Affaire vincenzo vecchi : une condamnation sans preuve
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Catégorie : Local
Thèmes : Contre-sommetsLogement/squatRépression
Lieux : Rochefort-en-Terre
Il n’allait pas de soi que le récit obscur de notre modernité s’intitule Le Procès. Pourtant, ceux qui ont participé au soutien d’une personne poursuivie par l’Etat ont tous fait l’expérience troublante d’une disproportion des forces, d’une inégalité irréductible entre l’Etat et les citoyens. Même si l’on peut toujours se féliciter de l’existence d’un comité de soutien en faveur d’une personne que l’Etat accable de sa vindicte, même si toute mobilisation en faveur de la liberté est une bonne nouvelle, il est toutefois inquiétant que la défense d’un citoyen ordinaire nécessite absolument l’appui d’un groupe, d’un comité de soutien, pour avoir la chance d’être entendue.
Vincenzo Vecchi a participé aux manifestations contre le G8 à Gênes, en 2001 ; il a écopé de douze ans de prison en vertu d’une loi italienne des années 30, permettant de condamner à de très lourdes peines sans la preuve d’actes délictueux, simplement parce que la personne se trouve présente dans une manifestation où les tribunaux considèrent que l’ordre public a été sérieusement troublé. Comme le héros du livre de Kafka, l’individu isolé se heurte à une bureaucratie puissante, à un système légal prépotent, retors, et les procédures censées, en principe, protéger ses droits et garantir ses libertés se retournent, en pratique, contre lui. Nous sommes égaux sur le papier. Les procédures sont les mêmes pour tous, mais les moyens de les mettre en œuvre exigent davantage d’efforts pour certains.
En août 2019, Vincenzo Vecchi est arrêté. Deux mandats d’arrêt européens ont été émis contre lui. Le premier porte sur sa participation aux manifestations contre le G8 à Gênes en 2001, le deuxième porte sur sa participation à une manifestation contre l’extrême-droite à Milan en 2006. Il en appelle à la justice contre les deux mandats. Il restera en prison trois mois. En novembre 2019, la cour d’appel de Rennes rend une décision favorable et il est enfin libéré : le mandat d’arrêt portant sur la manifestation de Milan visait une peine que Vincenzo Vecchi avait déjà exécutée en Italie.
Arrêtons-nous sur cette première séquence, elle illustre parfaitement le problème. La caducité de ce mandat d’arrêt avait été clairement établie par la défense, et, au fond, nul ne pouvait l’ignorer, pourtant le procureur s’est obstiné jusqu’au bout à maintenir ce mandat d’arrêt. La défense a donc dû prendre le temps de démontrer la caducité d’un mandat dont tout le monde savait qu’il ne pouvait pas être valable : la peine avait été purgée. La justice italienne affirma d’ailleurs, lors d’un envoi de pièces complémentaires à la cour de Rennes, n’avoir maintenu le mandat que pour montrer que Monsieur Vecchi n’en était pas à sa première condamnation. Elle avoue ainsi que le mandat d’arrêt était caduc, qu’elle le savait, et qu’elle n’a maintenu sa demande, contre toutes les règles du droit, que pour donner l’image d’un récidiviste. Et pourtant, malgré la caducité évidente du mandat d’arrêt, Vincenzo Vecchi a fait trois mois de prison ; et puis il a fallu se défendre, rédiger des dossiers, plaider, réunir le comité de soutien, donner deux conférences de presse, des entretiens, poster des courriers, etc. Comme Joseph K., il a fallu se défendre contre une accusation inconsistante, et, à certains égards, énigmatique : comment l’Italie et le procureur de la République de Rennes pouvaient-ils réclamer l’arrestation de quelqu’un pour une peine déjà purgée ? C’est assez surprenant.
A la suite de la décision, logique, de la cour de Rennes, qui exigea la remise en liberté immédiate de Vincenzo Vecchi, le procureur s’est pourvu en cassation. Après cassation de l’arrêt de la cour d’appel de Rennes, l’affaire sera rejugée devant la cour d’appel d’Angers le 2 octobre. Nous voici à la troisième étape du parcours judiciaire de Vincenzo Vecchi en France. Il y a donc un an et deux mois que Vincenzo Vecchi se bat contre les deux mandats d’arrêt européens émis contre lui. C’est long un an et deux mois. Les magistrats du parquet disposent d’un bureau, d’une administration, d’un secrétariat, ils se passent l’affaire de main en main, mais Vincenzo Vecchi n’a pas de bureau, il est charpentier, il n’a pas d’administration, c’est un simple citoyen, et il lui faut trouver en lui, chez ses amis et ses soutiens, les ressources financières et morales nécessaires à la défense de sa juste cause.
Mais cette affaire est aussi pour nous un moyen de comprendre bien des choses, par la pratique, progressivement, au gré des procédures. Et cette dernière date, celle de la prochaine audience, le 2 octobre, est l’occasion de serrer d’un peu plus près la notion de preuve. Nous avons enfin obtenu, après plus d’un an, les photographies prises durant les événements de 2001 à Gênes, qui furent les uniques pièces à conviction sur lesquelles s’est appuyée la justice italienne pour condamner Vincenzo Vecchi à douze ans de prison. Nous attendions ces preuves avec impatience, et avec parfois un peu de fébrilité. Il est difficile à un citoyen ordinaire, livré aux vicissitudes de la vie, de reconstituer un dossier vingt ans après les faits, plus de dix ans après sa condamnation. Et ce qui est compliqué pour un citoyen ordinaire l’est bien davantage pour Vincenzo qui, recherché par la justice, a dû quitter l’Italie. Et puis douze ans de prison, c’est une très lourde peine, et malgré que notre expérience nous ait appris à nous méfier de la justice italienne, de ses lois votées en 1930, sous les hospices d’Alfredo Rocco, ministre de l’intérieur du régime fasciste de Mussolini, malgré notre expérience des mensonges aujourd’hui établis de la justice italienne qui réclamait que lui soit livré Vincenzo pour une peine déjà purgée, nous ne savions au juste à quoi nous attendre.
A réception des deux-cent-onze photographies, une impression d’exhaustivité domine, le nombre de documents donne un sentiment de sérieux, il va falloir travailler. Mais après avoir fait défiler ces deux-cent-onze photographies, nous sommes surpris de n’en trouver qu’une cinquantaine où l’on voit Vincenzo Vecchi, tandis que les cent-soixante photographies restantes n’ont aucun lien avec lui. En somme, la police et la justice italienne ont gonflé le dossier avec environ cent-soixante photographies inutiles. En tout et pour tout, à peine vingt-cinq pour cent des preuves seraient a priori exploitables. Sur la plupart des photographies, on aperçoit des groupes de jeunes gens en train de causer, la façade d’un immeuble squatté, le visage d’une fille en train de rire, une réunion décontractée dans un parc, des manifestants qui défilent, mais aussi des vitrines cassées, une voiture brûlée, des poubelles renversées. On serait tenté de dire que ces photographies ne servent à rien.
Cela est faux. Ces cent-soixante photographies ne prouvent certes rien, mais elles servent à quelque chose. Cette pléthore a une fonction. La première fonction est d’impressionner, c’est la manière la plus simple de donner le sentiment qu’il existe beaucoup de preuves, c’est une façon d’accabler la défense. En second lieu, c’est une manière de décourager, devant la masse de documents, le travail de démonstration devient plus exigeant, il faut évoquer un nombre considérable de photographies, les analyser, c’est une façon de submerger la défense, de noyer son propos parmi les commentaires superflus. En troisième lieu, cela dissimule autre chose de beaucoup plus grave, qui touche au fond de l’affaire, la cinquantaine d’autres photographies, celles où l’on voit Vincenzo Vecchi, ne le montrent qu’une seule fois en train de commettre un délit, il vole des planches sur un chantier. C’est tout. Or, je ne sache pas que l’on puisse condamner à douze ans de prison, puis émettre un mandat d’arrêt européen pour le vol de quelques planches !
C’est pourquoi les autres photographies, celles où l’on ne voit jamais Vincenzo, sont en réalité très utiles. Elles ont vocation à combler le vide. Elles construisent un contexte. En effet, elles permettent de placer Vincenzo Vecchi dans le contexte général des manifestations, afin que ce contexte déteigne sur lui. Elles permettent de construire une fiction.
Mais en Italie ce contexte possède à lui seul une valeur juridique. On peut être condamné pour s’être seulement trouvé là. En effet, l’incrimination de dévastations et saccages le permet. Cette incrimination a été adoptée en 1930, elle était destinée à réprimer toute manifestation sans s’embarrasser de preuves, c’est une mesure fasciste. Sur cette base, on peut être condamné pour avoir seulement été présent. On est censé avoir participé moralement aux délits qui se sont déroulés à proximité, lorsque l’ordre public a été sévèrement troublé. On est en quelque sorte solidairement responsable. Ainsi, ces cent-soixante photographies inutiles à nos yeux furent au contraire extrêmement utiles à la justice italienne. Dans cette affaire, la justice italienne a établi le contexte, puis elle y a placé Vincenzo Vecchi. Et ce qui nous semblait à première vue une simple stratégie destinée à accabler, submerger, extrapoler, noyer la défense derrière une masse de documents inutiles, s’avère être en réalité l’application de la loi elle-même, une loi fasciste qui permet de condamner quelqu’un pour avoir été présent à l’occasion de troubles sérieux à l’ordre public, une loi dont l’objectif est de criminaliser les mouvements sociaux.
Certes, on voit à quelques reprises Vincenzo Vecchi à proximité de personnes qui, sur d’autres photographies, brisent des vitrines ; mais, à part le vol de planches sur un chantier, sans doute destinées à s’empiler sur une barricade et cela en un tout autre lieu de la manifestation, on ne le voit jamais en train de commettre un délit lui-même. On ne le voit jamais porter le moindre coup, lancer la moindre pierre, allumer la moindre torche. Or, une preuve, ce n’est pas un élément permettant d’extrapoler, ce n’est pas l’amorce d’une fiction. Une preuve doit contenir un certain degré de certitude et elle doit être digne de confiance. Ici, ces deux éléments font cruellement défaut. Et la justice italienne a condamné Vincenzo Vecchi à douze ans de prison pour sa seule présence à des manifestations.
Mais alors que la justice italienne a déjà été prise en flagrant délit de mensonge, en réclamant Vincenzo Vecchi pour une peine déjà purgée, peut-on lui faire confiance ? Comment réclamer l’extradition de quelqu’un condamné pour des délits qu’on ne le voit pas commettre, en vertu d’une incrimination qui n’existe pas en droit français ? Pourquoi cette montagne de documents qui ne prouvent rien ? En somme, la justice italienne a beaucoup de rushes, mais elle n’a cependant pas de quoi monter son film. Il lui manque la scène principale, et les cent-soixante photographies inutiles réclament désespérément au spectateur de l’imaginer.
Soyons sérieux, est-ce que le fait de s’être trouvé à quelques mètres de personnes en train de casser une vitrine, est-ce que le fait d’avoir peut-être tapé sur une voiture avec un bâton, comme le prétendirent les juges italiens sans qu’aucun document ne corrobore cette affirmation, méritent douze ans prison et réclament que l’on soit extradé pour effectuer une si lourde peine, vingt ans après les faits ?
Il faudrait en avoir mis des coups de bâton pour mériter une telle peine, il faudrait en avoir mis sur autre chose qu’une carrosserie, il faudrait en avoir volé des planches de chantier pour mériter de croupir douze ans dans une cellule, il faudrait d’ailleurs être sûr que le coup de bâton a été donné, qu’un délit a été commis, avant de condamner quelqu’un ne serait-ce qu’à quelques mois de prison. Imaginez à présent que votre frère, votre fils, un ami, ou n’importe qui, aussi bien, ait mis un coup de bâton à une voiture, volé trois planches, et que la justice le condamne à douze ans de prison, que penseriez-vous ? N’auriez-vous pas l’impression, comme Joseph K. au petit matin, de vous trouver en face d’une justice bien énigmatique, autoritaire, incertaine ?
Peu importe que l’on n’ait pas les opinions politiques que l’on prête à Vincenzo Vecchi, il faut le défendre. Et à travers lui, il faut défendre notre liberté, celle de chacun. Le fait même de ne pas partager les opinions de ceux qui ont manifesté contre le G8, en 2001, à Gênes, le fait même d’avoir des opinions contraires, devrait nous renforcer dans la conviction de le défendre. Avec la justice, on ne transige pas sur des opinions, on ne défend pas seulement ceux de son bord, on ne s’assure pas seulement des citoyens les plus paisibles, les plus convenables. Au contraire, la justice se joue lorsque nos opinions divergent, lorsque nos sentiments s’éloignent, lorsque nous nous trouvons face à l’autre.
N’est-ce pas un vieil écrivain catholique et de droite, François Mauriac, qui, il n’y a pas si longtemps, condamnant la répression coloniale, sans craindre de se mettre à dos une partie de son camp, écrivait : « Ils ne cèdent aux exigences de la justice que lorsqu’ils constatent qu’elles ne se distinguent plus des exigences de l’ordre. » Soyons de ceux qui cèdent seulement aux exigences de la justice.
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[1] Voir certains de nos articles :
Arrestation d’un activiste italien en Bretagne – Avant le G7 de Biarritz, retour à Gênes
Justice pour Vincenzo Vecchi – par Eric Vuillard
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