ANARCHISTES DE GOUVERNEMENT

Lorsque fin octobre 1936, la Confédération Nationale du Travail (C. N. T.) d’Espagne acceptait de participer au Gouvernement central et que quatre ministres anarcho-syndicalistes faisaient partie du gouvernement de Madrid, le Comité National de la C. N. T. dirigea au pays et aux syndicats espagnols un manifeste clans lequel il expliqua les raisons qui motivèrent cette détermination.

On se rappellera qu’à l’époque, l’argumentation principale était que la prolongation de la guerre et l’aspect révolutionnaire de celle-ci exigeait une participation directe de la C. N. T. à la direction politique et administrative du pays.

Il s’agissait d’assurer définitivement l’écrasement du fascisme et de réaliser en même temps la reconstruction à l’arrière-garde.

Sans doute, les mobiles invoqués procédaient d’une impérieuse nécessité de conserver une unité d’action du prolétariat en en vue du succès de la lutte. On pouvait taire, momentanément tout au moins, les réserves théoriques et de principes qui s’opposaient à cette participation.

Celle-ci d’ailleurs ne se fit pas sans heurt. Cette participation directe de la C. N. T. au gouvernement, était, en réalité, l’aboutissant de propositions faites et rejetées aux autres secteurs antifascistes par les organisations confédérales.

La C. N. T. avait proposé la création d’un organisme national de défense qui comporterait des éléments des différentes fractions antifascistes.

« La situation créée par l’incompréhension de ces secteurs, et notre ferme conviction de la nécessité d’atteindre le but proposé, nous décidèrent – bien que, comme la première et la plus puissante force antifasciste du pays, nous eussions pu nous en abstenir – à transiger, afin de ne pas retarder davantage notre participation dans la direction des affaires nationales, consentant à réduire à quatre le nombre de ministres représentant la C. N. T. dans le Gouvernement de Madrid. »

Devant la délicate situation des fronts de guerre, nos camarades s’inclinaient, faisaient taire leurs droits, acceptant ces concessions afin de remporter la victoire.

Ces espoirs étaient-ils fondés du fait de la pénétration de la C. N. T. dans les rouages étatiques et centralisateurs ?

On peut, aujourd’hui, avec le recul du temps fortement le contester, quoique à l’époque, à part quelques réserves invoquées tous l’avaient plus ou moins accepté.

Les événements qui se sont succédés depuis et ceux plus particulièrement qui ont suivi les premières journées de mai en Catalogne, ont reposé le problème de cette participation gouvernementale.

Mais la situation n’est plus la même.

D’autres facteurs sont intervenus entre-temps à la faveur de cette participation « contrainte par les circonstances », se sont accrédités toute une série de transformations dans les organismes confédéraux.

L’action directe semble avoir fait place à des transactions ministérielles ou en des décisions de comités. L’esprit de révolte s’est vu supplanté par un esprit d’adaptation. Malgré les efforts de certaines minorités, l’ensemble du mouvement s’est transformé.

Au début de mai la coupe déborda et devant les provocations incessantes de certains autoritaires, une partie des éléments de la C. N. T. – F. A. I. descendirent à la rue pour répondre aux tentatives des contempteurs de la liberté.

Ce fut là une manifestation spontanée, pleine de généreuse abnégation. Elle coûta la vie à nombre de ceux qui se décidèrent à réagir, les blessés ne se comptèrent pas.

La révolte fut étouffée.

Perdre la lutte n’est rien, mais la perdre parce que ceux en qui la base plaçait sa confiance, décidèrent de renoncer à la poursuivre, cela incontestablement marquera dans l’histoire de la C. N. T. – F. A. I.

Le second jour de l’insurrection de mai 1937 à Barcelone on vit arriver de Valence les ministres anarcho-syndicalistes et parlant du poste officiel de la Généralité de Catalogue, prêcher inopinément une politique de renonciation à la lutte.

C’était vouer le mouvement qui venait de se déclencher à un échec.

C’est ce qui arriva. Aujourd’hui peut-être on en soupèse tout le tragique des conséquences que cela entraîne. Le prestige de la C. N. T. – F. A. I. fut ébranlé. Une des conséquences les plus fâcheuses fut que le gouvernement de Valence déclara le désarmement non seulement des individus, mais des organisations.

La contre-révolution s’installa et ne cessa de se développer. Devant les conséquences désastreuses que tout cela entraîne, il est d’un impérieux besoin de rechercher les causes qui président à ces revirements brusques.

On ne peut se taire, car les responsabilités sont lourdes et l’esprit conciliateur dont nous avons fait preuve jusqu’ici ne peut couvrir éternellement les déviations qui se manifestent quotidiennement, entraînant vers une faillite certaine le mouvement anarchiste international.

C’est ici qu’on peut invoquer cette tendance qui s’est précisée depuis l’acceptation de la collaboration. Cette tendance a pris corps au point de faire éclore des anarchistes de gouvernement.

Du fait que perduraient les mobiles qui avaient déterminé ces camarades d’accepter au nom des organisations qu’ils représentaient, les « portefeuilles ministériels », il se créait en eux et à leur insu même des modifications dans leur façon de voir et de sentir.

L’esprit « ministériel » faisait place à l’esprit de révolte. Les nécessités du moment primaient sur le but à atteindre. L’homme se transformait en s’adaptant. Il ne pouvait échapper à la loi biologique, fut-il anarchiste, nous l’avons trop souvent invoqué. Pourquoi aurions-nous fait exception ?

Et c’est ce qui est arrivé, quelques mois ont suffit pour donner pleinement raison tous ceux des nôtres qui dénoncèrent le danger « collaborationiste ».

C’est ce que le vieux Malatesta avait magnifiquement dénoncé lorsque exilé à Londres pendant la guerre 1914-18 il avait, en un leader article, situé la position des anarchistes devant les anarchistes partisans du gouvernement.

Malatesta écrivait judicieusement :

Nous prétendons que l’Etat est incapable de tout bien. Tant au point de vue international qu’au point de vue des relations individuelles, il ne peut combattre l’agression qu’en se faisant lui-même l’agresseur ; il ne peut empêcher le crime qu’en organisant et en commettant de plus grands crimes encore.
Sauf la révolution populaire, il n’y a pas d’autre voie de résistance à la menace d’une armée disciplinée, qu’en ayant une armée plus forte et plus disciplinée, de sorte que les plus rigides antimilitaristes, s’ils ne sont anarchistes et s’ils sont effrayés de la destruction de l’Etat, sont inévitablement conduits à devenir d’ardents militaristes.

Jamais ces paroles n’ont été aussi actuelles et une implacable logique nous détermine à repenser ses lignes de Malatesta, puisque en Espagne se repose actuellement le problème des anarchistes de gouvernement.

L’époque exceptionnelle doit-elle continuer à primer sur notre idéal ? N’est-il pas venu le moment de faire pour certains leur mea culpa et d’avouer qu’ils s’étaient trompés ? Ils s’étaient leurrés en prenant la position de collaborationistes ! Persister dans l’erreur manquerait de logique.

Il est temps de s’arrêter car tout compromis nouveau ne fera qu’approfondir le malaise qui se développe dans nos milieux.

Il faut sauver l’idéal anarchiste.

 

HEM DAY

La Voix Libertaire, Neuvième année. – N° 368 – Samedi 31 Juillet 1937.