Message de J. Marc ROUILLAN
Réunion d’information de Marseille
18 juillet 2005

A PERPETUITE !

Les juges des Tribunaux de l’Application des Peines (TAP) ont rejeté les demandes de libération conditionnelle de Nathalie et de Georges et il en sera sans aucun doute de même pour moi le 27 juillet prochain. Ainsi plus de 18 années après, les magistrats pensent que nous n’avons pas assez enduré. Que nous devions encore et toujours payer. Et ils nous rejouent sur tous les tons la vieille rengaine du chantage au repentir et au reniement.
Contrairement aux autres pays européens dans lesquels elle est en vigueur, en France, la perpétuité n’a pas de date butoir. Dans deux, dix… ou quinze ans, les juges pourront toujours répondre à nos demandes de libération conditionnelle : « l’intéressé n’entend renier ni ses convictions politiques ni la lutte armée qui en découlait »(1).
Pour recouvrer la liberté, il n’est donc aucunement question de temps de prison à effectuer. Ainsi s’ils ne nous libèrent pas aujourd’hui pourquoi soutiendraient-ils un avis contraire au bout de 20, 25 ou 30 ans ?
Au vu des statistiques pénales ?
Ou en signe d’infinie humanité, lorsque nous serons moribonds ?
Face à l’état de santé de Georges et de Nathalie, certains de vous à l’extérieur évoquent sans détours l’acharnement judiciaire. Certes ! Mais si vous détachez cet acharnement de son contexte historique, il est inintelligible. Nous n’avons pas assassiné un enfant à coup de tisonnier, ni jeté le corps d’une famille entière dans un puits(2). Ni commis aucun attentat massacre dans un bus ou un train. Alors pourquoi contre nous justement, l’Etat persiste dans son féroce entêtement ?
Pour saisir pleinement la partie se jouant, il faut remonter dans le temps de presque deux décennies.

– Les tribunaux spéciaux utilisèrent systématiquement la perpétuité dès leur création à l’automne 86 et durant l’hiver suivant. Cette peine se chargeait d’un message fondateur. Autour de la sentence suprême, s’établissait l’unanimité de la condamnation politique et morale. Quasiment une excommunication nationale ! Et dans nos procès à grand spectacle (souvent basés sur des dossiers de bric et de broc) se dessinèrent en grande partie les frontières de l’agir politique d’extrême gauche après le triomphe de la Révolution Néo Conservatrice. Dès lors, les militants espérant être tolérés par le système, devaient impérativement condamner la lutte de rupture et de critique radicale que nous personnalisions. Et donc avec les tribunaux, nous condamner sans ambiguïté. Et c’est ce qui se passa.
Et aujourd’hui, l’acharnement judiciaire porte le même message : « si certains d’entre vous osent dépasser les limites autorisées de la contestation, voilà quel sera votre sort ! »
C’est pourquoi de nos jours encore, ils s’obstinent à démontrer que le consensus de nos condamnations se perpétue, que nos demandes ne sont soutenues par aucune force politique institutionnelle ou issue du mouvement social réel. Nous devons tenir nos rôles de bannis jusqu’au bout. Et très idéologiquement, ils maintiennent les principaux axiomes de notre répression.
S’il n’y avait plus consensus pour notre punition totalitaire, seul perdurerait l’acharnement haineux du parti de l’ordre et de ses factions sécuritaires.

– A travers un mécanisme tout simple, la perpétuité fut le fruit de décisions administratives et non la sanction d’un débat judiciaire.
Pour les besoins du message idéologique, aucune Cour d’Assises Spéciale ne prononçait de circonstances atténuantes. Dès lors la réclusion perpétuelle se résumait à une peine automatique, reposant sur la mise en forme de l’acte d’accusation par la Section Spéciale (14ème Chambre du Parquet, dite anti-terroriste). Les Cours entérinaient les charges en préservant une théâtralité procédurale.
Par un glissement sécuritaire, les juges transformèrent les accusations de reconstitution de ligue dissoute(3), en association de malfaiteurs à caractère terroriste pour être définitivement requalifiées en complicité. Et pour établir la complicité, nul besoin de connaître précisément les implications de chacun, selon le code la condamnation peut être égale à celle des auteurs directs. Et c’est ainsi que les perpétuités furent prononcées automatiquement(4).

– Dans les procès de la fin des années 80, la perpétuité assuma le visage de l’élimination carcérale des militants. Dès le début, elle se combina à l’usage de la torture blanche et aux différentes variantes de l’isolement, jusqu’aux multiples arbitraires et autres censures.
La perpétuité a toujours été comprise comme l’instrument essentiel de pression. Car comme nous l’avons dit plus haut, pour être libérés, nous devons impérativement leur demander nos libérations. Ainsi ils auront sempiternellement la possibilité de réitérer leur vieux chantage : « Repentez-vous ou sinon crevez en prison ! »
Un très vieux chantage en effet, car dès la fin de ma garde-à-vue au Quai des Orfèvres, juste avant de pénétrer dans le bureau du Juge d’Instruction, le Procureur Marceau me proposa la liberté en échange d’une collaboration politique. Et ainsi régulièrement au cours de ces années, la libération nous fut offerte si nous acceptions de déclarer publiquement nos reniements.
Ne comprenant rien aux termes politiques de ce chantage et en forçant encore un peu le trait, il se trouvera des gens « bien intentionnés » pour affirmer que si nous restons en prison, c’est parce que nous le voulons bien.
Ne croyez jamais à la normalisation dans les affaires de justice politique. Ainsi nous avons connu des condamnés à perpétuité libérés après 4 ou 5 ans de détention ou après 11 ans dans le commando Anis Naccache. Les exemples sont plus nombreux que les adulateurs de la justice indépendante ne le croient. Dans cette politique de marchand de tapis, notre situation n’évolue pas non par la faute de quelques juges consciencieux appliquant la loi. Nous refusons de payer le prix politique, tout simplement. D’autres carrément utilisent le porte-monnaie et leurs comptes en pétrodollars comme le gouvernement libyen qui calma juges et parties civiles à coup de milliards. L’affaire de l’attentat contre le DC10 d’UTA fut étouffée sous un édredon de billets.
Aujourd’hui après 18 ans de prison, le chantage n’a guère évolué. Sans détours, les TAP nous le resservent.
Entre parenthèses, personne ne s’étonne que des agents de l’Etat laïc exigent ainsi une contrition aux caractères si franchement religieux. Qui condamne cette demande officielle d’apostasie ? Bientôt sur nos bûchers, les juges nous tendront la croix à baiser et aucun citoyen n’élèvera la voix pour protester !
L’objectif de la perpétuité était la perpétuation de ce chantage jusqu’au bout, jusqu’au dernier souffle. La réaction actuelle ne peut admettre que nous sortions de prison encore debout. Il faut voir combien ils enragent aux déclarations de Joëlle qui, sur son lit d’hôpital, défend encore sa dignité, celle d’une femme ayant passé 20 ans de sa vie dans des cachots en raison de sa participation à la cause révolutionnaire. Oui debout, c’est-à-dire sans avoir sali ni renié l’expérience armée de l’après-68. L’enjeu est là. Pour les tenants de la Révolution Néo Conservatrice, la boucle sera bouclée, le jour où nous les derniers des derniers, nous les bannis, nous aurons cosigné par nos reniements, le contrat contestataire et les limites qu’il sanctifie.

– Nos perpétuités correspondent à une époque précise de la guerre civile européenne(5), à son point de basculement. Les pays capitalistes parvenaient à vaincre les signataires du Traité de Varsovie, rangés aux côtés de l’URSS. Le mur de Berlin était renversé. Simultanément les deux pays fondamentaux de la Conférence des non-alignés(6), la Yougoslavie et l’Algérie, sombraient dans des guerres civiles barbares.
Le capitalisme global semblait sans obstacle. Et sa victoire se révélait totale et totalitaire, fini le socialisme d’Etat, terminée la nationalisation des ressources de matières premières, levées toutes les barrières et écrasées toutes les résistances. L’ouragan libéral emportait tout sur son passage. Les laudateurs de l’Ordre Nouveau évoquèrent même la fin de l’Histoire avec un grand « H ». C’était l’époque du culte de l’entreprise, comme par enchantement, la lutte des classes s’évanouissait(7). Et entre autre, par une morale chrétienne rigoureuse et l’amour du travail salarié, il fallait éradiquer jusqu’à la dernière racine de l’esprit de 68.
Dans ces chambardements et les flonflons réactionnaires, nos condamnations suprêmes sanctionnaient autant notre défaite que celle plus générale du camp prolétarien tout entier.

Qu’on le veuille ou non, la contradiction violente et permanente entre les deux blocs dominait l’action des organisations révolutionnaires. Nous nous situions à l’époque de la guerre froide et de l’offensive de la réaction. Nous luttions du temps de Reagan et de Thatcher. Bien sûr seuls les plus anciens d’entre vous comprennent ce que cela signifie, c’est si loin. En ce temps-là, la « Contre-révolution néolibérale » préparait la Guerre des étoiles. Et l’activité de la guérilla Action Directe se plaçait résolument dans le sabotage général de la stratégie impérialiste de reconquête :
– Agression du bloc de l’Est (politiques de réarmement, crise des missiles, militarisation et pacification des sociétés occidentales…),
– Politiques des restructurations industrielles (nouvelles mesures dans l’intensification du travail, chômage galopant et formation aggravée d’une armée industrielle de réserve, écrasement des résistances politiques et syndicales…),
– Réinstauration des termes fondateurs du colonialisme dans les rapports avec les pays du Sud (intensification des pressions pour le recouvrement de la dette, diktats pour la levée des barrières et le démantèlement des nationalisations, spéculations boursières sur les prix des matières premières, interventions armées, écrasement de toute velléité d’indépendance politico-économique…).
A partir de là, il est facile de comprendre que notre action ne s’est jamais inscrite dans une contexte national. Elle ne visait aucunement à répondre à des transformations locales et partielles(8). Nous revendiquions notre appartenance au front mondial de la résistance révolutionnaire, une première ligne de feu parcourant les faubourgs de Milan, de Berlin, ceux de Beyrouth ou de Buenos-Aires et Bogota. Nous défendions le front anti-impérialiste. Et nous la pratiquions avec les révolutionnaires de la métropole comme avec les révolutionnaires du Sud.

Confrontés à l’acharnement des autorités françaises, nous serons bientôt à n’en pas douter les derniers prisonniers politiques de ce front révolutionnaire. Dans les prisons européennes, nous avons été des milliers, nous ne sommes plus de nos jours qu’une poignée. Pourtant ils ne nous feront pas fléchir. Nous hisserons haut le drapeau de cette expérience historique, celle qui débuta au tout début des années 70, par le sabotage des ordinateurs planifiant les bombardements américains sur le Nord Vietnam. A l’époque également, nous dénoncions la collaboration des régimes européens avec les dictatures espagnole, portugaise et grecques et j’étais moi-même engagé dans la guérilla contre Franco. Cette historie eut un prix humain très lourd. Nous en avons conscience et nous n’avons rien oublié de leurs crimes comme des souffrances subies. Pourtant en tant que révolutionnaires, nous refuserons toujours de mettre sur le même pied d’égalité la souffrance des oppresseurs et la souffrance des opprimés, comme nous ne mettrons jamais sur un même pied d’égalité la violence des oppresseurs et la contre-violence des opprimés. Notre violence passée était sans commune mesure avec celle des puissants, comme en leur temps, les bombardements de Haiphong par l’aviation française puis plus tard ceux d’Hanoi par les B52 américains. Elle n’a rien à voir avec les crimes de la bataille d’Alger ou plus récemment avec les pièges sanglants de Falluja ou de Jenine. Nous n’avons jamais été des tortionnaires comme le ministre Papon ou le général Aussaresse. Nous n’avons jamais officié à Abou Grahib ni à Khiam(9) et autre Guantanamo. Alors de grâce, que des procureurs ne viennent pas nous faire la leçon, ils sont ridicules. Malgré la prison et le matraquage idéologique ; nous savons encore faire la part des choses.
Justement, notre violence figurait l’expression la plus radicale de notre rupture avec l’ordre criminel des sociétés capitalistes et impérialistes.
Et tant qu’il restera debout un seul prisonnier de ce temps, cette lutte ne se conjuguera pas à l’imparfait des livres d’histoire. Elle sera encore et toujours une résistance inscrite dans l’air du temps.

Dans nos dossiers de libération conditionnelle, aussi longtemps que le pouvoir politique ne donnera par d’ordre de libération, les mécanismes judiciaires tourneront à vide et se ridiculiseront. Les services de réinsertion récitent les fiches techniques et les directives portant sur la protection des victimes, les indemnisations et autres sacro-saintes liturgies actuelles de la contrition. Les directeurs de prison psalmodient les consignes de leur administration centrale en soutenant des avis défavorables basés sur nos natures de prisonniers rebelles et irréductibles. Les procureurs ânonnent les télex en provenance de la Place Vendôme. Les experts médicaux déclarent les prisonniers malades en excellente santé. Les TAP flairent l’air du temps. Et les Cours d’Appel confirment les décisions quand elles sont négatives et les infirment dans le cas contraire.
Englués dans leurs fantasmes sécuritaires, les juges de Troyes et ceux de Mulhouse n’hésitent pas à affirmer que l’organisation Action Directe existe encore, 16 ans après sa disparition(10) ! Le TAP d’Arras quant à lui, reproche à Nathalie que Joëlle ose encore prendre la parole alors qu’elle n’est qu’en suspension de peine. Décidément, ils ne peuvent admettre que nous nous exprimions encore. Comme au Moyen-Age, ils seraient bien capables d’ordonner qu’on nous coupe la langue !
Il est clair que ce n’est pas un ou dix juges qui nous libéreront. Ils marchent au sifflet. Ils n’ont pas de poids réel dans notre maintien en détention, ils sont là pour le décorum, seule compte la volonté politique des gouvernants, une politique réactionnaire se mijotant dans les ministères. Et ces messieurs nous libéreront uniquement le jour où ils entreverront un intérêt politique à le faire. Pas avant. Sauf bien sûr si une puissante mobilisation politique les force à reculer et à relâcher leur acharnement. C’est l’enjeu de la bataille en cours.

Notes :

(1) Extrait du refus du TAP de Mulhouse, pour Georges Cipriani.
(2) Pour évoquer plus précisément l’affaire de la tuerie d’Auriol, les commandos du SAC (Service d’Action Civique, groupe lié au RPR et en particulier à Charles Pasqua qui en était le responsable occulte) condamnés pour ces assassinats ont été libérés. Pour eux l’application des peines fonctionna parfaitement avec des permissions de sortir régulières puis une libération conditionnelle.
(3) En août 1982, l’organisation Action Directe a été dissoute par décret gouvernemental. Mais l’inculpation de reconstitution de ligue dissoute était encore une inculpation trop politique. Dans leur volonté de criminalisation, les Sections Spéciales finirent par l’abandonner. Les juges utilisèrent la loi scélérate de la fin du 19ème siècle traquant les associations de malfaiteurs. Le terme pensaient-ils est explicite, sans savoir que cette loi avait été votée pour écraser les premières velléités d’organisation du mouvement syndical.
(4) Et j’ajouterai pour décrire les circonstances exceptionnelles de nos procès que les condamnations furent collectives, quelques soient les implications réelles ou supposées des militants dans les boxes. Et il convient en outre de rappeler le caractère rétroactif de ces procès. En effet, nous fûmes jugés par des Tribunaux spéciaux créés par les lois souvent postérieures aux faits incriminés. Les principales lois anti-terroristes furent votées en septembre 86, comme l’instauration des Tribunaux anti-terroristes composés exclusivement de magistrats. En décembre de la même année, la Cour d’Assises normale devant laquelle devaient être jugés pour la première fois des militants d’Action Directe, fut incapable de siéger après la désaffection de nombreux jurés. Après cet échec et par décret, le gouvernement ordonna que tous les inculpés quelques soient les dates des faits seraient désormais présentés devant un Tribunal Spécial.
(5) Certains auteurs comme le fit Dérida qualifient de guerre civile l’affrontement Est-Ouest après la Seconde guerre mondiale.
(6) Ce regroupement de pays s’opposa longtemps aux diktats impérialistes et en particulier défendit les producteurs des matières premières (nationalisations, quotas, prix planchers…).
(7) Un chroniqueur encore à la mode de nos jours pérorait dans le Nouvel Observateur que les coups de feu de l’avenue Edgard-Quinet (le jour de l’exécution de Georges Besse) sonnaient le glas de la lutte des classes dans notre pays ! ! !
(8) Entre parenthèses, ceux qui sempiternellement désirent nous réduire à un problème franco-français de maintien de l’ordre, devraient expliquer que nous luttions à l’époque du second mandat de Mitterrand, dans un espace politique rongé par la corruption, la gabegie et le crime organisé. Ceux qui nous donnaient des leçons sur l’agir correct en politique, organisaient les détournements massifs de l’argent des plus démunis. Aujourd’hui Pasqua est plus couvert d’inculpations qu’un chien de puces. Sans regret, nos gouvernants dynamitaient le Rainbow Warrior entraînant la mort d’un militant de Greenpeace ou déjouaient les embargos onusiens en négociant des tonnes d’armements avec l’Irak, l’Iran, Taiwan et l’Angola… Et qu’ils ne nous racontent pas d’histoires, ils sont concrètement les complices de crimes ; Des milliers et des milliers de civils ont été assassinés grâce à leur petit trafic. Et 20 ans après, malgré deux amnisties, des procès à répétition secouent encore l’actualité (HLM de Paris, affaire Schuller, collèges et lycées de l’Ile-de-France…).
(9) Prison israélienne au Liban Sud.
(10) Extrait de l’ordonnance du TAP de Mulhouse, juillet 2005 : « En ce sens son fonctionnement psychique reste trop dépendant de ses liens avec son organisation qui continue de le soutenir et l’intéressé reste ainsi potentiellement l’objet d’une instrumentalisation et donc susceptible de présenter une dangerosité en milieu libre ». Les magistrats ne s’aventureraient pas à signer de telles âneries, si les réponses ne leur étaient pas soufflées par des rapports secrets de la police politique. Ce mensonge exemplaire démontre avant tout le haut degré de manipulation encore toléré dans nos affaires.