syndicats, hors des schémas bolcheviques ou sociaux-démocrates. Le magma altermondialiste actuel n’est certainement pas une solution. Et pourtant, l’enjeu est là ! Qui n’a pas entendu les tenants de la gauche politique, communistes en tête, s’inquiéter de la dérive syndicaliste révolutionnaire du mouvement social qui refuse d’être un marchepied pour la gauche et l’extrême gauche. Les communistes crient à l’impasse avec raison, car la coexistence pacifique et autoneutralisante prônée par un certain nombre de leaders non affiliés à des partis politiques n’a pas de débouchés. Si les communistes critiquent les altermondialistes à juste titre, ces derniers ont raison quand ils critiquent le rôle du parti politique en général, et plus particulièrement celui du parti stalinien ! L’appareil et le discours de la gauche parlementaire sont sortis de la sphère révolutionnaire/réformiste, mais sa base électorale ne l’est pas entièrement. D’un autre coté, les partis trotskistes et communistes, tout en ayant des revendications sociales-démocrates, restent d’origine bolchevique et seront toujours un repoussoir pour les partisans de la liberté individuelle. De même, faute d’un projet révolutionnaire – ou altersocial pour faire jeune – crédible, nombre de sociaux-démocrates deviennent sociaux-libéraux, et non par ralliement joyeux au capitalisme… Le choix est vite fait pour quelqu’un de sensé, entre nos « démocraties » et la vision d’une société version Pol Pot. Sachant que nous refuserons toujours la mainmise du parti sur le syndicat, sans pouvoir ignorer l’existence du parti ni nous paralyser l’un l’autre, il nous faut réfléchir à d’autres relations. Cela ne peut venir que du syndicalisme révolutionnaire, mais il y a urgence à faire cette réflexion. Des pistes existent, notamment en tenant compte des réflexions d’Horacio Prieto après la guerre civile espagnole (pas forcément de ses conclusions) ou de celles de la SAC (suédoise) dès les années 50. Une chose est certaine, le capitalisme existe sous des régimes politiques différents et la vie sous Pinochet n’est pas la même que sous Jospin ou Raffarin, comme vivre dans la Chine contemporaine n’est pas synonyme de vivre en Angleterre. Bien qu’il n’y ait pas d’émancipation possible par l’électoralisme, les conditions d’une émancipation peuvent être déterminées par le droit de vote, ces conditions étant elles-mêmes tributaires de l’existence d’un mouvement social revendicatif.
III Sortir de la culture de l’indignation
Trois voies permettent de changer les choses concrètement : la guerre, l’action parlementaire ou l’action syndicale (coordination, collectif ou conseil, cela reste un syndicat). L’alternative concrète à l’action parlementaire est logiquement le syndicalisme, puisque nous excluons la guerre ; car aucune société libre ne peut reposer sur un passif de violence. Ce qui nous fait dire, en aparté, que la révolution espagnole (pourtant la plus progressiste de toutes) était sans issue dans une version antiautoritaire. La victoire militaire des anarchistes avait de grandes chances de se poursuivre par une dictature sur l’ensemble de la gauche et une extermination de la droite. La CNT et toute une série de mouvements plus ou moins structurés autour d’un mouvement dit social(10) refusent la voie politique(11), théoriquement parce qu’ils choisissent un autre mode d’action : mais rien n’est moins sûr. Certains prennent l’organisation, syndicale ou autre, ni plus ni moins pour un mégaphone. Ils l’utilisent pour hurler au monde leur impuissance et leur frustration, confondant souvent leur absence de maturité personnelle avec le désir d’en faire leur porte-voix. Tous sont passés maîtres dans l’art de médiatiser, de faire connaître, de dénoncer toutes sortes d’injustices. Quand je dis tous, je pense à une partie de la CNT, mais également et surtout à une myriade d’associations diverses, groupes écologistes, politiques d’extrême gauche, anarchistes, qui mettent en commun leur impuissance. S’est-t-on un jour demandé pourquoi des actions d’associations ultraminoritaires parviennent à être médiatisées si aisément, quoiqu’elles en disent, alors que le quotidien des luttes syndicales est passé sous silence ? Prendre pour prétexte la dérive spectaculaire des médias ne suffit pas. Le tout un chacun syndical n’est pas plus idiot que les membres d’associations comme AC ! ou le DAL et fait preuve d’autant d’imagination que n’importe qui. En réalité, la médiatisation d’une lutte de chômeurs pour le droit au logement(12) est moins dangereuse pour le système que les luttes dans le secteur de la production. Des choses intéressantes ont lieu sous la forme de ces dénonciations, mais il n’est pas convenable de dire, par exemple, que l’occupation d’une agence ASSEDIC est de l’action directe(13) ! Aussi utile que cela puisse être parfois, il s’agit là de dénonciation, de médiatisation, et non pas d’action ! Par ces agissements, nous espérons que le pouvoir politique culpabilisé et auquel nous ne voulons surtout pas parler va modifier la loi ou son application. En fait d’action directe, nous sommes en plein lobbying : le mode d’action le moins démocratique qui soit. Cela ressemble à une partie de billard, point.
De l’usage des manifestations
À l’origine, une manifestation permet de compter le nombre de grévistes et d’évaluer ainsi la capacité du mouvement. Elle sert aussi, par la proximité des uns et des autres, à ragaillardir les troupes. Actuellement, la manifestation a pour but de montrer via les médias combien de gens dénoncent telle ou telle chose. Aujourd’hui, sans sa représentation médiatique, la manifestation n’existe plus. Si les médias ne jouent pas le jeu, le politique s’inquiète peu des conséquences de la manifestation, sauf dans un secteur industriel ou de service important : sans médiatisation, les manifs de sans-papiers, de chômeurs ou d’antinucléaires n’ont aucun poids. Mais plutôt que de s’interroger sur la pertinence du mode d’action, le mouvement social dénonce les médias devenus complices du pouvoir ! Cela sous-entend qu’ils auraient été auparavant du côté du mouvement social, ce qui n’a jamais été vrai ou s’est rarement produit. Et surtout, faire reposer toute une stratégie de développement sur l’apparition médiatique est d’une grande bêtise. D’abord, les médias étant soit autonomes soit proches du pouvoir, notre apparition ressort de leur bon vouloir. Il n’est pas sérieux d’avoir des bases de développement aussi aléatoires. Ensuite, les médias montrent ce qu’ils veulent. Enfin et surtout, il faut tenir compte des effets pervers de cette médiatisation, qui maintient beaucoup de gens dans la lutte par procuration. Cette culture de l’indignation, cette mise en avant du misérabilisme, finit par être contre-productive à force de répétition. Lassés de voir les chômeurs (une infime partie) manifester, de plus en plus de gens justifient l’état des choses ; et on ne saurait réellement le leur reprocher, puisque ces défilés en tous genres n’apportent que deux réponses : des slogans ou de la charité. Nous connaissons tous les limites du caritatif : urgence et aveuglement. Le syndicat n’est pas une association caritative. Même si une œuvre syndicale du type « secours syndicaliste » n’est pas inimaginable avec un syndicat plus nombreux que ne l’est actuellement la CNT, la réponse la plus immédiate au chômage d’un camarade de la part de son syndicat reste de lui trouver du travail. Le syndicalisme doit éviter l’état d’urgence qui permet d’avaler toutes les couleuvres. Les forces étant limitées, il convient de choisir entre courir sans cesse à l’urgence (voire une infime partie de l’urgence) et construire des outils. Même si l’un est lié à l’autre hic et nunc, il ne faut pas confondre la souffrance humaine et l’exploitation capitaliste. La souffrance (maladie, guerre, famine) a toujours existé, et il s’est toujours trouvé des humains pour la combattre. Dans leur majeure partie, les révolutionnaires comptent parmi ceux qui veulent mener ce combat, qui peut et doit être immédiat, mais qu’il ne faut pas confondre avec l’objectif révolutionnaire : abolir l’exploitation salariale. Le combat contre la misère peut et doit émaner du mouvement révolutionnaire, car il en fait partie. Par ses victoires contre la souffrance, ce combat doit alimenter le mouvement, mais il n’en est pas l’objectif. Le premier combat a des allures d’urgence, ce qui ne doit pas détourner du travail à long terme : construire le mouvement révolutionnaire. Quant aux slogans creux qui donnent des solutions à tout, le mouvement dit « social » en regorge, tournant ainsi sur lui-même. Le seul mérite de cette agitation misérabiliste est d’apporter des voix aux partis de gauche auxquelles ces mêmes organisations s’opposent la plupart du temps !
IV Les pensées enracinées
Préambule : la spécificité de la pensée anarchosyndicaliste implique une démarche intellectuelle particulière. Il faut sortir du binaire révolutionnaire classique pour entrer dans la finesse du ternaire. Il y a l’état actuel des choses et un point de fuite vers l’horizon, nommé « société utopique ». Ce que prône l’anarchosyndicalisme, ce n’est pas de passer d’une société à une image de société (ce serait impossible), mais de « tendre vers ». En respectant un certain nombre de principes – notamment, que le but réside dans les moyens – nous sommes toujours dans un deuxième temps intermédiaire. Voilà pourquoi toutes nos actions et réflexions doivent se placer dans cette perspective : est-ce que nos actions et nos revendications ne sont pas en contradiction avec notre « tendre vers » ?(14)
Les services publics
Le mouvement syndicaliste et ouvrier a historiquement une pensée élaborée sur le rôle de l’État. Malgré cela, nous sommes actuellement à la remorque d’un salmigondis d’extrême gauche se bornant à la défense des services publics par la défense de l’État. Cela tient d’abord à une énorme confusion entre le concept d’État providence et l’État lui-même. Rappelons qu’une grande partie de notre système de protection sociale, nommé à tort État providence, échappait encore récemment au contrôle de l’État. Les slogans sur la défense des services publics sont souvent ambigus. Parfois, ils sous-tendent que les salariés du privé sont moins performants, renforçant maladroitement la coupure public/privé dans l’esprit des salariés. Si nous avons des choses à dire sur la nécessité évidente du service public, nous n’avons pas à suivre sans réfléchir des slogans du style : « Non aux privatisations ! » Pourquoi être contre les privatisations ? Y avons-nous sérieusement réfléchi ? Qu’est ce qui préoccupe les salariés de ces secteurs ? Est-ce la mission de service public qui risque d’être moins bien remplie ou leur condition de salariés qui risquent d’être précarisés ? Assumer que l’on défile pour défendre de meilleures conditions de travail aurait le mérite de mettre en évidence que les conditions de travail dans le secteur public ne tombent pas du ciel et sont le fruit de décennies de syndicalisme(15). Lors d’une privatisation, le plus important n’est pas la nature du propriétaire, le problème essentiel réside dans le risque d’aggravation vers un productivisme à court terme et une précarisation du contrat de travail. Or, le degré du curseur productivité que fixe le propriétaire d’une industrie de service n’est pas lié à sa nature (État ou actionnaire privé), mais au degré de résistance dans son industrie, c’est-à-dire à la conscience syndicale de celle-ci. Les partisans du tout État oublient de rappeler qu’une machine bureaucratique prend aussi sa plus-value, tout comme un capitaliste privé, et que la corruption des politiques prospère dans les services publics à intérêt privé comme dans ceux de l’État ! Étatisation ou privatisation, le réel problème est l’absence de démocratie et de syndicat à l’intérieur de ces structures ! Quand nous manifestons pour la défense des services publics, nous exprimons notre impuissance à développer le syndicalisme ailleurs que dans le service public. La surenchère de syndicats dans ces secteurs en est l’exemple le plus frappant : des dizaines de syndicats différents dans l’éducation nationale et 0,5 % de syndiqués dans le bâtiment ! Le repli sur l’idée de l’État comme rempart national à la rentabilité montre également que nous croyons impossible de développer un syndicalisme international. Défendre l’État contre la mondialisation, c’est oublier, d’une part, que les États sont les premiers organisateurs de ce grand marché et, de l’autre, qu’un État sans résistance syndicale dans ses services publics y cherche également la productivité maximale. Et quant à l’efficacité, que les services publics appartiennent à l’État ou au privé, elle n’est pas générée par la philanthropie de l’un ou de l’autre, elle est portée par le degré de conscience politique et syndicale de la population. Un syndicalisme interprofessionnel fort a pour conséquence un lien social fort et donc « on » ne touche pas aux service publics.
Qu’une entreprise appartienne à l’État ou à un groupe privé, elle reste un bien potentiellement collectif(16)
Un bien est potentiellement collectif par sa seule existence, et réellement collectif s’il est géré collectivement. La gestion autoritaire des biens de l’État fait que ce qui appartient à l’État n’est pas plus collectif que ce qui est privé. Dans les deux cas, les propriétaires potentiels sont les salariés, mais ils sont dépossédés de leur droit de décision. Les véritables propriétaires sont ceux sans lesquels cet outil ne peut fonctionner : dans un service public, il s’agit des salariés au sens interprofessionnel, englobant les travailleurs et les usagers. Le profit se fait non par la propriété légale mais par le pouvoir de décision. Souvent, les deux se sont recoupés, mais ils tendent de plus en plus à se dissocier.
La nationalisation n’est pas forcément l’étape entre le privé et le socialisé
Cette idée héritée de la gauche socialo-communiste (programme commun) s’inscrit dans une vision que nous rejetons. La démocratie, comme pouvoir de décision des travailleurs, n’est pas plus développée dans les entreprises nationalisées. Nous pouvons admettre qu’historiquement, les nationalisations ont parfois permis d’obtenir de meilleures conditions de travail. Mais en quoi un meilleur salaire(17) est-il une étape vers plus de pouvoir décisionnel ? S’il est fait abstraction des rapports de force entre syndicats et employeurs, le droit est plus favorable aux salariés du privé qu’à ceux du public, dans bien des cas. Licencier un salarié du privé ayant plusieurs décennies d’ancienneté coûte beaucoup plus cher que révoquer un fonctionnaire. Les fonctionnaires sont relativement protégés, grâce à l’action des syndicats combatifs (et encore, il s’agit souvent d’une image du passé) dans la fonction publique. Donc, lorsque nous défendons l’État par des slogans et des revendications rapides, nous devrions être plus clairs : il s’agit d’une défense tactique, consistant à se servir d’un ennemi contre un autre ennemi. Et nous ne devons pas oublier que l’État a été et peut redevenir aussi répressif que des actionnaires privés.
Le partage du travail
Les slogans sur le partage du temps de travail sont inexacts, voire dangereux. Dire que le travail est une masse définie qui peut se planifier d’en haut rejoint historiquement, purement et simplement, une gestion du travail bolchevique ou fasciste : en un mot étatique. Le travail n’est pas une valeur ni un but en soi, il est nécessaire pour vivre. Mais de la nécessité autant faire un plaisir. Si nous partons de ce principe, une société plus démocratique cherchera à supprimer tout travail inutile(18), à rationaliser la production et à dégager du temps libre. Il est souhaitable de réduire au minimum les tâches abrutissantes. La quantité de travail à fournir par personne peut et doit diminuer, mais cela n’est pas lié au fait que tout le monde travaille. Si chaque individu doit travailler pour avoir le droit de recevoir de la collectivité, il est peu probable que tous et toutes veuillent faire exactement ce que la société demande, au moment où elle le demande : en système capitaliste comme non capitaliste il reste toujours un volant de chômeurs lié à la pression économique, mais également à la liberté de changer d’activité. Si le travail était un tout, une matière première que l’on peut manipuler, cela signifierait que le slogan de l’extrême droite « Trois millions d’immigrés dehors égale trois millions de chômeurs en moins » est techniquement viable. Mais outre le caractère immoral de ce slogan, nous savons bien que l’économie ne fonctionne pas ainsi. Les besoins dans un secteur ne le sont pas dans un autre ni à tout moment. Nous ne sommes pas pour une société de la croissance industrielle, notamment en raison des pollutions générées. Nous voulons une société ayant un taux de croissance positif en matière de santé, d’éducation, de culture ; là, des besoins énormes justifient encore ce mot de croissance. Dans ce cas de figure, n’en déplaise aux étatistes, le besoin comblé suscite un autre besoin, et plus les activités riches se multiplieront, plus cela en créera. Plus nombreux sont les individus qui travaillent (peu importe le nombre d’heures), plus il faut d’autres travailleurs. La revendication de la baisse du temps de travail se justifie amplement par le désir de ne pas centrer sa vie autour du travail, inutile de s’enfermer dans des hypothèse pseudo-économistes ou populistes. Le fait que nous devions tous travailler tient à la nécessité que chacun participe au collectif duquel il reçoit, inutile de le connecter à la réduction du temps de travail. Il convient de nous différencier des slogans sur le partage du travail, et de nous en tenir à notre slogan : « Travaillons tous, moins et autrement », en marquant bien que le tous et le moins ne sont pas liés.
L’interdiction des licenciements
D’où vient ce slogan ? De nouveau, il révèle de facto l’impuissance syndicale à s’opposer de l’intérieur à des restructurations, en oubliant souvent la parole des intéressés. Aujourd’hui, c’est méconnaître le ressenti dans le monde du travail et n’écouter que les militants, souvent issus d’organisations politiques. Face au travail pénible ou monotone, la possibilité légale de se faire licencier reste une soupape essentielle. L’isolement, la faiblesse du syndicalisme, la perte de l’espoir dans les luttes collectives, le non-sens de beaucoup d’activités font qu’en cas de souci, le licenciement est une libération. Toute permanence syndicale juridique reçoit nombre d’appels du style : « Comment me faire licencier et toucher le chômage ? ». De même, lors de nos interventions juridiques en cas de licenciement(19), la personne licenciée ne veut jamais – ou veut rarement – que l’on fasse revenir l’employeur sur sa décision. Beaucoup de salariés n’attendent qu’une seule chose : que l’employeur paie le maximum pour le licenciement ! Pour les salariés, l’essentiel est que l’on fasse le calcul du montant des ASSEDIC, des indemnités de licenciement et du préavis de licenciement. Notre but n’est pas de préparer une société étatique dans laquelle un poste de travail serait plus important que le choix du travail. N’entendons-nous jamais, lors des restructurations, les voix dissidentes et parfois majoritaires revendiquant le droit de partir à cinquante-cinq ans, d’autres calculant le temps de chômage possible avant la préretraite et d’autres encore, plus jeunes, trouvant que trois années de chômage sont toujours bonnes à prendre avant de retourner au chagrin : « On se débrouillera pour retrouver du taf » ? Ce discours est beaucoup plus fréquent que nous le pensons, et on y reconnaît la différence entre une organisation de terrain et une autre, ou un média, qui se contente de délivrer le message officiel : « L’ouvrier ou l’ouvrière ne peut que pleurer quand on le vire après trente ans sur la même chaîne. » Dans ses derniers livres(20), Jean-Pierre Levaray montre bien l’écart entre le ressenti et la parole publique sur la question des licenciements dans les usines. Or, si un syndicat ne doit pas pratiquer la langue de bois ni ressasser la bonne parole de gauche, c’est bien la CNT. Il y a, d’un côté, ce que l’on sent confusément devoir dire : « Le licenciement, c’est la misère » et, de l’autre, ce que l’on pense : « Le licenciement, c’est un peu de temps gagné sur des emplois mortifères. » Idem pour les chômeurs : face à l’assistante sociale et aux « responsables », on crie misère, on prend la posture attendue en face et, entre soi, on murmure ne pas être prêt du tout à accepter n’importe quel travail, à n’importe quel salaire. Aussi politiquement incorrect que ce soit, la CNT doit porter ce discours. Nous n’avons pas à endosser, en plus radicale, la logomachie d’extrême gauche attendue des médias. Interdire les licenciements, c’est surtout accorder encore plus de pouvoir à l’État, notamment en matière de planification. Est-ce ou serait-ce à l’État de savoir et de gérer d’en haut la question de l’emploi ? En outre, le corollaire logique de l’interdiction des licenciements serait le placement obligatoire des chômeurs. Il ne me semble pas que l’État forçant les entreprises à embaucher tel ou telle salarié.e soit du goût de tous les salariés. Toutefois, il est normal que les organisations d’extrême gauche abondent dans ce sens, puisqu’il concorde avec le schéma marxiste-léniniste de gestion étatique. Mais à mon avis, cette notion d’interdiction se trompe de cible. Elle signifie que ce qui compte, c’est une place dans un travail, une occupation en échange d’un salaire. Que l’État ou le patron s’occupe du reste ! Or, nous pensons défendre des choses légèrement différentes. D’une part, il faut un revenu, et c’est en cela que les licenciements sont à contester : de quoi allons-nous vivre ? De l’autre, le travail doit pouvoir être choisi ; ce facteur est fondamental. L’interdiction des licenciements nie l’individu dans ses choix, en lui disant : « N’importe quel travail, pourvu que tu en aies un ». L’interdiction des licenciements ou l’obligation du placement étatique est une atteinte à la liberté individuelle. Restons pragmatiques : qui voudrait entrer dans une boîte aux conditions de travail incertaines, en sachant qu’il ne pourrait en sortir que par la démission et donc sans droit aux ASSEDIC ? La société évolue – pas seulement en raison du capitalisme – et les besoins dans la production évoluent également. Nous ne voulons pas d’une société figée, dirigée, où nous resterions dans la même boîte toute notre vie, avec un emploi assuré mais vide de sens. Face aux licenciements, nous avons pourtant nous aussi des arguments. Ici et maintenant, le syndicat se bat pour faire respecter le droit et pour que l’employeur paie le maximum lors d’un licenciement.
Les délocalisations
Les réflexions sur les délocalisations sont du même ordre. Et la complexité des choses empêche de s’opposer aux délocalisations de bloc. La CNT ne cherche pas à défendre l’emploi français ou l’emploi en France ; si des véhicules doivent être vendus à des milliers de kilomètres, autant les produire sur place (écologiquement plus rationnel). Il est démagogique de dire que l’entreprise automobile le fait uniquement pour des coûts de masse salariale. S’il est vrai que les salaires sont moindres, par exemple en Roumanie (mais là, il faut s’en prendre autant au syndicalisme roumain(21) qu’au patronat français), la productivité y est de loin inférieure à celle de la France (toujours par exemple). Fabriquer une voiture revient plus cher en Roumanie qu’en France, l’entreprise cherche seulement à asseoir sa position sur le marché roumain. Enfin, le coût de la main d’œuvre ne fait pas tout. En France, il est supérieur, et de très loin, à celui du Sénégal. Pourtant le marché sénégalais est submergé par le poulet français, ce qui détruit l’agriculture locale. La productivité est un élément essentiel de la guerre économique. D’un autre coté, allons nous bouter hors de France toutes les entreprises qui s’installent dans l’hexagone ? Car en toute logique, si nous ne voulons pas que des entreprises sortent, nous ne voulons pas qu’elles entrent non plus. Dans la jungle capitaliste, un pays comme la France s’en sort plutôt bien, avec des investissements de l’extérieur largement supérieurs à ceux qui sortent. Nous avons donc besoin d’un discours à plusieurs niveaux : défendre l’emploi mais avant tout le revenu des salariés dont la boîte ferme ; voilà pour le niveau local. Ce n’est pas vrai pour toute l’industrie. Quand des entreprises fabriquent à l’étranger, en payant des salaires inférieurs, des produits destinés au marché intérieur, deux solutions s’offrent à un pays. La première, fermer ses frontières pour bloquer l’importation de produits concurrentiels, mais également empêcher une main d’œuvre immigrée de venir proposer ses services aux salaires légaux les plus bas. En toute logique, cela signifie que ce pays ne doit pas exporter ses produits. Cette première solution n’est efficace que si l’on exporte tout en refusant d’importer. Efficace mais impérialiste, il s’agit de la bonne vieille recette consistant à enrichir le centre de l’empire par l’exploitation des marches. Cette vision des choses est contraire à celle de l’anarchosyndicalisme contemporain. La seconde solution est toujours là même : permettre le développement du syndicalisme et des conditions de ce syndicalisme pour tendre vers une harmonisation des coûts de main d’œuvre. Défendre avant tout le syndicalisme international, appliquer les idées d’harmonisation par le haut des conditions de travail, afin que les déplacements industriels ne se fassent plus en raison des différentiels de coût de main d’œuvre, voilà le seul objectif possible à long terme. Gardons à l’esprit que l’élargissement européen à 25 pays est avant tout une déstructuration complète pour les nouveaux entrants. Malgré quelques délocalisations pour « dumping social », ce sont essentiellement les pays de l’Est, Pologne en tête, qui vont se trouver submergés par les produits français et allemands. Les entreprises vont couler par dizaines de milliers, jetant à la rue des millions de salariés. Le problème des délocalisations doit, au contraire, nous forcer à la réflexion internationale et non à un repli sur la France. De deux choses l’une, et brutalement : un ouvrier français n’a pas plus d’importance pour nous qu’une salariée maltaise. Autrement, nous allons finir par interdire les délocalisations entre régions, puis entre départements, entre communes… chacun chez soi ! Ce qui compte, c’est la conscience de la lutte. Si l’on se place d’un point de vue moral ou de cœur, le nôtre va à ceux qui se battent en permanence, et pas à ceux qui crachent sur le collectif pour venir pleurer au dernier moment quand leur entreprise est menacée. N’oublions pas que les patrons attaquent d’abord là où le syndicat est faible ! Les délocalisations existent, mais leur médiatisation et la peur qui s’installe chez les salariés les dépassent en importance. Bien que la plupart des employeurs n’aient pas intérêt à délocaliser – pour des raisons de productivité – la peur des délocalisations et les rumeurs en tous genres leur permettent de faire baisser les prétentions salariales des employés. Plus que les délocalisations, nous devons combattre les chantages aux délocalisations. Les libertés individuelles – trop souvent considérées comme des revendications « petites bourgeoises » par une certaine extrême gauche – sont essentielles au développement du syndicalisme. Se battre aux côtés de gens, qui ne sont pas forcément révolutionnaires, pour l’instauration de règles démocratiques (mêmes celles, insatisfaisantes, de la démocratie représentative) en Chine (et ailleurs) est une étape indispensable à la constitution d’un syndicalisme chinois s’intégrant librement dans le syndicalisme international.
V La démocratie syndicale : assemblée générale et collectif
Revenons sur les défauts d’une certaine gauche en France, où règne la dictature de l’informel et du spontané paradoxalement intitulés « pratiques démocratiques » ! Critiquons auparavant deux tendances de notre organisation. Une première tendrait à nous faire passer pour une organisation de gauche ou d’extrême gauche, avec ses idées, ayant fait son trou parmi une kyrielle d’associations, de syndicats et de partis, et participant au fameux mouvement social. Le DAL, la LCR, la FSU… « Hop là ! On va tous dans le même sens. Respectons-nous les uns les autres, dans des collectifs d’organisation, à travers une démocratie établie entre nous. » Cette vision, de nature communautariste, vise à construire un conglomérat d’organisations dont chacune gère sa part affinitaire. De plus, ces pratiques risquent de dériver vers une autoreconnaissance réciproque des organisations. Le « mouvement social » se regarde, et il existe parce que ses différentes composantes se cooptent. Et parmi cette multitude d’associations, une flopée de groupes dont le seul but est de figurer au bas d’un tract. Enfin, il ne nous répugne pas de cosigner avec des groupes politiques dont les programmes sont identiques à ceux des pires dictatures ayant existé sur la planète.(22) À l’opposé, certains camarades sont toujours dans la vision du syndicat hégémonique, prêt à remplacer l’État du jour au lendemain. Or, le syndicalisme est multiple, et il le sera encore longtemps. Les partis politiques et les associations sont également nombreux. Le mouvement dit « social » n’est pas la représentation réelle de la société dans son entier, ni même de la société qui résiste et construit, et la CNT ne détient pas non plus la vérité. Il nous faut donc composer avec un paysage totalement différent de ce qu’il était un siècle et demi auparavant, quand l’évidence était de construire un seul syndicat. Des gens ont envie de lutter, mais se méfient à l’évocation du mot syndicat et nous ne saurions le leur reprocher. Cependant, que cela nous plaise ou non, il faut réfléchir à ce que peut être la démocratie au sein d’une organisation, entre les organisations et au-delà des organisations. Ainsi, prenons l’exemple d’une intersyndicale départementale : est-il normal que la CNT ou la CFTC aient autant de poids que la CGT ? Les collectifs d’organisations ne sont-ils pas un moyen de contourner la démocratie ? Force est de constater que des individus quittent des syndicats, car la démocratie n’y est plus présente à un certain niveau, et en rejoignent d’autres plus démocratiques, mais modestes au niveau des effectifs car plus récents. Ajoutons que d’autres individus quittent ces mêmes syndicats, car eux-mêmes manquent d’esprit démocratique et refusent d’accepter les règles du jeu démocratique et la lenteur qui en résulte parfois. Ces derniers pourront plus facilement faire passer leurs idées dans un petit syndicat, car un « fort en gueule » se construit « son » syndicat, et le climat informel du début permet beaucoup d’entorses aux règles démocratiques. Un individu qui ne pouvait pas être chef dans un syndicat, même démocratique, comptant des milliers d’adhérents peut l’être plus aisément dans le syndicat qu’il construit, et se retrouver de manière artificielle à égalité avec d’autres syndicats plus conséquents, au sein d’une intersyndicale.
À propos des collectifs
Lorsqu’une lutte regroupe plusieurs organisations syndicales et des non syndiqués, la CNT tend à abandonner toute étiquette. Nous confondons souvent l’idée de mettre de côté la propagande boutiquière avec l’abandon du syndicalisme. Parfois, il s’agit de la construction de collectifs, où la CNT est le seul syndicat présent ou presque ; il lui arrive même d’y être majoritaire, mais d’avoir peur de froisser une ou deux personnes qui ne sont pas syndiquées. Aussi louable que soit l’intention de ne pas « récupérer » tel ou tel, nous devons réfléchir aux implications de cette approche. Il peut y avoir des désaccords tactiques à refuser de nommer les organisations présentes et des désaccords de fond. Les raisons tactiques des gens qui ne veulent pas nommer les organisations présentes sont souvent malhonnêtes : ils sont en faiblesse numérique et considèrent qu’une apparition au grand jour leur serait défavorable(23). Lors des assemblées générales, ils refusent l’apparition des organisations, mais se débrouillent pour faire connaître la leur. Le flou leur est favorable, tout le monde sait qu’ils sont présents, sans connaître leur nombre. Les désaccords de fond sont bien plus sérieux : refuser l’application d’étiquettes part du principe que toute organisation pérenne est inutile, que tout peut-être spontané. Il s’agit de nier l’utilité même du syndicalisme. Voici quelques réflexions issues de nos expériences de syndiqués CNT impliqués dans de nombreux collectifs. Il se construit, en deux ou trois semaines, un collectif (intermittents, chômeurs, etc.) de 40 ou 50 personnes. Le fonctionnement est apparemment autogéré, l’AG est le lieu souverain, donc tout va bien… Sauf que le seul syndicat impliqué – avec deux à cinq adhérents présents – apporte le premier soutien matériel, tout en insistant pour qu’une trésorerie autonome se mette en place. Bien que nous précisions sans cesse que notre syndicalisme refuse les subventions, que nos cotisations sont nos seules ressources et que notre nombre d’adhérents est inférieur à celui des collectifs, les non syndiqués prennent peu conscience que, petit à petit, on glisse de la solidarité vers la charité, parce que certains (les syndiqués) donnent beaucoup plus que d’autres. Autre problème, les tâches de secrétariat sortent difficilement du syndicat, faute de repreneurs. D’où un résultat évident : les autres participants ne veulent pas se syndiquer, ici ou ailleurs (ce qui est le droit de chacun) et ne veulent pas non plus donner autant qu’ils reçoivent, alors le syndicat finit par laisser tomber le collectif (trois personnes n’agissent plus et plus rien ne se passe). À persévérer, on entre soit dans le mensonge (collectif autogéré, dirigé par des syndicalistes avec des gens qui refusent le syndicalisme). Quand nous parlons de refus, il ne s’agit pas de refuser une carte ou une étiquette, ce qui se comprend tout à fait, mais de refuser l’idée même du syndicalisme ; autrement dit, refuser de s’impliquer réellement, en laissant faire le boulot par ceux que l’on repousse ouvertement. Tous les collectifs ne fonctionnent pas ainsi. Dans certains d’entre eux, des non syndiqués mènent la danse, font tout le boulot, s’investissent énormément, mais ils restent minoritaires et surtout, à un certain moment, une coupure apparaît entre ceux qui préfèrent en rester à la lutte initiale et ceux qui veulent l’étendre. On y retrouve donc les tendances corporatistes et interprofessionnelles établies dans le syndicalisme. De plus, ces collectifs sont, dès qu’ils le peuvent, à la recherche d’un soutien syndical, pour former des intersyndicales qui n’en portent pas le nom. Ils se rapprochent également des syndicats pour les questions légales (préavis, etc.) et, comme ils sont souvent méfiants à l’égard des centrales syndicales traditionnelles, ils vont vers la CNT. Dans ce cas là, pourquoi ces collectifs ne se transforment-ils pas en syndicats ? Seraient-ils confrontés à leur contradiction : faire du syndicalisme sans vouloir en faire ?
Les limites de « l’assemblée-généralisme »
Les collectifs posent encore d’autres problèmes, en termes de démocratie et de lutte. Le fait qu’il y ait une AG souveraine et des mandats impératifs (ce qui est indispensable) ne suffit pas à garantir la pratique démocratique. Encore faut-il qu’une discrimination positive s’exerce envers les personnes qui ne sont pas habituées à la parole publique, qu’une réelle formation des militants soit mise en place pour éviter les manipulations. Or, le syndicat désireux de s’inscrire dans la durée va chercher à établir des règles plus complexes, mais qui assurent une plus grande liberté à ses adhérents, en les protégeant notamment des ultramilitants. Dans les AG, les plus présents, ceux qui ne doivent pas aller chercher leurs enfants à la crèche ou qui prennent facilement la parole (parfois, par habitude professionnelle), imposent de facto leurs idées, car ils peuvent veiller plus tard et participer à toutes les réunions. Or, un groupement de personnes (syndicat ou collectif) ne doit pas se comprendre comme exceptionnel et court, il faut qu’il puisse durer (même sur une courte période). Le militantisme doit prendre en compte la vie amoureuse et familiale des personnes qui luttent, chacune d’entre elles doit pouvoir militer selon ses moyens, sans avoir moins droit au chapitre. À notre avis, le syndicat (tel que nous l’entendons à la CNT) inclut une protection par rapport à un collectif, même si elle n’est heureusement pas parfaite. Le syndicat doit pouvoir freiner certains de ses adhérents trop dangereux par leur activisme et encourager certains autres, qui sont intimidés. Par rejet légitime de la bureaucratie, la CNT tend à accorder trop d’importance à l’assemblée générale souveraine. Il faut prendre du temps, s’assurer que l’ordre du jour a été préalablement communiqué aux adhérents, tenir compte des changements imprévus… Si un collectif comprend des syndiqués et des non syndiqués, cela signifie que les syndiqués ont plusieurs niveaux de démocratie (leur syndicat ou section et le collectif), alors que les non syndiqués n’en ont qu’un. Cela pose un énorme problème, car on ne peut pas demander aux syndiqués de ne pas se réunir ou aux non syndiqués de ne se réunir qu’entre eux avant l’assemblée du collectif. L’investissement militant est peu productif dans ce cadre, étant donné qu’il faut tout recréer à chaque lutte : trésorerie, réseau – les gens ont pu déménager depuis deux ou trois ans, on ignore si les collectifs sont restés identiques au niveau national (aucun secrétariat n’a été assuré depuis le début de la coordination, trois ans auparavant) – etc. Enfin, le syndicalisme confédéré permet la pérennisation et l’organisation interprofessionnelle. Si un syndicat fonctionne peu pendant un an ou deux, il n’a pas trop de problèmes à se remettre en marche, étant inscrit dans un réseau permanent et à jour. Dans un syndicat, certains adhérents, une fois le danger écarté ou une lutte gagnée, vont se mettre en sommeil, sans empêcher ceux qui veulent lutter pour les sans-papiers ou d’autres secteurs en lutte de continuer. Ils agissent toujours au même niveau de démocratie, alors que dans les collectifs regroupant d’autres collectifs (eux-mêmes réunissant des syndicats, des associations et des individus), des syndicats et des personnes isolées, les niveaux de démocratie sont si multiples que la manipulation est potentiellement très forte.
VI Le romantisme révolutionnaire, la violence
Un mot d’ordre qui nous sied est le refus de perdre sa vie à la gagner, mais cela implique-t-il que nous devions être prêts à mourir pour des idées ? Nombre d’individus refusent l’approche révolutionnaire car ils ont peur de la violence véhiculée par une certaine vision de la Révolution. Cette vision est largement entretenue par les pouvoirs en place (médias, manuels scolaires) et par certains révolutionnaires romantiques. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi les pouvoirs ont intérêt à véhiculer ces images, dans un monde où la vie et l’intégrité physique de chaque individu sont devenues si importantes. Les seconds, les révolutionnaires romantiques, sous prétexte que le système dans lequel nous vivons est le plus meurtrier qu’ait connu l’histoire(24), clament que les violences résultant d’un changement radical – sans même parler des affrontements avec les forces armées, nous pensons tout simplement à la famine par la désorganisation de la production et de la distribution alimentaires – sont le prix à payer pour notre libération. Parmi les romantiques qui n’excluent pas ces violences et pensent qu’elles viendront de « l’ennemi de classe(25) » (rares sont ceux qui prônent encore ouvertement la violence), seuls quelques-uns s’interrogent sur les moyens de les éviter. L’idée récurrente que la violence révèle le vrai visage de la « bourgeoisie » et renforce le mouvement révolutionnaire est malheureusement encore présente dans certains esprits. Venant de marxistes partisans de l’avant-gardisme, ce schéma est cohérent : l’action révolutionnaire d’une minorité active attire la répression sur l’ensemble de la population qui, petit à petit, va basculer dans le camp du « progrès ». Non seulement ce schéma ignore ce que les populations ont à gagner ou à perdre, mais il représente surtout une contradiction fondamentale pour la pensée libertaire.
Une société libertaire ne s’impose pas !
Malgré tout, certains antiautoritaires restent fascinés par l’insurrectionnalisme, sans en avoir tiré les conséquences. Il s’agit en toute petite partie d’un héritage de la réflexion anarchiste présyndicaliste, où pourtant dès les années 1890 il y a eu un mea culpa de la part du mouvement constatant l’impasse dans laquelle la violence le menait. Mais surtout, c’est l’héritage de la soupe marxiste des années 70, reprenant l’exemple des guérillas révolutionnaires sur la planète. Y a t-il eu un seul régime politique épanouissant pour l’être humain sorti de ces attitudes ? Peut-on dire, en tant que révolutionnaire que l’on préfère vivre dans la Suède des années 60 que dans la Chine de la même époque ? Certains anarchosyndicalistes, n’ont pas assez réfléchi au rôle antidémocratique de ces mouvements de rue. Qui représentent-ils ? Comment sont prises les décisions ? Un exemple : a-t-on analysé les conséquences politiques de ces stratégies insurrectionnalistes au sein de la CNT (anarchiste) et de l’UGT (socialiste) dans les années 30 en Espagne. Il faut faire sauter cette affirmation selon laquelle la stratégie la plus ouvertement provocatrice envers les pouvoirs en place est la meilleure ! Ces mouvements insurrectionnalistes, de par leurs répétitions, leur absence d’objectifs concrets, sans compter leurs prix en vies humaines, ont leur part de responsabilité dans l’arrivée du fascisme en Espagne. Cela reste encore une hérésie de le dire, car l’histoire officielle du mouvement libertaire espagnole a été fait par une minorité de ce mouvement. Toutes les questions que nous posons se sont posées au sein de la CNT avant la guerre civile, malheureusement le mouvement libertaire français a été depuis sous le joug d’extrémistes inconséquents et nous en sommes à redire l’évidence. Plus près de nous et sans commune mesure a-t-on réellement dénoncé les partisans des manifestations « chaudes » des années 70 et 80 en France ? Quel est l’objectif révolutionnaire immédiat du petit pillage ou de l’affrontement avec les forces armées ? Aucun ! Quel est le résultat ? Un renforcement des assurances pour les commerçants et une augmentation des primes d’assurance pour tous. Mais surtout, cela a produit une réflexion des forces de répression dans la gestion du maintien de l’ordre, avec le développement d’outils de plus en plus perfectionnés. Au-delà du ridicule, de quel droit des personnes qui se proclament contre la société autoritaire dans laquelle nous vivons décident d’un affrontement avec la police lors d’une manifestation ? Il y a-t-il eu une assemblée générale souveraine pour cela, des mandats ? Nous en avons assez d’entendre que la violence pratiquée dans le bris d’une vitrine, dans le coup de main contre la police, est légitimée car elle est infiniment moins brutale que celle de l’État (expulsions de sans-papiers, peine de mort administrative de la police). Autant tenter de bloquer un avion expulsant des sans-papiers est légitime car il peut y avoir un résultat pratique, autant briser une vitrine de banque lors d’un passage de manifestation est ridicule : le symbole se retourne contre nous tous, à commencer par la femme ou l’homme qui va nettoyer les dégâts, en faisant des heures sup’ non payées ! Une violence ne justifie pas le recours à une autre violence, sans prise de décision démocratique. Et ceux qui se sont réjouis quand des flics se sont fait tabasser dans certaines zones urbaines ! Nous ne les entendons plus lorsque la même bêtise s’attaque aux médecins, aux pompiers, aux femmes ou aux homos. Non, cette recherche de la violence est un acte des plus autoritaires ! Si nous sommes organisés, c’est bien pour éviter au maximum la violence. La politisation de nos esprits doit prendre le pas sur l’émotion. Comme tout être humain sensible, nous pouvons manifester des émotions : colère, haine face à l’arbitraire et à la violence étatique ou patronale. Nous nous organisons justement pour réagir de manière rationnelle et efficace, et ne pas tomber dans ce piège. Les personnes qui décident de pratiquer ou de provoquer indirectement la violence, ne sont que les vaccins du système qu’elles prétendent combattre ! Notre rôle est de réaffirmer que le mot « révolution » ne s’accompagne pas ou ne doit pas s’accompagner de plus de violence que tout autre processus historique. Si les tentatives révolutionnaires passées se sont faites dans la violence, peut-être était-ce dû à des erreurs tactiques des révolutionnaires. Le romantisme révolutionnaire vise à expliquer ses échecs par la force ou la duplicité de l’adversaire, mais il est trop aisé de tout mettre sur le compte des réactionnaires ! Le perdant est responsable de sa défaite. Nous devons éradiquer les restes du romantisme révolutionnaire, au moins dans l’anarchosyndicalisme, gommer cette image désuète qui nous colle malgré nous, réfléchir sur l’autre partie de l’anarchosyndicalisme espagnol, la majoritaire, qui pensait que l’insurrectionnalisme(26) était voué à l’échec. Actuellement, presque personne ne croit à de tels schémas révolutionnaires au sein de la CNT, et pourtant, cette image qui nous est imposée fait hésiter bien des gens à appuyer le syndicalisme révolutionnaire. Si nous voulons une société non barbare, si nous voulons que les moyens construisent la fin, il faut non seulement que nos actes soient non violents, mais égalem
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