Le réseau antirep france: «la solidarité est notre arme»
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Catégorie : Global
Thèmes : Anti-répressionLinksuntenRépression
Lieux : France
Ce 20 juin à Bure, près de 200 gendarmes ont arrêté 8 personnes et perquisitionné 11 lieux de vie et d’organisation de la lutte contre le projet d’enfouissement de déchets nucléaires. Les personnes arrêtées sont accusées de former une « association de malfaiteurs », une accusation très lourde qui vise à criminaliser le fait même de s’organiser collectivement pour lutter contre le projet de poubelle nucléaire et, plus incroyable, la construction de liens de solidarité médicale et juridique entre les opposant·e·s.
Nous – différents collectifs d’aide juridique et de lutte contre la répression – réagissons ensemble à cette attaque, affirmons que nous continuerons de solidifier nos solidarités et appelons chacune et chacun à nous rejoindre.
Les legal team, les caisses de solidarité ou les collectifs antirep existent un peu partout en France. Elles se sont créées pour faire face à la répression juridique qui s’abat de plus en plus durement sur toutes celles et ceux qui déplaisent à l’État. Elles permettent à chacun·e de trouver de l’aide pour élaborer une défense juridique et d’être soutenu·e financièrement dans les démarches judiciaires.
Les legal team se confrontent directement aux inégalités du système juridique, qui favorise toujours les plus riches, individualise les responsabilités et les peines, et infantilise celles et ceux qui le subissent. Par sa complexité et son entre-soi, le monde juridique nous confisque toute autonomie pour nous défendre, et nous rend bien souvent complètement dépendant·e·s d’expert·e·s du droit tel·le·s que les avocat·e·s. C’est ainsi que l’appareil judiciaire assure toujours plus l’isolement et l’impuissance des populations.
Pour faire face à la répression judiciaire, il existe donc deux enjeux majeurs : se réapproprier nos défenses (en requestionnant le rôle de l’avocat et en l’intégrant à une défense plus large) et construire des défenses collectives. C’est sur cette base que se sont construites les Legal team, qui sont devenues des outils indispensables à l’heure où n’importe qui peut se retrouver en prison pour avoir manifesté sa colère.
Tout comme les medic team, elles sont l’expression concrète d’une solidarité inébranlable.
Ce qui s’est passé à Bure n’est donc pas anodin. Les questions posées lors des auditions et les moyens de l’enquête ne laissent aucun doute : l’objectif est clairement de s’en prendre aux structures qui permettent à nos luttes de vivre et de se défendre. À travers les personnes arrêtées, ce sont en effet les outils collectifs que représentent le soutien juridique, les groupes de soin ou encore les groupes d’automédia qui sont visés. Il s’agit pour nous d’une nouvelle stratégie répressive qu’il faut prendre très au sérieux. Après s’en être pris à nombre d’activistes, puis à leur matériel, l’État s’en prend aujourd’hui directement aux structures qui permettent aux personnes en lutte de renforcer leur principal atout : la solidarité. Une solidarité qui devient instinctive face aux niveau ahurissant de violence policière et de répression juridique.
Tout comme en Allemagne avec la fermeture du site Linksunten Indymedia, ou les menaces d’interdiction adressées à Indymedia Grenoble ; l’offensive vise à détruire nos réseaux d’entraide, de soutien et de communication, tout en faisant planer un climat de peur au dessus de toutes celles et ceux qui s’organisent politiquement. Ce ne sont pas quelques personnes ni même une lutte en particulier qui a été attaquée le 20 juin, mais des idées, des combats et des réseaux de liens dans leur ensemble. Nous avons besoin qu’une solidarité générale s’exprime : la défense collective, comme le soin des blessé·e·s ou la diffusion de l’information, doivent devenir l’affaire de toutes et tous, pour qu’aucun·e de nous ne puisse être isolé·e·s.
Si Gérard Collomb et ses semblables semblent s’évertuer à criminaliser les formes les plus élémentaires de solidarité, en poussant vers la prison des personnes qui ne font que résister naturellement à l’inacceptable (à travers le « délit de solidarité ») et en menaçant de représailles tout·e·s celles et ceux qui ne se dissocient pas du « cortège de tête », qu’ils ne se détrompent pas : aucun Etat, même les plus totalitaires, n’a jamais eu et n’aura jamais raison de ce qui constitue notre humanité la plus désintéressée. L’histoire garde la mémoire positive de celles et ceux qui ne vendent pas leur âme au plus offrant ou au plus autoritaire. Les autres ne resteront que des noms sur la longue liste insipide des hommes de pouvoir et de compromission, dont personne ne veut jamais se souvenir.
Nous ne nous laisserons pas intimider ni abattre par ces manoeuvres grossières, nous sortons plus aguéri·e·s, plus fort·e·s et plus déterminé·e·s de ces épreuves. Par sa surenchère et ses accusations toujours plus grotesques, l’Etat nous montre qu’il peine toujours plus à nous faire taire. Si ses services de renseignement semblent tout entendre et tout savoir, ces affaires nous montrent néanmoins qu’ils ne comprennent rien de nous et qu’ils sont bien incapables de nous faire disparaître.
Les liens qui unissent toutes celles et ceux qui se soulèvent sont intouchables.
Notre solidarité est notre arme.
No pasaran !
Le Réseau Antirep France
À la suite d’une vague de perquisitions et de gardes à vue le 20 juin, y compris de l’avocat des anti-Cigéo Étienne Ambroselli, six personnes ont été mises en examen pour association de malfaiteurs. Comme ailleurs en Europe, les autorités ciblent en particulier la legal team, ce réseau d’autodéfense juridique développé par les opposants.
Surveillance téléphonique, fichage, contrôles lors de passages de frontières… À Bure (Meuse), des militant·e·s opposé·e·s au projet de site d’enfouissement de déchets nucléaires Cigéo font l’objet d’opérations policières et de renseignement d’une grande ampleur. Dix ans après le début de l’affaire Tarnac, le fantôme d’un des plus grands fiascos judiciaires de ces dernières années plane plus que jamais sur ce dossier dans lequel les renseignements territoriaux traquent une supposée organisation « anarcho-autonome ».
Les autorités ciblent en particulier la legal team, ce réseau d’autodéfense juridique développé par les opposant·e·s, et l’automédia, une forme de communication collective et autogérée. Ces deux modes d’auto-organisation sont centraux dans les pratiques militantes du mouvement antinucléaire et sont perçus par les enquêteurs comme des faits répréhensibles en soi.
Le 20 juin, à la suite d’une vague de perquisitions et de gardes à vue, y compris de l’avocat des anti-Cigéo Étienne Ambroselli, six personnes ont été mises en examen pour association de malfaiteurs. Selon le juge d’instruction, Kevin Le Fur, les personnes poursuivies sont accusées d’avoir participé à un « groupement formé » ou à une « entente établie en vue de la préparation d’un ou plusieurs délits », et ont commis des délits « en bande organisée ».
Elles sont liées, dans l’enquête, à l’organisation d’une manifestation non déclarée à Bure le 15 août 2017, à un départ d’incendie à l’hôtel-restaurant Le Bindeuil en juin, situé en face du centre de recherche de l’Andra (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs), et à une action collective contre l’écothèque du laboratoire, qui s’était soldée par des dégradations matérielles.
Selon les récits recueillis par Mediapart (voir notre Boîte noire), au moins un an d’écoutes téléphoniques permanentes sur une trentaine de personnes ont nourri des centaines de pages d’instruction. Une centaine d’autres auraient été écoutées de façon intermittente par « la cellule Bure » créée au sein de la brigade de recherche de la gendarmerie de Nancy. Interrogé par Mediapart, le parquet de Bar-le-Duc n’a pas donné suite.
Une personne raconte avoir entendu en garde à vue des forces de l’ordre plaisanter sur sa vie sexuelle espionnée par téléphone ; une autre, des commentaires sur la vie personnelle de son enfant ; une troisième se fait questionner sur son goût pour les jeux de société. Un enquêteur note qu’un·e militant·e « s’habille en
noir ».
Lors de la perquisition chez lui, un militant dit avoir été plaqué à terre et menotté dans le dos, alors que, tiré du lit, il ne portait qu’un T-shirt. La porte de son domicile a été brisée à coups de bélier tandis qu’il criait : « Je vais vous ouvrir ! » Une autre personne a raconté avoir été menottée sur son lieu de travail et emmenée entravée dans le local de son association, devant ses collègues.
Des militant·e·s n’ont plus le droit de se rendre dans les villages de Bure, siège de la Maison de résistance, lieu historique d’accueil, de réunion et de vie collective, et Saudron (Haute-Marne), siège du laboratoire de l’Andra. Plusieurs personnes n’ont plus le droit de se parler, y compris avec l’avocat du mouvement.
Une personne n’a pas le droit de quitter le territoire national. Les militant·e·s ont fait appel de leur contrôle judiciaire : de leur point de vue, il porte atteinte au libre exercice de leur vie associative et militante en les empêchant de se trouver dans la même réunion.
L’audience est fixée au 8 août.
Ces interdictions de communication rendent plus difficile le travail d’opposition juridique à Cigéo car, à Bure, les militant·e·s de terrain nourrissent le travail des avocat·e·s contre le projet et vice versa. Davantage que dans d’autres mouvements, les opposant·e·s ont développé des formes horizontales de travail et de partage des connaissances et de réflexions stratégiques.
La legal team, qui soutient l’autodéfense des militant·e·s face à la justice et les forces de l’ordre, et le groupe juridique, qui prépare les recours contre le projet de centre d’enfouissement, travaillent ensemble. Les collectifs locaux lisent les dossiers d’enquêtes publiques et participent aux recours. Les avocats utilisent leurs connaissances du terrain pour batailler au tribunal contre la manière dont le projet d’enfouissement de déchets nucléaires est conduit.
Comme lorsqu’ils s’attellent à démanteler un réseau criminel, les gendarmes ont réalisé des schémas sur l’organisation interne du mouvement de Bure. Des personnes sont considérées comme des « objectifs » prioritaires car soupçonnées par les enquêteurs d’être les cheffes, au vu du nombre d’échanges téléphoniques auxquels elles participent. Ce sont aussi celles qu’ils identifient comme les plus actives dans la legal team et l’automédia.
Mais cette interprétation hiérarchique, disciplinaire et mécaniste des fonctionnements militants est complètement erronée. À Bure, comme sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, à Sivens ou Roybon, les activistes mettent un point d’honneur à agir de façon horizontale, collective et souvent dans une forme d’improvisation. Entre personnalités d’âges et de cultures différentes, les désaccords sont nombreux et les divergences tournent parfois à l’affrontement.
L’idée d’un mouvement uni, organisé d’un seul bloc, est illusoire et trompeuse.
« Les legal team, les caisses de solidarité ou les collectifs antirep [antirépression – ndlr] existent un peu partout en France, explique le réseau Antirep France, dans une tribune à lire ici. Elles se sont créées pour faire face à la répression juridique qui s’abat de plus en plus durement sur toutes celles et ceux qui déplaisent à l’État. Elles permettent à chacun·e de trouver de l’aide pour élaborer une défense juridique et d’être soutenu·e financièrement dans les démarches judiciaires. »
Pour les membres de ce réseau d’entraide, à travers les personnes arrêtées en lien avec la mobilisation de Bure, « il s’agit d’une nouvelle stratégie répressive qu’il faut prendre très au sérieux. Après s’en être pris à nombre d’activistes, puis à leur matériel, l’État s’en prend aujourd’hui directement aux structures qui permettent aux personnes en lutte de renforcer leur principal atout : la solidarité ».
Depuis quelques années, un réseau d’antirep se
développe en France. Il réunit militant·e·s et avocat·e·s,
et agit à long terme sur l’analyse des dossiers
des personnes poursuivies, alors que les legal team
apparaissent et disparaissent au gré de mobilisations
ponctuelles. « Cela permet de mettre les gens au centre
de leur défense, c’est au cœur des valeurs de l’antirep
», explique l’avocate Muriel Ruef, défenseure de
plusieurs mis en examen.
Pendant les interrogatoires des gardé·e·s à vue, des
questions ont été posées sur l’autodéfense juridique,
d’après leurs récits. « Qui paie vos avocats ? »,
« Qu’est-ce qu’une legal team ? », « Qui en est
membre ? », « Avez-vous le numéro de la legal
team ? », « Êtes-vous membre de la legal team ? » Au
point qu’un·e avocat·e a demandé au juge d’instruction
si le fait d’assurer les droits de la défense était devenu
un délit.
Un·e gardé·e à vue ayant refusé de répondre à ce type
de questions, un gendarme lui aurait répondu : « Si
vous pensez que la legal team n’exerce que les droits
de la défense, pourquoi refusez-vous de répondre aux questions ? » Pendant sa garde à vue, on fait
écouter à une personne un enregistrement de la ligne
téléphonique de la legal team : « C’est votre voix ? » violences ont été commises par les manifestants et que
la dispersion a été ordonnée par les forces de l’ordre,
c’est que vous assumez ce qui s’est passé. »
Pour Muriel Ruef, « c’est un moment crucial
pour l’antirep. Ce dossier peut devenir un dossier
emblématique de défense collective ». « Auto-
organiser notre défense juridique, c’est une pensée
politique très forte. On s’approprie le droit. On
veut être maîtres de notre défense », explique un·e
militant·e.
Pour Arié Alimi, avocat au barreau de Paris et
membre de la Ligue des droits de l’homme (LDH),
ce besoin d’auto-organisation, notamment juridique,
s’est structuré dans un contexte de répression accrue
ces dernières années, notamment à l’égard de
mouvements de type zadiste ou de manifestations
contre l’État. Mécaniquement, la réponse policière
s’est alors adaptée : « Les gens ont conscience de leurs
droits et les policiers ne le supportent pas. »
« Militante anarcho-autonome susceptible de se déplacer en France et à l’étranger »
On retrouve le même schéma d’incrimination
sur l’automédia. À Bure comme pour d’autres
mouvements militants, il existe un téléphone collectif
que les journalistes peuvent appeler pour apprendre
des informations sur les mobilisations. Une personne
mise en examen a raconté s’être vu demander
lors de sa garde à vue : « Avez-vous répondu au
téléphone presse ? », « Étiez-vous en possession de
l’appareil ? », « Avez-vous publié ou corrigé des textes
sur le site internet [du mouvement] ? »
D’après la même source, les gendarmes lui ont fait
écouter des enregistrements de conversations entre
le téléphone presse et un·e journaliste. « Est-ce
vous qui répondez au téléphone le 15 août, date
d’une manifestation non déclarée qui a tourné à
l’affrontement avec les forces de l’ordre ? »
Les enquêteurs considèrent apparemment le fait de
répondre aux questions de médias équivaut à un acte de
revendication. Un opposant a rapporté s’être entendu
dire : « Si c’est vous qui avez répondu alors que des violences ont été commises par les manifestants et que
la dispersion a été ordonnée par les forces de l’ordre,
c’est que vous assumez ce qui s’est passé. »
Pour les autorités, refuser de condamner des faits
commis par des militant·e·s se confond avec l’idée
d’une complicité à leur égard. Les opposant·e·s
défendent de leur côté la nécessaire solidarité entre
camarades de lutte.
Les enquêteurs recherchent aussi qui écrit les
communiqués de presse, qui publie sur le site,
qui rédige les comptes-rendus de réunion, sur quel
ordinateur, qui prend la parole en assemblée générale.
À travers ces récits, on apprend, au passage, que
des personnes en théorie protégées par le secret
professionnel, avocat·e·s et journalistes, ont été
écoutées par les gendarmes.
L’instruction a ainsi nourri un énorme dossier de
renseignement sur un mouvement qui attire de
nombreux jeunes et est en train de renouveler
la mobilisation antinucléaire en France. Une
salariée d’une association locale, coorganisatrice de
rassemblements à Bure et Bar-le-Duc, a subi un
interrogatoire serré alors qu’elle se rendait à Londres
avec des ami·e·s pour un voyage privé. Qui a-t-elle vu ?
Où s’est-elle rendue ? Ses bagages ont été fouillés et il
s’en est fallu de peu qu’elle rate son train.
Sur la note blanche d’une autre militante, versée au
dossier d’instruction dans une autre procédure, on
peut lire : « Militante anarcho-autonome susceptible
de se déplacer en France et à l’étranger. » Et
aussi : « Ne pas attirer l’attention. Signaler passage.
Relever provenance, destination, moyen de transport
et signaler accompagnant. Si possible photocopie des
documents de voyage. »
En mars 2018, la préfète de la Meuse, Muriel
Nguyen, nommée chevalier de la Légion d’honneur
le 14 juillet 2018, interdit des manifestations contre
Cigéo car « plus de 700 opposants sont attendus, dont
au moins une centaine comptant parmi les militants de
l’ultragauche et des collectifs antinucléaires formés
aux techniques de guérillas urbaines ». Pourtant,
après trois vagues de perquisitions, aucune arme
n’a été saisie chez les militant·e·s, ni aucun plan
d’insurrection.
Mais toutes ces opérations policières laissent des
traces sur les personnes visées. Elles racontent vivre
difficilement la situation. Il leur faut à regarder
derrière soi si l’on est suivi ; à s’inquiéter de bruits
inhabituels dans l’escalier de l’immeuble ; à ne jamais
sortir de chez soi sans éteindre son ordinateur ; à
se méfier au téléphone de peur d’être écouté·e ; à
murmurer à l’oreille certaines choses importantes ;
à voir des forces de l’ordre en bas de chez soi et
à être régulièrement filmé·e et photographié·e. « On
perd toute spontanéité de la vie. À en perdre le goût.
Ils veulent te rendre ton existence insupportable »,
témoigne l’une d’elles.
De leur côté, les opposant·e·s revendiquent un
durcissement de leurs actions, appellent au boycott du
débat national et veulent organiser une concertation
délocalisée et autogérée. « On est dans une impasse
avec l’État et on se demande qui va casser la gueule
à l’autre,expliquait Jean-Marc Fleury, de l’Eodra,
l’association des élus contre le projet d’enfouissement,
lors d’une manifestation à Bar-le-Duc le 16 juin. Ce
n’est pas ce qu’on souhaite. On espère que les
choses finiront bien. Mais il faut que quelqu’un
ouvre la porte. Les pouvoirs publics parlent de
radicalisation [au sujet de l’opposition à Cigéo – ndlr].
Nos actions sont plus fortes, c’est vrai. Mais qui est
responsable ? Pour moi, c’est l’État qui a coupé les
autres options. Il va peut-être y avoir des actions
illégales, qu’on comprend très bien, car nos actions
légales, elles ont servi à quoi depuis 23 ans ? Tant
qu’on n’a rien cassé, il ne s’est rien passé. »
Au-delà de Bure, l’autodéfense juridique mise en
cause
Le ciblage par les forces de l’ordre de l’autodéfense
juridique n’est pas un privilège français. Dans une
interview donnée au site Global Project, Donatella
Della Porta, professeure à la Scuola Normale
Superiore (Italie), qui collabore au projet « Mapping
#NoG20 » (présentation en anglais ici), « le concept
de répression s’est transformé ces dernières années,
il a élargi son champ d’application et inclut à présent
des catégories entières de la population ».
« Selon cette tendance, non seulement celui qui, dans
les faits, commet un crime, mais aussi celui qui, pour
des prérogatives spécifiques – idéologies, origines,
foi, âge … – est considéré comme potentiellement
capable de perpétrer un crime peut être poursuivi »,
estime la chercheuse.
Un bon exemple de cette tendance, en France, a
été observé au printemps 2016, au moment de la
mobilisation contre la première loi travail. Devant
la chambre de l’instruction de la cour d’appel
de Paris, le procureur général a ainsi argué, pour
demander l’incarcération d’un mis en examen, du
motif suivant : « Enfin la découverte en perquisition
chez X d’un document d’un syndicat d’avocats
intitulé Manifestants(e)s : droits et conseils en cas
d’interpellation vient corroborer la volonté manifeste
de participer à des actions violentes en cours de
manifestation, puisqu’il prend des éléments sur la
conduite à tenir en cas d’interpellation. »
Le Syndicat des avocats de France (SAF), à
l’origine du texte trouvé chez le jeune homme
– Manifestant(e)s : droits et conseils en cas
d’interpellation– s’est insurgé contre ces réquisitions.
Deux ans après, Laurence Roques, présidente du
SAF, est toujours scandalisée par le procédé. « Le
fait d’accéder à ses droits devient une posture
criminelle », dit-elle à Mediapart. Le procureur général
a certes reculé par la suite, parlant d’un malentendu, il
n’empêche, l’avocate y voit une « criminalisation de
l’accès au droit ». D’autant que ce cas n’est pas isolé.
En ce même printemps 2016, à Lyon cette fois, à
l’occasion d’une comparution immédiate rapportée
par le site Rebellyon, un juge a pu reprocher à un
jeune homme d’avoir dans son sac à dos un tract donnant des conseils en manifestation. Selon le site,
le juge en a fait lecture intégrale, accusant le jeune
homme « paradoxalement de s’en être inspiré pour
préparer sa participation à la manif, préméditation,
mais de ne pas l’avoir suivi à la lettre, naïveté ».
« Le droit de se taire est bafoué »
À Nantes, la même année, quatre personnes ont été
placées en garde à vue ou entendues librement par
des gendarmes qui les soupçonnaient d’avoir appelé
publiquement à une collecte de dons pour régler des
amendes dont des militant·e·s avaient écopé après des
manifestations.
Lors des auditions, la police a cherché à connaître
la structure de l’association recueillant les dons –
30 000 euros avaient été réunis, une belle somme
– et l’identité des personnes opérant les retraits
d’argent. Le parquet avait été saisi, mais personne n’a
finalement été mis en examen.
Les automédias sont également dans le collimateur des
forces de l’ordre et de la justice en France et en Europe.
Dans la suite du contre G20 à Hambourg (nos articles
ici et là), à l’été 2017, les forces de l’ordre allemandes
ont procédé à une série de perquisitions visant le site
linksunten.indymedia.org, une plateforme servant de
lieu de publication de nombreux textes de l’extrême
gauche allemande. Le ministre de l’intérieur de
l’époque, Thomas de Maizière, avait estimé que le
site relayait des propos haineux et, surtout, pouvait
apparaître comme une « assistance concrète » pour
commettre des infractions.
Le site ne fonctionne plus aujourd’hui. Il faisait
pourtant partie d’un vaste réseau, présent dans 60 pays
et mis en place depuis 1999 dans la première vague
du mouvement altermondialiste. En France, deux sites
Indymedia ont également fait les frais de la justice, en septembre 2017. Un texte revendiquant l’incendie
de véhicules de la gendarmerie à Grenoble est diffusé
sur le site Indymedia Grenoble, puis relayé par le site
Indymedia Nantes. Le soir même, les hébergeurs de
Indymedia.org reçoivent une injonction du ministère
de l’intérieur leur demandant de supprimer le texte.
Le texte est considéré par les autorités comme une
« provocation à des actes de terrorisme ou apologie
de tels actes » (article 421-2-5 du code pénal). « Tous
les moyens semblent être mobilisés pour réprimer
l’expression autonome des mouvements de lutte »,
estimaient les signataires d’un appel à soutienpublié
quelques jours plus tard.
Il y a quelques années déjà, les autorités françaises
avaient tenté de s’en prendre aux sites de
Grenoble ainsi que de Paris pour leurs activités de
« copwatching », qui consistent à publier photos de
policiers et gendarmes en service, de les recenser, pour
lutter contre les violences policières. Les syndicats de
policiers avaient dénoncé des sites « anti-flics » et
le ministre de l’intérieur de l’époque, Claude Guéant,
avait embrayé, obtenant de ces hébergeurs la fermeture
du « copwatch » parisien.
Le « copwatching » n’en a pas moins continué.
Notamment à Calais, où des militant·e·s de la
Cabane juridique tentent de filmer les expulsions de
squats ouverts par les migrant·e·s. Pour une membre
de la Cabane juridique, les gendarmes sur place
n’apprécient pas les caméras : « Ils tentent de les faire
tomber ou bien nous filment en retour. » Un membre
de la Cabane juridique, arrêté à proximité d’un
squat évacué alors qu’il filmait, devrait comparaître
prochainement, accusé de « dégradation ».
Un nouveau cap a sans doute été franchi en juin, en
Allemagne : ce ne sont plus seulement les militants
qui sont visés, mais les associations qui promeuvent
certains outils qu’ils utilisent. L’association allemande
Zwiebelfreunde a ainsi vu ses locaux et le domicile
de plusieurs administrateurs perquisitionnés. Plusieurs
habitations, un hackerspace, un centre social et un
cabinet d’avocats ont également été visés et les
ordinateurs, téléphones, documents et disques durs ont
été emportés.
Zwiebelfreunde est une association qui soutient
partout en Europe des initiatives destinées à garantir
l’anonymat en ligne et la sécurité informatique. Elle
participe ainsi au réseau de chiffrement Tor ou bien au
système d’exploitation sécurisé Tails.
Mais l’association n’était pas visée en tant que telle par
la police allemande. De fait, c’est une autre activité qui
lui a valu cette série de perquisitions : Zwiebelfreunde
s’occupe de récolter en Europe des dons pour la
messagerie chiffrée Riseup, utilisée par nombre de
militant·e·s. C’est un appel à perturber le congrès de
l’AfD, l’extrême droite allemande, publié sur un site
internet anonyme mais au moyen d’une adresse riseup,
qui a entraîné les perquisitions.
L’association dénonce une perquisition illégale, arguant que la police allemande a saisi de très nombreux documents pour lesquels elle n’avait aucun mandat. Selon elle, les policiers se sont notamment emparés de papiers contenant « des informations particulièrement sensibles, dont l’identité de donneurs et d’activistes ayant reçu des remboursements ou des paiements, et une liste de [ses] membres ».
« Il y a clairement eu excès de zèle de la part des policiers avec ces perquisitions », juge Benjamin Sonntag, l’un des fondateurs et trésorier de la Quadrature du Net. Il n’empêche, Sonntag observe une multiplication de ces perquisitions qui visent les ordinateurs et téléphones des militant·e·s.
De plus, dans ces cas-là, « la police copie parfois l’ordinateur sur place mais ne l’emporte pas, ce qui fait que cette copie n’apparaît pas dans le rapport de perquisition. La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) nous a donné raison quand nous avons contesté ce point, mais elle n’est que consultative », affirme Benjamin Sonntag. « Tout cela montre l’importance du chiffrement pour tous les militants », ajoute-t-il.
Mais l’État s’est adapté aux nouveaux modes de communication : la loi condamne désormais le fait de refuser de donner son code de téléphone ou sa clé de chiffrement. Le Conseil constitutionnel a même confirmé, tout récemment, que la loi 2001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne et prévu à l’article 434-15-2 du code pénal, qui punit de trois ans d’emprisonnement et de 270 000 euros d’amende le fait de refuser de donner son code, était conforme à la Constitution.
« Le droit de se taire est bafoué, affirme Benjamin Sonntag, mais la CEDH ne dira cela que dans dix ans. » Un des gardés à vue de Bure, à qui l’on a demandé ses codes, ne dit pas autre chose. Or, dans dix ans, le projet d’enfouissement de déchets nucléaires sur le site pourrait bien être déjà en place.
Et irréversible.
Boite noire
Pour cette enquête, nous avons interrogé plusieurs opposant·e·s au projet d’enfouissement des déchets nucléaires Cigéo, à Bure, dont certaines des personnes mises en cause. Tou·te·s ont requis l’anonymat.
Contacté, le parquet de Bar-le-Duc n’a pas répondu à nos questions.
https://www.mediapart.fr/journal/france/210718/bure-comme-ailleurs-les-autorites-ciblent-l-autodefense-juridique