Pour une nouvelle pensée politique
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1. Des bouleversements intenses, sans crise apparente.
Nous vivons, depuis le début des années 70, une période d’intenses bouleversements, dont nous risquons davantage de sous-estimer l’intensité que de la surestimer. Sous nombre d’aspects, ces bouleversements s’expriment de manière négative pour la majorité de la population mondiale. Et ces effets négatifs ne sont pas moins vastes et graves que ceux qui ont pu se manifester, par exemple, lors que la » grande crise » de 1929. Qui plus est : ils durent et s’amplifient depuis plusieurs dizaines d’années.
Pourtant, et à juste titre, personne n’invoque une grande crise structurelle du capitalisme, comme on avait coutume de le faire et comme on a commencé à le faire lors de la crise du début des années 70 (faussement imputée au quadruplement des prix du pétrole). Bien au contraire : le système capitaliste, désormais mondialisé, ne s’est jamais mieux porté. On peut le prendre sous n’importe quelle facette ou n’importe quel indicateur : c’est à un capitalisme fleurissant, sur un plan économique, que nous avons affaire. Le taux de profit moyen dans la sphère productive a atteint un niveau inédit, et ceci, à quelques variations près, depuis la fin des années 80. S’est greffé dessus un rapport du capital de placement qui, malgré des chocs, est, pour les grands capitaux des » investisseurs » (majoritairement anglo-saxons) très élevé lui aussi et entretient une pression permanente sur le taux de profit des entreprises de la sphère directement productive. Les crises financières ont, malgré leur gravité potentielle, été jugulées et des mécanismes d’alertes soigneusement mis au point.
Aucune grave crise de surproduction n’est en vue, d’autant moins que l’explosion du capitalisme dans les pays d’Asie, si elle crée une nouvelle zone de concurrence, représente aussi un marché solvable d’une ampleur exceptionnelle (dans les pays à population nombreuse, l’enrichissement d’un faible pourcentage des personnes et l’émergence inévitable de classes moyennes dans le pourtour de cet enrichissement représentent aussitôt un très vaste marché).
La seule question sérieuse qui semble apparaître, pour le fonctionnement interne du système économique capitaliste, est la crise énergétique. Elle a, pour l’instant, été relativement bien absorbée, mais n’est de loin pas résolue. Pourtant, cet exemple ne dément pas le diagnostic de » bonne santé » de l’économique capitaliste mondial : il nous ouvre, au contraire, sur d’autres types de problèmes. Voici donc bien l’étrange situation que nous vivons : comme concilier une » non-crise » du système économique avec l’ampleur durable des dégradations sociales (et écologiques) ?
Il nous semble qu’il faut alors décaler et renouveler le cadre d’analyse.
L’hypothèse que nous proposons est la suivante : le fond du problème, et ce qui origine les bouleversements que nous vivons, réside dans une disqualification, progressive, mais forte, du système capitaliste, comme » centre » de production et reproduction du vivre au sein d’une société en voie de mondialisation.
Par » vivre « , nous proposons d’appeler, de manière condensée, à la fois les formes de vie et les manières de vivre, dont la survie de l’humanité concrète fait partie intégrante et constitue la condition première.
Qu’entendons nous par » disqualification » ? Nous voulons dire, de manière rapide et imagée, que le capitalisme n’est plus qualifié pour affronter les considérables défis et problèmes qui ont, assez rapidement, surgi dans la dernière période (surgi, avec une gravité nouvelle, à notre vision et conscience, car certains d’eux avaient commencé de se développer bien antérieurement, comme la question de la pauvreté, ou la question écologique ou féministe le prouvent). Tout au contraire : c’est dans sa réussite même, dans son insolente » bonne santé « , dans la poursuite de son expansion, que le capitalisme, loin de les atténuer, aggrave ces problèmes et se situe en reculade permanente face aux nouveaux défis.
C’est là une situation nouvelle dans la brève histoire du capitalisme : les périodes de reprise économique n’induisent plus d’atténuation des conséquences négatives. Tout au contraire : elles les exacerbent. On pourrait pousser la paradoxe encore plus loin : les choses iraient mieux, si le capitalisme était en récession…La pression sur les équilibres écologiques serait moins forte, les tenants du capitalisme seraient plus faibles face aux revendications et aux luttes, etc…
Mais laissons de côté ce paradoxe et concentrons nous sur l’hypothèse que nous proposons.
Qu’est ce qui fait que le capitalisme, comme système (et non pas seulement comme » politique « ) est disqualifié et devient dès lors, pour l’essentiel, une force d’aggravation et de résistance, placée sur la défensive (et d’autant plus violente et agressive), ne proposant plus aucun avenir crédible ?
J’avancerai trois raisons :
– Première raison : les sources centrales qui ont, historiquement, été à l’origine de l’accumulation capitaliste et de l’essor nouveau de la productivité qu’il a généré, se sont modifiées et ne peuvent plus être » capturées » et exploitées par le capital comme autrefois. La tentative actuelle pour les contrôler entraîne en large partie le blocage de leur potentiel et leur épuisement. J’entends ici d’abord la » force de travail « , devenue, pour l’essentiel, une intelligence qui se déploie dans de multiples canaux de socialisation, de communication et de prise d’initiative collective. Cette intelligence excède en permanence, et de loin, les cadres de contraintes et de contrôle dans lesquels les dirigeants d’entreprise voudraient les enfermer. Une large partie de la » souffrance au travail » et des épuisements psychiques viennent des blocages et interdits que les travailleurs se voient opposés dans la mise en œuvre de cette intelligence et puissance et de leur confinement dans des tâches accomplies sous forte intensité, largement en dessous de leurs capacités. Il en résulte des pertes de productivité potentielle considérables. On le voit empiriquement : si la rentabilité du capital atteint des niveaux inédits, par contre la productivité du travail reste bloquée à un niveau deux fois moindre de celui de la période de l’après guerre, et ceci, malgré l’impact des » nouvelles technologies « . Cette question retentit dans le système éducatif : ce dernier a pris une importante totalement inédite et reste, pour l’essentiel, sous contrôle du secteur public. Mais précisément, les efforts du capital pour en capturer les effets conduit à des débats très vifs qui traversent ce système, avec une tendance à » professionnaliser » les études, pour les rabattre sur les attentes immédiates et l’idéologie managériale que les dirigeants d’entreprise demandent (et que les risques de chômage pour les jeunes entretient). Cela ouvre un nouveau front de luttes, qui déborde en permanence cette tentative archaïque de contrôle de l’éducation.
J’entends aussi les sources énergétiques. Exprimées sous le vocable considérablement réducteur de » ressources « , on s’aperçoit, en effet, à travers la considérable crise énergétique qui se profile, que l’exploitation de ces ressources a totalement occulté l’importance de leur renouvellement, ainsi que leurs effets de dégradation de l’éco-système que cette exploitation générait. Baser l’apport énergétique sur des énergies fossiles a toujours été une aberration : on détruit définitivement, en très peu de temps, des ressources qui ont mis un temps très long à se former et on libère à haute dose, en très peu de temps, du gaz carbonique. On sait ce qu’il en est de la » solution » par le nucléaire. La solution est évidente : non seulement investir sur des énergies renouvelables, mais surtout orienter la science et les technologies vers la découverte et mise au point d’autres sources, dont la plus évidente est la captation de l’énergie solaire. La question énergétique est d’abord une question d’orientation de l’intelligence humaine pour s’assurer l’accès à de nouvelles sources, qui se renouvellent par elles-mêmes et sont non polluantes, prennent racine dans les forces même de la Nature qui ont constitué notre univers de vie organique (et donc la civilisation chinoise a su voir l’importance). Nous avons pris, dans ce domaine, un retard terrible, à cause de l’orientation que le système capitaliste a fait prendre à l’ » exploitation » des ressources énergétiques. Là aussi, le capitalisme s’est, de lui-même, disqualifié.
– on peut considérer la disqualification du capitalisme sous un autre angle : les compromis, qui ont pu, non sans mal, et dans les seuls pays du » Nord « , s’établir entre » système capitaliste » et » société démocratique » craquent. Il nous semble important de dire, pour éviter toute confusion, que le terme, souvent utilisé, de » société capitaliste » est faux. Le système capitaliste, dans ses aspects économiques, politiques et idéologiques, n’a jamais pu résumer, à lui seul, la grande diversité des rapports sociaux, des mouvements et des formes de vie dont une société est faite. Le système politique démocratique, qui a émergé, non sans douleurs, au 17 et 18ème siècle, était d’entrée de jeu marqué par un compromis : sur fond de destruction des systèmes féodaux et théocratiques, il reconnaissait une nouvelle figure : le citoyen libre, détenteur légitime de la nouvelle souveraineté. Mais, dans le même mouvement, ce système politique a été inféodé aux intérêts, d’abord commerciaux, puis industriels et financiers du capitalisme, et s’est doté de mécanismes de » représentation » et d’une machine d’Etat fondamentalement oppressives. Ce n’est pas que l’Etat soit la pure expression directe des intérêts du capital, contrairement à certaines caricatures. Les décisions et actions étatiques sont le fruit de compromis et parfois sont prises contre les intérêts immédiats des » patrons « , à partir d’une vision plus large et plus durable des intérêts du capitalisme comme système. C’est ce qu’a toujours exprimé l’action sociale de l’Etat ou le gouvernement de l’hygiène des populations.
Or ce sont ces compromis qui sautent actuellement. La fameuse » bonne santé » du système capitaliste, désormais mondialisé et financiarisé, repose sur des dégâts et des oppressions telles (en intensité comme en extension) qu’elle devient de plus en plus incompatible avec la reconnaissance, même réduite, de la citoyenneté, alors que cette dernière grandit en intelligence, en niveau de conscience des problèmes, en qualité éthique. On constate alors un éclatement, désormais rapide, du compromis (dont l’alternance politique et l’Etat-Social étaient les deux expressions symbole), au profit d’un écrasement de la nature et de l’horizon de la pensée politique officielle et des décision prises sous les intérêts immédiats, à la fois du capital privé et de l’urgence à faire face à la dégradation des finances publiques (qui est la contrepartie, à la fois de l’ampleur durable prise par le chômage et la précarité, du coût croissant représenté par les dégradations et épuisements physiques et psychiques des « populations », mais aussi du recul permanent de la taxation des entreprises, dont les marges bénéficiaires sont pourtant fleurissantes).
Autrement dit, le compromis social et politique, qualifié de keynésien, se défait et le pouvoir politique perd peu à peu la distance qui s’était constituée, non sans luttes, entre action étatique et intérêts du capital.
Mais cette évolution va à ce point à l’encontre de la montée en puissance et en intelligence de la citoyenneté » ordinaire » qu’elle implique l’entrée dans une ère de plus en plus autoritaire et policière. Capitalisme et démocratie deviennent de plus en plus difficilement compatibles. Il ne s’agit pas ici d’une formule toute faite, mais d’un constat. Par exemple, ce que les attentats terroristes perpétrés à Londres ont révélé, c’est ce que les spécialistes de ce domaine savaient déjà : l’étonnante multiplication et sophistication des outils de contrôle et de surveillance des « simples citoyens ». Déplacements dans les rues, échanges téléphoniques, envois de mails, la moindre de nos activités devient placée sous surveillance policière, sinon réelle, du moins potentielle et le contenu de cette surveillance peut être mobilisé à tout instant, à notre insu. Par ailleurs, on voit se multiplier, sous prétexte en particulier de lutte contre le terrorisme ou l’insécurité, des lois et dispositions nouvelles, qui renforcent légalement les prérogatives de l’appareil sécuritaire et réduisent, du même coup, le champ des libertés individuelles. Le capitalisme se disqualifie dans le champ qu’il avait, incontestablement, contribué à promouvoir face aux régimes féodaux et théocratiques, celui de la liberté individuelle et d’association précisément. Le président Bush vante d’autant plus les mérites de la démocratie à l’occidental qu’il a puissamment contribué à en réduire le champ et la signification.
Il faut enfin situer une troisième raison : une partie des problèmes et défis du monde actuel sont, au sens propre, des choix de civilisation. Or le système capitaliste est dans l’incapacité totale de les poser et moins encore de les affronter. Il serait faux, simpliste et réducteur de faire, du capitalisme, l’origine de tous nos maux. L’oppression des femmes, par exemple dépasse largement, en historicité et en causalité, le capitalisme (même si celui-ci a su et sait toujours en exploiter les conséquences). De même, les interrogations fortes sur la compatibilité entre les niveaux de croissance économique et les capacités de préservation des éco-systèmes nécessaires à la vie, ne se réduisent pas à une simple mise en cause du capitalisme. Par contre le capitalisme se disqualifie chaque jour comme cadre, non seulement économique, mais politique et idéologique, susceptible de poser ces problèmes, et plus encore de les résoudre.
Pourquoi ?
D’abord parce que les formes de pensée égoïstes, dominatrices et individualistes qu’il génère spontanément sont à l’antipode des cadres intellectuels et éthiques nécessaires pour simplement » penser » ces questions.
Ensuite, parce que, sans en être la cause unique, voire première, le capitalisme se maintient en utilisant largement les effets de ces problèmes. Il possède un intérêt immédiat à l’oppression des femmes et aux discriminations qui les touchent, comme il lui est nécessaire, pour écouler les » marchandises » et donc se réaliser comme capital, de traduire les interrogations sur les formes de vie en termes de » niveau de consommation « , en excluant toute interrogation sérieuse sur la nature de cette » consommation « , et surtout en opérant une réduction des nécessités et attentes de formes de vie nouvelles sous ce vocable, incroyablement réducteur, de » consommation » (le mythe du client-consommateur).
Mais nous devons aller encore plus loin : le capitalisme vise spontanément à » éterniser » la civilisation occidentale qui l’a enfanté et dont il radicalise les traits négatifs. Très loin d’ouvrir à une interrogation profonde sur une rectification de trajectoire de notre civilisation et sur l’apport des autres civilisations, il radicalise l’occidentalo-centrisme et contribue, directement ou indirectement, à la destruction des autres civilisations. Le point maximum est idéologiquement atteint lorsqu’il est considéré, par les dirigeants des niveaux les plus élevés de certains pays occidentaux, que seul l’occident a bénéficié d’une » vraie » civilisation, les autres peuples vivant dans une forme ou une autre de barbarie. La fiction qui est actuellement mise en scène porte moins sur un « choc des civilisations », que sur le deni d’existence de toute autre civilisation que l’occidentale et sur un enferment de nos domaines de savoirs et de référence sur la seule histoire occidentale (comme en témoignent par exemple l’histoire de la politique ou l’histoire de la philosophie). Les étrangers, non occidentaux, peuvent être traités comme des barbares sans culture (ou à la culture dangereuse).
De ces différentes formes de disqualification du capitalisme, sortent deux phénomènes majeurs.
Le premier, nous le voyons à l’œuvre : une radicalisation de l’autoritarisme inhérent à ce système, déjà depuis longtemps présent dans le monde de l’entreprise, mais qui devient l’orientation et la pratique explicite de l’univers étatico-politique. Nous basculons durablement, sous prétexte de » sécurité « , dans un ordre social et politique autoritaire, sous-tendu par un discours de guerre civile latente, qui dénie chaque jour un peu plus le simple exercice des libertés démocratiques, voire la notion même de démocratie. A l’émergence de cet ordre autoritaire correspond une banalisation du discours et des pratiques, mêmes localisées, de guerre. Entre les guerres externes, actuellement symbolisées par l’Irak et la guerre civile interne (réelle ou fictive), il existe une porosité de plus en plus forte, ce qui se marque dans la confusion et l’interpénétration croissantes entre armée, police et justice.
Le second, profondément positif, est que la disqualification du capitalisme devient visible. Certes les citoyens n’ont pas nécessairement la capacité d’établir les chaînes de causalité et de situer l’origine des problèmes, mais néanmoins il existe un sentiment diffus, mais fort et tenace que » quelque chose » est en train de mourir et qu’il devient urgent de repenser la manière de concevoir, organiser, orienter notre vivre commun, à l’échelle de la mondialité. Ce qui se présente comme des problèmes devient, peu à peu, à la fois des rejets explicites (marqués dans les votes dont les votes pour le » Non » aux référendums sur le projet de Traité constitutionnel pour l’Union Européenne ont été exemplaires), mais aussi des défis et engagements.
Mais nous achoppons, ici, sur une double difficulté :
– ces engagements ont tendance à s’éparpiller sur des multiples fronts, faute de situer et de voir ce qu’il y a de commun et central dans les problèmes du monde actuel,
– les formes de l’action politique tardent terriblement à se renouveler. La démocratie représentative classique, le système des partis, les formes de compromis établis avec les intérêts du capitalisme, ne tiennent plus et il serait archaïque et désormais conservateur de vouloir les » rétablir « . Il nous appartient d’inventer une démocratie active qui soit le cadre adéquat pour l’expression convergente des défis et engagements dont nous venons de parler. La mondialité est aujourd’hui son véritable horizon, même si tous les » niveaux » d’action (locaux et nationaux) gardent leur pertinence propre.
2. La question de l’émancipation.
Enoncer quels sont les principaux problèmes du monde contemporain est assez aisé. On peut en dresser une liste (non exhaustive) :
– la question écologique et donc celle du maintien de la vie humaine et équivalente sur Terre,
– le problème de la pauvreté,
– la question de l’oppression des femmes, dans des formes différentes et à des niveaux d’historicité différenciées, mais équivalentes quant au fond, dans les diverses civilisations,
– la question de l’exploitation dans le rapport capital-travail, avec tout l’arc de ses modalités possibles selon les régions du monde,
– la question de la confrontation entre civilisations,
– enfin, et comme un condensé politique de tous ces problèmes, la question de la guerre ou de la paix, avec interpénétration entre front interne et front externe (que nous avons proposé d’appeler : la question du régime de guerre face au régime de paix).
Mais, précisément, nous ne pouvons nous en tenir à ce listage. Si un des grands apprentissages que nous avons fait est qu’aucun problème ne peut être rabattu sous un autre, et en particulier si nous savons désormais que le rapport capital-travail ne recouvre pas et ne résume pas tous les autres rapports et tous les fronts de lutte, il nous faut néanmoins rechercher un point de jonction, d’intersection, qui dise quelque chose quant à ce que ces problèmes et défis ont de commun.
Notre proposition est la suivante : tous ces problèmes, à l’échelle de la mondialité, se retrouvent sur et dans un seul et même processus : l’émancipation humaine. Non pas l’émancipation du travail, mais bel et bien l’émancipation humaine concrète, sous ses différentes facettes.
S’émanciper, c’est se libérer d’une oppression et exprimer une puissance propre. Ce n’est pas un état, ni l’indication d’une société future. C’est un mouvement, un processus, sans fin assignable, mais qui se joue dans le devenir présent, dans ce que le présent condense, à la fois comme histoire passée et donc mémoire et comme anticipation de futurs possibles. Ce qu’il y a de profondément original dans la situation présente est que l’émancipation ne se joue pas fondamentalement contre un ennemi (de sorte que son mode ne peut être principalement l’acceptation d’un régime de guerre).
L’émancipation se joue :
– dans la capacité à penser, prendre en charge, agir pour nouer de nouveaux rapports au sein desquels l’association entre différences remplace l’oppression (l’association entre hommes et femmes, à égalité de droits et dans la complémentarité de leurs différences, l’association entre êtres humains et Nature, dans le respect des propensions de cette dernière comme aptes à soutenir et développer durablement la vie humaine et équivalente, l’association entre » producteurs « , comme aptes en mettre en commun leur intelligence, dans la diversité des talents singuliers de chacun, l’association entre civilisations dans la confrontation critique de l’apport de leur trajectoire, etc),
– dans le rapport à nous-mêmes comme apte à repenser notre vivre, nos formes et modes de vie, car ce rapport à nous-mêmes et à nos comportements conditionne, subjectivement, les autres.
Cette politique de l’émancipation ne désigne, a priori, aucun ennemi. C’est pourquoi elle porte en elle, en profondeur, une exigence de paix. Mais nous savons que les adversaires se désigneront d’eux-mêmes : les oppresseurs ne peuvent que réagir, car, face à leur disqualification possible, à leur mise » hors jeu « , ils ne peuvent que défendre leur position et leurs intérêts. C’est ce qu’ils font déjà. Nous ne pouvons anticiper les modalités que ces luttes prendront. Par contre nous pouvons poser une exigence : ne jamais envisager ces luttes comme ayant leur finalité en elles-mêmes.
Pour dire les choses autrement – et c’est l’immense enseignement de ce qui s’est passé en Afrique du Sud sous l’impulsion de Nelson Mandela -, il ne s’agit jamais d’avoir pour objectif de détruire, ni même d’écraser un » ennemi « . Il faut l’affaiblir jusqu’à paralyser ses capacités de nuisances, et la meilleure façon de le faire est de résoudre, en positif, ce que cet adversaire est dans l’incapacité de faire et auquel il tente de s’opposer. C’est ici où une politique de l’émancipation rejoint le beau concept d’alternative.
Nous savons en même temps que les formes de l’action politique sont à réinventer. Nous ne partons pas de rien. Mille et une formes d’action et donc d’organisation de l’action politique se sont déjà, à maintes reprises, manifestées au sein de ce que nous avons collectivement appelé : la démocratie active.
Mais ce qui manque encore, c’est ce que nous proposons d’appeler : le point de vue de la centralité.
La centralité s’oppose à la centralisation, de la même manière que la mondialité s’oppose à la mondialisation. La centralité est la capacité, la plus diffuse possible, la plus partagée possible, à saisir ce qu’il y a de central et de commun, aussi bien dans les luttes que dans l’édification d’alternatives. La centralité ne se décrète pas. Elle ne peut surgir que d’un processus profondément démocratique, donc égalitaire (dans lequel chacun a autant de poids et de valeur qu’un autre) au sein duquel se confronteront, seront débattues toutes les expériences (de pensée et d’action) singulières, sous le regard, précisément, de la nécessaire centralité. Saisir la centralité, c’est en permanence, au gré d’événements largement imprévisibles, comprendre en quoi consiste l’émancipation et quelle priorité accorder à telle ou telle initiative commune.C’est élire, dans une conjoncture donnée, un point sensible qui sert de jonction à tous les autres. C’est tout voir sous le regard de la mondialité.
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