CE NEGATIONNISME D’ETAT
QUI DEFIGURE ET DESHONORE L’ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE

D’un côté, Jean Marie Le Pen et ses propos négationnistes relatifs aux fours crématoires et à l’occupation allemande, de l’autre, des députés de la majorité gouvernementale qui, le 5 mars 2003, déposent une proposition de loi négationniste qualifiant d’œuvre positive, la présence française en Algérie. Pour un négationnisme condamné, combien d’autres sont ainsi approuvés.
Que ces députés viennent donc raconter aux élèves, l’oeuvre positive du bon docteur Bodichon, républicain modéré, collaborateur de Ledru-Rollin, de Waldeck-Rousseau et de Louis Blanc qui affirmait, « si au lieu de cette race [les Arabes] qui outrage la nature et l’humanité par son état social… il n’y en avait pas…,la nature et la civilisation y gagneraient…»Ce médecin très influent pouvait défendre impunément et publiquement la thèse de l’extermination des Arabes dans des journaux qui, en 1848, étaient pourtant soumis à la censure ! Et dans le journal catholique, l’Observateur de Neustrie, on lisait : « N’a-t-on pas le droit d’exterminer les Algériens, comme on détruit par tous les moyens possibles, les bêtes féroces ?» Fort de ces appels au meurtre, le maréchal Clauzel pouvait annoncer le premier massacre collectif, celui de Blida : « J’ai ordonné aux bataillons de détruire et brûler tout ce qui se trouve sur leur passage…Quand on fait la guerre, ce n’est pas pour augmenter l’espèce humaine.»Que ces députés viennent donc raconter aux élèves, l’oeuvre positive du général Bernard, ministre de la guerre qui, en 1838, affirmait: « Refouler, exterminer les populations, ravager, incendier les moissons, étaient les seuls moyens…»Malgré les cas de conscience de certains officiers, comme le général Duvivier qui constate tristement que « depuis onze ans, on a détruit, incendié, massacré hommes, femmes et enfants avec une fureur toujours croissante », pas moins de 900 000 Arabes furent exterminés entre 1830 et 1871, sur les 3 000 000 que comptait l’Algérie.
Que ces députés viennent donc raconter aux élèves, l’oeuvre positive du lieutenant-colonel de Montagnac qui écrit dans lettres d’un soldat d’Algérie : « Voilà comment il faut faire la guerre aux Arabes. Tuer tous les hommes jusqu’à l’âge de quinze ans, prendre toutes les femmes et les enfants, en charger les bâtiments, les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs; en un mot anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens…Toutes les populations qui n’acceptent pas nos conditions doivent être rasées, tout doit être pris, saccagé ;sans distinction d’âge, ni de sexe ; l’herbe ne doit plus pousser où l’armée française a mis le pied.» Ce qui fait dire au général de Brossard : « devant les populations détruites, la terre couverte de ruines, les champs rendus incultes, il faut le dire, la France devra rendre raison. » Mais la France ne rendit pas raison car en 1965, les cendres de ce héros, furent transférées au fort de Vincennes, dans le Tombeau des braves …
Que ces députés viennent donc raconter aux élèves, l’oeuvre positive du bon général Bugeaud qui planifiait méthodiquement la destruction des cultures par arrachage des oliviers et des figuiers, par empoisonnement des puits. Ce bon général Bugeaud qui organisait systématiquement le massacre des populations civiles par le sabre et par le feu, ou qui, par commodité, ordonnait tout simplement de « fumer les Arabes comme des renards » en les murant au préalable dans des grottes pour mieux les gazer en les enfumant…Des tribus entières furent ainsi rayées de la carte. Dans les salons, Bugeaud se vantait: « C’est la guerre continue jusqu’à extermination…Il faut fumer l’Arabe ! »
Que ces députés viennent donc raconter aux élèves, ces marches de la mort, comme celle de 1846, où, sur 7000 Arabes, 4 000 moururent d’épuisement sur le bord du chemin, 3 000 seulement arrivant à Maison-Carrée. Que ces députés viennent donc raconter aux élèves la torture de masse qui avait pour objectif, en terrorisant la population, de voler les terres les plus fertiles aux indigènes. Appliquée méthodiquement et souvent publiquement, la torture pour faire parler, la torture pour terroriser. L’Arabe mort, cela ne suffit pas, le processus de destruction continue, son corps est mutilé, décapité, exposé sur la place publique, «utilisé comme un instrument de terreur» pour consolider la hiérarchie raciale et coloniale.
Que ces députés viennent donc raconter aux élèves, les nombreuses mosquées détruites ou transformées en églises, les cimetières profanés, les squelettes utilisés pour remblayer les routes, ou pour servir d’engrais dans l’agriculture. A Marseille, les os des musulmans en provenance des cimetières d’Algérie serviront au raffinage du sucre. Œuvre positive d’Alexis de Tocqueville, considéré encore aujourd’hui comme le champion de l’idéal démocratique, et qui, pour défendre l’armée française dont les méthodes criminelles étaient déjà condamnées par des humanistes, affirme à l’Assemblée nationale : « qu’il s’agit de multiplier les opérations destinées à anéantir les fondements des sociétés pastorales et agricoles de l’Algérie…de brûler les moissons, vider les silos et enfin s’emparer des hommes sans armes, des femmes, des enfants.»Plus tard, mais bien trop tard, il regrettera ces propos, en constatant que ces procédés ont rendu «la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle n’était avant de nous connaître. »
Que ces députés viennent donc raconter aux élèves, l’oeuvre positive du sociologue Gustave Le Bon pour qui, en 1884, « l’humanité est entrée dans un âge de fer où tout ce qui est faible doit facilement périr », sans oublier l’oeuvre positive de Charles Richet, prix Nobel de médecine, revendiquant, au début du XX siècle, l’élimination des races inférieures et des anormaux. L’oeuvre positive de Arthur Girault, professeur de Droit, de réputation internationale, qui se prononçait pour l’euthanasie des moins doués. L’œuvre positive de l’économiste Leroy-Beaulieu qui théorisait le concept d’espace vital.
Il faudrait que ces députés viennent raconter aux élèves, l’oeuvre positive de Jules Ferry, apôtre de la colonisation, qui, pour couvrir ces atrocités et légitimer la recherche du profit, déclarait à l’Assemblée Nationale, le 25 juillet 1885 : « Les races supérieures ont un droit vis à vis des races inférieures. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures… La politique coloniale est fille de la politique industrielle. »Et Clémenceau de l’interpeller: “Regardez l’histoire de la conquête de ces peuples que vous dites barbares, et vous y verrez la violence, tous les crimes déchaînés, l’oppression, le sang coulant à flots, et le faible opprimé, tyrannisé par le vainqueur. Voilà l’histoire de notre civilisation…Non, il n’y a pas de droit des nations dites supérieures contre les nations inférieures…n’essayons pas de revêtir la violence du nom hypocrite de civilisation. » Jules Ferry fut un propagandiste des plus zélés de l’espace vital et de l’inégalité des races, concepts dont les origines ne sont pas à rechercher chez les Nazis en Allemagne, mais bel et bien en France sous la troisième République. République qui, déjà, était traversée par un fort courant anticolonialiste et humaniste contredisant en quelque sorte la thèse de l’unanimisme supposé de l’époque, thèse si souvent véhiculée de nos jours et visant à exonérer de leurs crimes, ces hommes qui firent la grandeur de la France.
Que ces députés viennent donc raconter aux élèves, cette oeuvre positive de la troisième République que fut le Code de l’indigénat, monument de racisme d’Etat théorisé et promulgué le 20 mars 1881 sous la houlette du président du conseil Jules Ferry. Œuvre positive, ce Code de l’indigénat soumettant les Arabes sur le territoire français (depuis 1848, l’Algérie faisait intégralement partie de la France) à un arbitraire qui fut la règle jusqu’en 1944, mais qui, dans la réalité, perdura jusqu’en 1962. Au nom de la mission civilisatrice de la France, ce Code officialisait l’anéantissement de la personnalité juridique de l’Arabe, par l’internement administratif, mais aussi l’anéantissement de l’intégrité de la personne physique par la concentration en camp. Sans oublier l’amende collective et le séquestre des biens, dépossédant les indigènes au profit des colons. Œuvre positive, ces déportations d’Arabes, à fond de cale, vers Cayenne, haut lieu d’extermination par le travail…la durée de vie n’y excédant pas un an. Que ces députés viennent donc raconter aux élèves l’oeuvre positive de Petit Jean, ce manuel scolaire utilisé pendant près de quarante ans par les instituteurs de la troisième République, et dans lequel, à propos des Arabes, on fait dire par un petit garçon : « Quelle honte ! Comment ne faisait-on pas la guerre pour exterminer cet abominable peuple ! »
Et que penser de ces programmes d’Histoire 2002, pour l’école élémentaire, rappelant que:« La République [la troisième] s’installe durablement, consolide les libertés fondamentales et développe l’instruction…» tout en niant superbement les lois racistes en vigueur, à l’époque, sur le territoire français ?
Les bons esprits rétorqueront que le racisme anti arabe, comme l’antisémitisme, était dans l’air du temps, et que depuis les esprits ont évolué. Mais alors comment se fait-il qu’il y ait pléthore de bâtiments publics, de rues ou d’avenues du nom de Jules Ferry, du nom du général Bugeaud…, alors que, et fort heureusement, aucune rue ou avenue, aucun établissement public, aucun lycée ou collège ne portent aujourd’hui le nom d’hommes politiques, d’officiers ou d’intellectuels antisémites de l’époque? Accepterait-on, des avenues Arthur de Gobineau ou maréchal Pétain, des lycées Xavier Vallat ou des rues Pierre Laval, des collèges Charles Maurras? Avec ce négationnisme tenace qui nie le martyre des Arabes, à quand le lycée général Massu, responsable, pendant la deuxième guerre d’Algérie, de la disparition de 3000 Algériens ? Autant que dans le Chili de Pinochet ! A quand le gymnase général Bigeard dont les techniques d’enlèvement, de torture et de disparition utilisées pendant la bataille d’Alger furent fidèlement reprises par les dictateurs d’Amérique du Sud dans les années 70 et 80 ? Que ces députés viennent raconter aux élèves le Code de l’indigénat qui porte en son sein la matrice des lois anti juives promulguées sous Vichy ? Des lois anti juives écrites, entre autres, par Peyrouton, garde des sceaux de Pétain, ancien haut fonctionnaire de la Coloniale, spécialiste de l’internement et de la déportation des Arabes. Antérieur de 59 ans aux lois anti juives puis contemporaines de ces dernières, ce Code de l’indigénat ne figure nulle part dans les programmes d’Histoire. Ce négationnisme, parmi tant d’autres, a conduit Aimé Césaire, poète et écrivain antillais à écrire : “Il vaudrait la peine d’étudier cliniquement…les démarches d’Hitler et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XX siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore… et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc… et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde, et les Nègres d’Afrique.”
Dans certaines régions d’Algérie, les Arabes, hommes, femmes et enfants, ont été systématiquement massacrés par centaines de milliers, comme le furent les Indiens d’Amérique. Pour le Grand Dictionnaire Terminologique, cette « destruction délibérée et systématique de l’ensemble ou d’une partie d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux » s’appelle tout simplement un génocide…
Les Arabes ont besoin comme les autres, comme tous ceux qui ont été victimes de racisme et de génocide, d’être reconnus dans leur souffrance, dans leur martyre. Le pays qui se réclame des Droits de l’Homme serait bien inspiré d’illustrer ce devoir de mémoire par des commémorations à portée universelle. Des cérémonies qui ne se limiteraient pas à la seule description de l’horreur, mais qui poseraient la question: comment des humanistes, bons pères de famille, soucieux du bonheur de leurs enfants et de leur épouse …comment ces bons Français ont pu ainsi torturer, massacrer méthodiquement des centaines de milliers de familles? Comment ces hommes ont-ils pu se transformer en bourreaux? Comment ont-ils pu exterminer l’Autre, non pas pour ce qu’il avait fait mais pour ce qu’il était.
Massacre de populations civiles, enlèvement, torture, disparition, famine organisée, génocide, toutes ces pratiques coloniales ont préparé l’ensauvagement du continent européen. Un pas restait à franchir pour les appliquer à l’Europe. Cela fut fait par Hitler qui, comme le rappelle Aimé Césaire, osa utiliser à l’égard d’autres Européens « des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde, et les Nègres d’Afrique.”
Malheureusement, là aussi, on débusque un autre négationnisme. En effet, Hitler était loin d’être seul, il était le produit d’un système effroyable mis en place, avant et pendant la guerre, en collaboration étroite avec des banquiers et industriels, non seulement allemands mais aussi français et américains. Là aussi, le négationnisme a fait des ravages dans l’esprit de nombreuses générations, en faisant que ne soient jamais cités dans les manuels scolaires les noms de certains grands patrons…des Français comme François de Wendel président du Comité des Forges, initiateur, bien avant 1939, d’un cartel international de l’acier qui attribua 40% des parts à une Allemagne acquise à l’idéologie nazie, des Américains comme Henry Ford, décoré en 1938 de l’ordre allemand de l’Aigle (la plus haute distinction nazie remise à un étranger), Hitler avait d’ailleurs utilisé pour sa propagande Le Juif international, livre viscéralement antisémite écrit en 1920 aux USA par ce même Henry Ford. Des Américains, comme le grand-père du président Bush, Prescott Bush, banquier de Hitler dans les années 30 et qui, en 1942, fut condamné par un tribunal américain pour intelligence avec l’ennemi. Les noms de General Motors, de Kodak, de ITT, de Standard Oil et bien d’autres encore…sans lesquels, jamais Hitler n’aurait pu réarmer l’Allemagne nazie. Sans oublier IBM qui mit, contre espèces trébuchantes, ses cartes mécanographiques au service des nazis, cartes perforées sans lesquelles le recensement n’aurait jamais pu prendre une telle ampleur, sans lesquelles, jamais autant d’opposants et de Juifs n’auraient été fichés et déportés en si grand nombre. En 1938, Hitler reconnaissant, décora en personne Watson, le président d’IBM ainsi que le représentant de General Motors, pour service rendu à l’Allemagne nazie…Ce qui fit dire, en 1947, à James Stewart Martin, chef de l’Economic Warfare Section du ministère de la Justice US: « En Allemagne, ce ne sont pas les hommes d’affaires allemands qui nous ont tenus en échec […] Nous avons été bloqués en Allemagne par les hommes d’affaires américains.»
Sur cette période de l’Histoire comme sur bien d’autres, le négationnisme occulte fréquemment des parts de vérité. Un négationnisme entretenu consciemment ou inconsciemment à tous les niveaux, et jusqu’au président de la République qui considère que «La France doit être fière de son passé». Des pans entiers de notre Histoire sont ainsi niés, passés sous silence. Dans nos sociétés, la finalité de l’enseignement de l’Histoire est de légitimer le pouvoir en place par l’intégration des élèves dans un roman national. Une réécriture non négationniste des programmes est inéluctable. Ne laissons pas ce travail à nos enfants. Il en va de la responsabilité du ministre de l’Education Nationale et de l’Inspection générale.
Dans ce climat délétère d’une Histoire défigurée, génératrice d’irresponsabilité collective, le risque est grand de voir des jeunes se transformer demain, en assassins assermentés par impuissance de conscience.
Nantes, le 7 mars 2005
Alain Vidal, professeur des Ecoles

Bibliographie, principales sources :
-Coloniser Exterminer (Fayard), Olivier Le Cour Grandmaison, professeur de sciences politiques et de philosophie politique à l’Université d’Evry
-Comment les firmes US ont travaillé pour le Reich ? Pierre Abramovici (Revue Historia)
-Industriels et banquiers sous l’Occupation (Armand Colin), Annie Lacroix-Riz, professeur d’Histoire contemporaine à l’université de Paris VII

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