palim-psao.fr Ci-dessous l’introduction par Clément Homs à une présentation de la critique de la valeur-dissociation avec Benoît Bohy-Bunel, Paul Braun et Johannes Vogele faite près d’Arles au Mas de Granier (Longo) le 7 décembre 2019.

L’anticapitalisme aujourd’hui, c’est quoi ? 

De l’anticapitalisme tronqué à une nouvelle critique sociale à gauche. 

Introduction à une présentation de la critique de la valeur-dissociation

Mas de Granier, 7 décembre 2019

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   Se dire anticapitaliste n’est pas réservé aujourd’hui à des cercles marxistes/communistes ou des cercles anarchistes affinitaires. Même la nébuleuse de la « Gauche » ne constitue pas le seul milieu où l’on critique le « capitalisme ». Comme l’a remarqué récemment Jérôme Baschet auquel je reprends ici ses mots, « on assiste, depuis la crise de 2008, à une sorte de banalisation de la dénonciation du « capitalisme déchaîné », et même de l’idée de post-capitalisme – une situation bien étonnante, si l’on se souvient que le mot paraissait, il y a quinze ans encore, une obscénité imprononçable » (entretien sur lundi.am, nov. 2019). Pourtant « capitalisme » ne doit pas être un mot-magique qui permettrait de croire que l’on a tout résolu une fois qu’on l’a prononcé. En réalité remarque encore J. Baschet, « le mot « capitalisme » ouvre plus de difficultés et de questions qu’il n’en résout : il est souvent utilisé sans qu’on sache très bien à quoi on se réfère exactement, d’autant que la façon de le comprendre », dans ses logiques fondamentales comme dans ses dynamiques les plus récentes, ne fait l’objet d’aucun consensus parmi les « anticapitalistes ». À creuser un peu, on découvre même assez rapidement derrière cet anticapitalisme une sorte d’« anticapitalisme tronqué » ou d’altercapitalisme qu’il faudrait qualifier d’utopique, dans le mauvais sens du terme.

1.

  • Pourquoi l’antinéolibéralisme est-il une forme d’anticapitalisme tronqué ?

   Dans l’anticapitalisme tronqué, ce qui est ressenti comme « capitaliste », ce ne sont que les formes du capital financier privé, et on associe simplement le capitalisme à un sorte de corps étranger identifié aux banques, aux hedge funds, à l’oligarchie financière, aux « gros et aux gras spéculateurs de la finance », etc. Ce qui est visé dans la critique ne sont pas, et loin de là, les catégories de l’économie politique analysées jadis par Marx – marchandise, travail, valeur, capital – et les catégories du ressort de l’État correspondantes – politique, démocratie, droit – mais de façon générale et quasiment unanime les « puissances de l’argent », perçues toujours comme extérieures à nous et à la forme de vie sociale dans laquelle nous existons concrètement au quotidien. On associe encore le capitalisme au seul « néolibéralisme », c’est-à-dire le capitalisme dérégulé et ce que l’on qualifie de main mise par « la finance ». Bien souvent, la critique hégémonique à gauche, ne fait que dénoncer la phase néolibérale du capitalisme, au nom d’une nostalgie pour sa phase fordiste-keynésienne liée à l’État-Providence durant les « Trente Glorieuses ». On ne critique plus le capitalisme en tant que tel, comme une forme de vie sociale historiquement spécifique et quelles que soient ses phases et sa configuration historique, mais simplement une seule phase du capitalisme (le néolibéralisme), pour lui opposer positivement une autre phase plus régulée du capitalisme et pourquoi pas en France, le programme du Conseil National de la Résistance de 1944. Finalement l’antinéolibéralisme de la gauche pseudo-critique n’est qu’une forme d’altercapitalisme.

   Ce qui est tronqué dans « l’anticapitalisme tronqué », c’est justement la critique des catégories de base du capitalisme telle que Marx l’a développée (voir Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise, La Découverte, 2017). Et, à y regarder encore d’un peu plus près, dans cet anticapitalisme tronqué, on découvre même que les catégories capitalistes, au lieu de simplement être oubliées dans l’analyse, sont mobilisées positivement contre la dérive du capitalisme financier, du néolibéralisme, de l’« oligarchie financière », de la classe bourgeoise parasitaire, des « 1% les plus riches », etc. C’est au nom du travail, de l’argent honnête, de la politique, de l’État, de l’Économie, d’une croissance économique empreinte de justice sociale et de respect environnemental, d’une répartition plus égalitaire de la richesse abstraite capitaliste (la valeur économique) que l’on entend critiquer les conséquences du capitalisme postmoderne en crise. Capitalisme contre capitalisme. Le crédo commun à toute cette gauche pseudo-critique suppose ici une compréhension positiviste des catégories capitalistes de base et leur acception en tant que donné ontologique et transhistorique, c’est-à-dire comme si la forme de vie sociale capitaliste – le monde de l’Économie – avait existé depuis la nuit des temps.

2. 

  • Marxisme de classe traditionnel et anticapitalisme tronqué

  Un autre aspect de l’anticapitalisme tronqué est constitué par le marxisme de classe traditionnel. L’expression « marxisme traditionnel » est utilisée ici dans le sens donné par Moishe Postone (Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, Paris, Mille et une nuits, 2009). Le marxisme traditionnel englobe toutes les théories d’inspiration marxiste qui appréhendent le capitalisme uniquement à partir de la propriété privée des moyens de production, des rapports d’exploitation et du marché. La domination impersonnelle, « quasi-objective », qui caractérise le capitalisme, incorporée dans des abstractions réelles – marchandise, valeur, travail, argent, etc. – disparaît sous la notion transhistorique de domination directe. Par ailleurs, le travail est considéré de façon positive. Si Marx critique le travail en tant que substance du capital, le marxisme traditionnel est une critique (erronée) du capitalisme « du point de vue du travail ».

   Ce marxisme de classe traditionnel (le classisme) a substitué de manière réductrice une simple « analyse de classe » superficielle à la riche critique catégorielle que l’on retrouve chez le Marx de la maturité dans sa critique de l’économie politique. On trouve là la différence entre d’un côté, ce que l’on appelle le « Marx exotérique » qui réfléchit aux formes et enveloppes sociologiques et historiques changeantes sous lesquelles apparaît le noyau catégoriel de ce qui constitue l’essence du capitalisme et qui reste l’alpha et l’oméga de « l’analyse de classe » qui repose toujours sur la compréhension positiviste des catégories de base du capitalisme dont on a parlé, et de l’autre, le « Marx ésotérique », qui de manière plus profonde que cette espèce d’analyse superficielle, vient critiquer en tant que telles, les catégories de base du capitalisme, ses formes de vie sociale que sont le travail, la valeur, l’argent, la marchandise, et les catégories politico-étatiques correspondantes. Le « classisme » du marxisme traditionnel est une forme de réductionnisme sociologiste qui sert de compréhension tronquée du capitalisme dans une très large partie de l’extrême-gauche (marxiste comme anarchiste, et y compris chez les communistes libertaires), et qui ignore complètement des pans entiers de l’œuvre de Marx, justement sa critique catégorielle (le Marx ésotérique).

   En réalité, ce marxisme de classe traditionnel défend un concept de capitalisme centré sur une compréhension fétichisée des classes et de l’exploitation.

   Au lieu de partir de la critique des catégories de base du processus de valorisation, il met la critique du capitalisme sens dessus dessous, il la comprend à l’envers en partant du niveau de surface qui est celui des enveloppes sociologiques que revêt le niveau sous-jacent du procès de valorisation. En réalité, pour Marx, le rôle des classes est plutôt une conséquence de leur place dans l’accumulation de la valeur en tant que processus anonyme – les classes n’en sont pas à l’origine. Les classes et les individus sont les personnifications des éléments de la logique sociale de la valorisation. Et dans ce contexte fétichiste mutilant pour la vie des individus, ceux-ci deviennent réellement les simples « agents », des « gardiens de marchandises » (Marx, Le Capital, Livre I, début du chapitre 2), des « masques de caractères », des individus-rouages, de ces abstractions réelles qui dominent nos vies. Marx décrit le capitalisme comme un monde qui dans son fonctionnement, est réellement renversé. Marx dans la période de maturité va en effet décrire les capitalistes non pas comme une classe dominante (tels des seigneurs), mais comme une classe profitante, ils ne sont que les « officiers » et « sous-officiers » du capital, en tant que les personnifications d’un processus social anonyme, concret et impersonnel (parce que fétichiste) qui les domine et auquel ils doivent se soumettre, ce qui n’enlève rien à leur responsabilité morale – mais justement, pour Marx, la critique du capitalisme ne doit pas être une simple critique morale. 

   À l’inverse dans le marxisme de classe traditionnel, les classes y apparaissent comme les réalités en dernière instance sur lesquelles repose le capitalisme, elles sont prises à tort pour des sujets collectifs libres, autonomes, dépourvus d’aprioris sociaux et d’inconscient, et semblent alors subsumer à elles seules, l’ensemble des catégories reproductives du capital sous la raison dernière d’une méta subjectivité sociologique[1].

Avec un tel raccourcissement sociologiste du rapport social capitaliste et de l’exploitation, le rapport capitaliste est saisi seulement comme rapport d’appropriation juridique-externe par un groupe particulier de la survaleur générée dans le travail par les travailleurs, mais qui ne leur est pas payée. La critique ne critique pas le travail et la valeur en tant que tels et qui se trouvent être naturalisés comme une forme de vie économique ayant existé depuis la nuit des temps, mais leur distribution inégale par le seul mécanisme de l’exploitation compris de manière superficielle.

   En restant à des considérations de « classe », la vieille critique marxiste reste ainsi focalisée sur l’enveloppe sociologique prise par le rapport-capital. Et cette hypostase des « classes sociales » et la mythologisation du prolétariat comme « classe révolutionnaire » qui va souvent avec, vont alors flotter dans les habits toujours trop grands d’une identique compréhension positiviste des catégories capitalistes de base et leur acceptation en tant que donné ontologique. 

   Dans cette compréhension positiviste, on ne distingue pas entre la richesse sensible-matérielle et la richesse abstraite capitaliste (la valeur), on ne prend pas le tournant du caractère historique de cette dernière forme de richesse et plus largement de l’ensemble des formes de base du capitalisme. Dans le marxisme traditionnel, la valeur y devient une forme de richesse transhistorique à affirmer positivement et non une forme de richesse abstraite spécifiquement capitaliste, c’est-à-dire un rapport social réifié, et directement référée au travail abstrait.

   Cette représentation conduit alors à se représenter la société capitaliste comme un simple mode particulier de distribution inégale d’une éternelle valeur et plus-value produites par un éternel travail non compris comme intrinsèquement capitalistes. Une classe profiteuse parasite simplement la création de la richesse sociale en volant le résultat du travail (le surtravail) de la classe des travailleurs. Telle est la représentation tronquée du capitalisme portée par l’ensemble des composantes politiques et théoriques du marxisme traditionnel. 

   Toute cette représentation tronquée du capitalisme ne peut que présupposer que les principes du travail et du capital sont hétérogènes, extérieurs et étrangers dans leur mode d’existence particulier, elle ne met pas en question la forme marchandise du travail, qu’elle ontologise au contraire, comme essence de toutes les sociétés humaines. Le marxisme traditionnel a ainsi toujours insisté sur la métaphore du vampire pour décrire le capitalisme, une métaphore adéquate à cette vision tronquée du capitalisme.

Cette représentation « classiste » est discutable et détermine une vue erronée de l’émancipation :

  • Cette représentation « classiste » à gauche, rivée à une ontologisation de la valeur et du travail, de la marchandise et de l’argent, appelle donc à reconnaître la véritable source de la valeur dans le travail et à redistribuer cette valeur à ceux à qui elle revient réellement, au travers d’un mode de distribution direct médiatisé par l’Etat et sa planification.
  • Tout la critique de gauche, va ainsi se focaliser depuis le XIXe siècle sur une résolution tronquée de la « question sociale » en la ramenant à la question simplement redistributrice, c’est-à-dire à une simple « justice sociale » à l’intérieur de l’affirmation des formes de base capitalistes qui restent présupposées.

   Pour ce sociologisme classiste qui marque le marxisme traditionnel et qui naturalise la forme de vie capitaliste structurée par le travail, la valeur, l’argent, etc., l’action et le renversement révolutionnaire se heurtent aux capitalistes non pas comme les personnifications et masques de caractères de catégories économiques, mais comme les prétendus derniers substrats de la société capitaliste. On renverse les capitalistes et on garde la même forme de vie structurée par le travail, la valeur, l’argent, la marchandise, l’Etat, etc., et on nous fait croire que sans capitalistes, il n’y aurait plus alors de « capitalisme ».

   Dans le Marx de la maturité, la compréhension du capitalisme est beaucoup plus compliquée que dans le Manifeste du parti communiste de 1848 ou dans ce genre de réductionnisme sociologiste. La division en classes ne constitue jamais le dernier substrat de la société capitaliste. Ces classes existent plutôt comme exécutants des mouvements d’une logique qui échappe aux individus, qui se les subordonne tout en étant actionnée concrètement et quotidiennement par eux (« dans leur dos » dit Marx) de manière diverse, hiérarchisée, violemment inégalitaire et furieusement fonctionnelle, une logique d’inversion réelle que Marx saisit sous la catégorie du capital comme « sujet automate » (Le Capital, Livre I). Marx appelle toujours les capitalistes les « officiers » du capital et les décrit comme « personnification de catégories économiques » et « masques de caractère », ce qu’il ne fait pas dans sa période de jeunesse quand il a encore une vue inaboutie du capitalisme. Les classes profitantes (dites « dominantes ») ont effectivement une certaine marge de manœuvre et, par conséquent, une certaine responsabilité morale. Mais pour l’essentiel, ce ne sont pas elles qui ont créé ou qui gouvernent la logique de la valeur : elles doivent leur pouvoir à leur capacité d’en suivre la logique.

    Ainsi, si l’on se heurte aux personnifications sans s’en prendre à travers elles à la logique de rapports sociaux qu’elles personnifient, cette forme d’anticapitalisme classiste est vouée perpétuellement après chaque élimination/renversement d’une classe capitaliste, à reproduire la même forme de vie capitaliste et sa logique de valorisation. Le personnifié changera simplement d’enveloppe sociale et de masques de caractères, et se reconstituera une nouvelle classe capitaliste (une classe capitaliste bureaucratique par exemple comme en URSS) qui viendra à nouveau personnifier ce qui n’a pas été détruit par le renversement sociologiste de la seule classe capitaliste en fonction. L’idée est de dire qu’on ne peut réellement se heurter à ceux qui jouissent de cette logique de rapports sociaux (et surtout aux souffrance sociales de toutes sortes que nous vivons), qu’en s’en prenant à travers eux à ce qu’ils personnifient, comme à ce que nous personnifions dans la logique de la valorisation, qui n’est pas représentée que par les capitalistes : le travail, la valeur, l’argent, la marchandise, l’Etat, la dissociation sexuelle, etc. Le capitalisme n’est pas simplement identifiable à l’existence de « capitalistes » comme personnes physiques. Pour renverser la forme de vie présente, ce sont à l’ensemble des masques de caractères et enveloppes sociales (classes) que nous devons nous heurter, c’est-à-dire aux capitalistes comme à nous mêmes dans ce que nous sommes dans notre vie quotidienne comme autres masques de caractères de la logique de valorisation (nous sommes aussi le capitalisme, cette forme de vie n’est pas extérieure à nous, mais nous en profitons beaucoup moins que certains et nous en souffrons beaucoup plus que d’autres). L’abolition du capitalisme est l’abolition de l’ensemble des classes de fonction, des masques de caractères et des rôles sociaux fonctionnels, à la condition que celle-ci soit l’abolition réelle du rapport social que personnifient les classes, les masques de caractères, les rôles sociaux et de manière générale le sujet moderne. L’abolition du rapport social est ainsi tout autant l’abolition des capitalistes que l’abolition des travailleurs, et l’abolition plus générale et fondamentale du sujet moderne au double visage, celui de l’homo oeconomicus et de l’homo politicus. Pour autant la révolution n’est pas l’action d’un sujet révolutionnaire donné de manière a priori par l’objectivité des places de fonction occupées, mais le fait d’une production souffrante de révolutionnaires dans les circonstances d’une lutte contre l’expérience négative de vivre au sein d’un rapport social brisé mutilant (le rapport de valeur-dissociation), un rapport qui se trouve être entre les individus mais aussi dans les individus. Une production de révolutionnaires qui passe ainsi également par la remise en cause de la forme du sujet moderne que chacun d’entre nous à intériorisé (différemment) depuis son enfance. Une révolution anticapitaliste/antipatriarcale est le rassemblement insurrectionnel de ces individus désireux de se débarrasser de la forme de vie sociale capitaliste-patriarcale qui se heurte à la partie de la société voulant absolument la conserver.

3. 

  • Les origines historiques de la critique de la valeur-dissociation

   Le courant de la critique de la valeur-dissociation s’inscrit en faux par rapport à l’altercapitalisme/l’anticapitalisme tronqué. Ce courant a été élaboré en Allemagne à partir de la fin des années 1980, à travers de multiples étapes et rupture successives, c’est-à-dire plusieurs couches de théorisations. Il va prendre forme dans la revue Critique marxiste parut en 1987 à Nuremberg, qui prendra le nom en 1990 de Krisis. Contribution pour une critique de la société marchande.

   Son noyau est formé par des gens qui viennent de différents courants impliqués dans les luttes des années 1970, du milieu squat-autonome, du marxisme-léninisme en particulier des K-Gruppen maoïstes, du luxemburgisme, du situationnisme, de l’anarchisme, du milieu antifa allemand, de la théorie critique de Francfort, de l’existentialisme, etc., mais tous, dans ces années 1980 de reflux de toute une expérience de Mai 68 qui leur avait paru comme étant possiblement révolutionnaire, vont auto-critiquer leurs positions militantes passées, et vont plutôt décider de repartir à zéro, de bosser Marx plus sérieusement que ne le fait le milieu militant gauchiste où ils se situaient jusque là, en revenant aux fondements de la critique marxienne de l’économie politique. Et ainsi au milieu de nombreuses fractures internes, un noyau va se constituer, dont on peut retenir entre autres Robert Kurz, Peter Klein, Roswitha Scholz, Ernst Lohoff, Norbert Trenkle, Anselm Jappe.

  Le contexte premier de cette réélaboration de la critique marxienne de l’économie politique, inspirée par Marx mais sans s’y limiter, est double. D’un côté, la Wertkritik va s’inscrire dans le débat allemand de la réception de deux importants marxologues, Isaac Roubine et Roman Rosdolsky, réception qui donna lieu à un courant en Allemagne « La Nouvelle lecture de Marx » élaborée par deux élèves d’Adorno, Hans-Georg Backhaus et Helmut Reichelt. Et à ses origines, ce qui va devenir la « Wertkritik » constituera un dépassement critique de cette « Nouvelle lecture de Marx », notamment sur le plan de l’analyse de la valeur et de la critique de l’ontologie du travail absente chez Backhaus et Reichelt.

   Mais de l’autre, l’élaboration théorique se fait également dans le contexte de la crise des Trente Glorieuses, de la chute du mur de Berlin et de l’effondrement du Bloc de l’est. On est à la fin des années 1980 et ainsi Krisis, pour saisir théoriquement ce contexte, cherche à reprendre à bras le corps la théorie marxienne de la crise, au-delà des thèses de la surproduction ou de la sous-consommation, et de la simple baisse tendancielle du taux de profit. 

4.

  • Les trois niveaux de rupture dans la nouvelle critique sociale

    Pour évoquer brièvement le « noyau » et l’originalité de la critique de la valeur-dissociation, on pourrait distinguer trois niveaux essentiels de rupture avec l’ancienne théorie marxiste-traditionnelle du capital. Car c’est bien l’objet de la critique de la valeur : repenser la théorie critique du capitalisme de fond en comble. Chaque intervenant présentera l’un de ces trois niveaux. 

  • Le premier niveau de rupture sera de passer du paradigme marxiste traditionnel centré sur la critique de la seule exploitation et sur une affirmation positive de la forme de vie sociale capitaliste, à un paradigme centré sur une compréhension renouvelée de la critique du fétichisme de la marchandise (opposée à sa compréhension traditionnelle) et une critique radicale de l’ontologie du travail, de la valeur, etc. c’est-à-dire de leur naturalisation. On passe ici d’une critique « phénoménologique » du travail, à une critique catégorielle (ou catégoriale) du travail, de la valeur, etc. La première se limite à une critique « empirique », ou « phénoménologique » du travail, c’est-à-dire une critique empirique, historique, éthique et morale des seules conditions du travail, qui considère que le travail en tant que tel n’est pas problématique et constitue une forme sociale transhistorique qui existera toujours. Ici on critique la division du travail, ses conditions, sa rémunération, comment il est organisé, quel type de management est mis en œuvre, les injustices qui y sont liées, la santé au travail, les souffrances au travail, ses conséquences écologiques, les technologies qui y sont employées. Ici encore on critique les bullshit jobs (boulots de cons) au nom de boulots qui seraient plus gratifiants, plus épanouissants subjectivement, ou encore, comme au sein de la critique tronquée « anti-industrielle » on critiquera l’informatisation du travail au nom d’une désinformatisation du travail, etc. La seconde critique le travail en tant quel tel, comme forme historiquement spécifique de l’activité humaine sous le capitalisme. Elle analyse les expressions phénoménologiques du travail au sein même de la critique de la catégorie de « travail » elle-même. Ce premier niveau de rupture dans la critique traditionnelle de l’économie politique, met surtout l’accent sur un dépassement de la critique superficielle sociologiste en termes de classes sociales, mais repose aussi sur la clarification, avec Marx et au-delà de Marx, de la réflexion aporétique de ce dernier sur le travail.  Sur ce premier niveau on peut renvoyer à la lecture du Manifeste contre le travail, au livre de Alastair Hemmens Ne travaillez jamais (Crise & Critique, 2019), qui constitue certainement la meilleure présentation de ce niveau, et au livre de Kurz, La substance du capital (L’Echappée, 2019). On peut aussi renvoyer au petit livre de Bini Adamczak, Le Communisme expliqué aux enfants (Entremonde, 2018). 
  • Le deuxième niveau de rupture est de ne pas se contenter d’un seul renouvellement de la critique marxienne de l’économie politique et de saisir d’une nouvelle manière le lien interne entre capitalisme et patriarcat moderne. Ce niveau de réflexion niveau est travaillé à l’origine par Roswitha Scholz au travers du théorème de la « valeur-dissociation ». En s’opposant au féminisme matérialiste, au marxo-féminisme comme au « féminisme lutte de classe », l’idée de base sera de ne pas faire du patriarcat moderne, une contradiction secondaire et dérivée du fonctionnement du capitalisme, mais au contraire de penser le capitalisme comme une forme sociale déterminée par une dissociation sexuelle historiquement spécifique, entre le « masculin » et le « féminin ». Sur ce deuxième niveau on peut renvoyer à la lecture du livre de Scholz que l’on vient de faire paraître, Le Sexe du capitalisme. « Masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises (Crise & Critique, 2019). 
  • Le troisième niveau de rupture est la reformulation sous une forme inédite, de la théorie marxienne de la crise. En effet, la théorie de la crise de Marx est généralement associée à la loi de la baisse tendancielle du taux de profit présentée dans le troisième volume du Capital. Selon Marx, la composition organique croissante du capital (le fait que le capital variable croît en termes absolus, mais diminue relativement du fait de la croissance plus rapide du capital constant) se traduit par la baisse du taux général de profit, qui sape la reproduction du capital. Le courant de la critique de la valeur va montrer au contraire, qu’il existe une « première version » de la théorie de la crise de Marx, esquissée surtout dans les Grundrisse, qui attribue la crise séculière de l’économie capitaliste au déclin absolu du travail vivant et, par conséquent, à la chute non pas seulement du taux de profit moyen, mais de la masse sociale de survaleur produite ; pour les auteurs autour de la critique de la valeur, seule cette « première version » de la théorie de la crise permet de comprendre de manière cohérente aujourd’hui la crise globale comme la réalisation d’une limite interne absolue au fonctionnement logique-réel du capital. Dès la fin des années 1980, Kurz et Lohoff en particulier, reviennent de manière critique sur les dites « théories de l’effondrement » de Rosa Luxemburg, Henryk Grossmann et Paul Mattick, pour montrer leur importance au regard des théories de la crise dominante dans le marxisme mais aussi et surtout pour pointer leurs limites. Cette nouvelle théorie de la crise va être marquée en Allemagne, par le premier best-seller de Robert Kurz vendu à plus 20 000 exemplaires, et publié en version poche : Le collapse de la modernisation. De l’écroulement du socialisme de caserne à la crise de l’économie mondiale. Il s’agira aussi d’évoquer les idéologies de crise – telles l’antisémitisme, le populisme, le nationalisme, l’antitziganisme, le racisme, etc. – qui vont accompagner la crise du capitalisme, qui est aussi une crise de la forme du sujet moderne. Et sur ce niveau, on peut renvoyer au livre de Robert Kurz, La Substance du capital, à l’ouvrage de Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, La Grande dévalorisation. Pourquoi la spéculation et la dette de l’Etat ne sont pas les causes de la crise (Post-éditions, 2014) ou par exemple au numéro 1 de la revue Jaggernaut « Anticapitalisme tronqué et populisme transversal » (Crise & Critique, 2019) qui aborde certaines des idéologies de crise, telles le populisme productif, le néo-nationalisme ou l’antisémitisme moderne.

 


 NOTE :

 

[1] On appellera « classisme » la vision d’une lutte des classes transhistorique, dont la lutte entre bourgeois et prolétaires ne serait que la forme capitaliste. De même, on appellera « classiste » la volonté de ne voir avant tout que la lutte des classes, ou une lutte des classes, comme si cette lutte était un invariant.