[I]l peut paraître étrange de placer le néo-malthusianisme dans un passage sur la réduction des besoins. Mais si cette propagande concerne évidemment l’émancipation des femmes vis-à-vis de l’enfantement, il est aussi encouragé pour permettre aux familles de vivre mieux, avec moins ou pas d’enfants. Les anarchistes (à l’exception des « purs et durs », Kropotkine, Reclus et Grave), s’engouffrent dans la propagande néo-malthusienne. Les premières réticences, dues au besoin de l’augmentation des enfants anarchistes pour la propagande future, sont peu à peu vaincues en particulier grâce aux activités de Paul Robin et Eugène Humbert. Libertad considère que « la terre pouvait produire suffisamment pour nourrir tous ses habitants [413] », mais il admet le néo-malthusianisme d’un point de vue individuel.

« Le malthusianisme se vit associé à la contraception et à l’avortement. (…) Ces impertinents disciples qui profanaient la pensée du maître en faisant de la limitation volontaire des naissances un encouragement au péché et à l’agitation sociale, ce sont les néo-malthusiens. » [414] Il restait en effet un obstacle à l’épanouissement sexuel que tentaient de réaliser les anarchistes, plus particulièrement les « milieux libristes » : l’enfantement. Avec la diffusion des moyens de contraception et des pratiques abortives, « la femme pourra se donner librement à l’homme et savourer les joies de l’amour » [415]. C’est ainsi que se créent des liens avec quelques féministes : Madeleine Vernet [416], Nelly Roussel [417] et, plus proche des milieux libres puisqu’elle appartient à des groupes individualistes comme « Les Mille Communistes » ou le « Milieu libre de Paris » et participe au réunions, Madeleine Pelletier. Ces femmes sont un peu isolées du reste du mouvement féministe, du fait de ces idées. Le contrôle des naissances est généralement accepté mais l’avortement et même la contraception cristallisent les oppositions. Ces pratiques rendent les femmes « impures » et trop semblables aux prostituées. Les féministes préfèrent célébrer la maternité que le libre épanouissement sexuel.

De plus, la limitation des naissances joue un rôle pour limiter les charges de familles et leurs donner une possibilité de résistance au système. La procréation volontaire « diminue l’aléatoire d’une situation souvent précaire, ainsi que les soucis pécuniaires et l’appréhension des lendemains (…) » [418]. Et pour le cas précis des colonies, « tout milieu de vie en commun, où les naissances sont limitées, (…) a de grandes chances de durer plus longtemps » [419].

Et enfin, le problème des naissances est également un enjeu politique. Il s’agit, dans les familles ouvrières bien évidemment, de ne pas donner une main d’œuvre trop docile, parce que nombreuse et faible, au patron et de la chair à canon à l’Etat. Comme le rappelle Lorulot, la procréation n’est pas un devoir : « pourquoi faire de nombreux enfants ? Pour qu’ils soient exploités comme nous et qu’ils deviennent, à leur tour, de la chair à patron, à mitraille, à prison et à jouissance ? » [420].

A. Lorulot s’investit plus particulièrement dans ce type de propagande, qui, en plus d’un complément théorique, était « une possibilité de faire entrer un peu d’argent dans les caisses toujours vides des mouvements anarchistes » [421]. A la colonie de Saint-Germain, il fait éditer une brochure néomalthusienne Le Problème des sexes. Emilie Lamotte écrit également : La Limitation des Naissances. Moyens d’éviter les Grandes Familles. E. Lamotte, considérant la constance comme une chose anti-naturelle, donne dans sa brochure des « propositions de moyens de préservation » [422]. Elle expose les moyens de se garantir de toute grossesse de manière tout à fait claire, en indiquant les risques de certaines pratiques (« le retrait, toujours pénible, qu’on a vu causer des cas de paralysie générale par suite de l’insatisfaction et de l’ébranlement de la moelle épinière » [423] par exemple !).

Quand à la réalité de ces pratiques, Olivier Delous, sur les 25 femmes anarchistes de son corpus pour le département de la Seine, établit que 20 d’entre elles n’avaient pas d’enfants. Dans les femmes que l’on a pu rencontrer jusqu’ici, on sait que J. Morand ou S. Zaïkowska n’avait pas d’enfants, les soeurs Mahé avait chacune un enfant, E. Lamotte crée la différence avec ses quatre enfants. Là encore, on ne sait rien de la réalité de la propagande sur les compagnes « non-conscientes » ou les autres femmes. Il semble que l’avortement, par exemple, soit devenu, en 1910, un procédé banal même s’il est condamné pénalement par le Code Pénal depuis le Premier Empire. Mais comme l’explique Francis Ronsin, « à une situation d’esclave correspond bien souvent une mentalité d’esclave, la résignation, le conformisme et surtout la crainte de voir toute innovation se transformer en nouvelle source de souffrance » [424].

Les femmes anarchistes cherchent donc à s’émanciper du rôle de mère et de leur dépendance physique et économique non seulement de l’enfant mais également de l’homme. Elles, avec le mouvement anarchiste, vont plus loin que les féministes (des personnalités comme M. Pelletier ou Nelly Roussel exceptées) dans leurs revendications du point de vue du corps et de la sexualité et justifient ces démarches dans une volonté toujours présente de résister à la société qui les entoure.

Proche des tentatives pédagogiques libertaires, à leur manière « milieux libres pour enfants », le milieu libre ouvre les portes de l’éducation intégrale aux adultes, instaure la coéducation des sexes mais aussi des âges pour créer des individus non seulement conscients mais aussi révoltés. Loin de tout dogmatisme, et malgré un certain scientisme, il se veut laboratoire, expérimentation, en donnant aux individus la possibilité de tester leur volonté et leurs capacités à se transformer avec leur environnement.

Ils tentent de maîtriser l’autorité, celle qui est intériorisée par chacun comme celle qui émane du groupe et pour cela modifier les rapports sociaux qui se nouent au sein de la famille naturelle. Doit alors émerger une grande famille affinitaire pour certains, la camaraderie sexuelle pour d’autres. L’enfant et la femme sont considérés comme déterminants pour cette transformation dont ils seront les principaux bénéficiaires. Chacun tente aussi de maîtriser son temps, son énergie et ses besoins pour se libérer du joug patronal ou marital, des comportements et rôles édictés par la société bourgeoise. Travail libre, autosuffisance et réduction des besoins sont les clés de l’émancipation économique masculine comme féminine.

Ces nouveaux rapports microsociaux, cette auto-émancipation génèrent alors de nouvelles formes de vie, parmi lesquels resurgissent des idées d’inspiration naturienne. Compagnes et compagnons vivent parfois dans « l’illégalité », travaillent la terre, le cuir ou le papier. Cela dans un cadre sain mais rudimentaire, par une ascèse alimentaire et vestimentaire. Les enfants se forment alors par l’exemple de cette vie simple, socialement déclassée, mais choisie par ses membres tant que le sentiment de liberté prédomine.

Céline Beaudet

Extrait de Les Milieux libres : Vive en anarchiste à la Belle Époque en France, pp. 160-163, Editions Libertaires, 2006.

NOTES

[413] Cité par RONSIN F., La grève des ventres. Propagande néo-malthusienne et baisse de la natalité en France. 19e-20e siècles, Aubier, 1980, p. 167

[414] RONSIN Francis, La grève des ventres, op.cit., p. 31

[415] LORULOT A., Le Problème des sexes, op.cit.

[416] Proche des milieux anarchistes, en particulier pour ses idées sur l’éducation, elle était sinon opposée à l’avortement.

[417] Elle fut l’une des personnalités les plus en vue du féminisme radical et une oratrice active pour la propagande néo-malthusienne.

[418] LORULOT A., Le Problème des sexes, op.cit.

[419] ARMAND E., « Les « Colonies » communistes », op.cit.

[420] LORULOT A., Le Problème des sexes, op.cit.

[421] RONSIN F., La grève des ventres, op.cit., p. 117

[422] LAMOTTE E., La Limitation des Naissances. Moyens d’éviter les Grandes Familles, Editions de l’Idée Libre, 1920, 12 p.

[423] Ibidem

[424] RONSIN F., La grève des ventres, op.cit., p. 162