Sans entrer prématurément dans le détail et le degré des culpabilités, il est déjà clair que le serial killer et violeur en série Patrice Alègre n’a longtemps pu agir en toute impunité que grâce à des protections policières, judiciaires et politiques considérables. Au-delà d’un séisme provincial, ce contexte rappelle une composante taboue de la très grande corruption en France et de la criminalité françafricaine (en Afrique et en France) : l’appartenance à des cercles d’initiés. Un mode d'”initiation”, parmi d’autres, est la partici-pation à des “partouzes” filmées, voire à des séances de crimes sexuels (viols, pédophilie, tortures, dégé-nérant en certains cas extrêmes jusqu’au meurtre des victimes).

Un point commun à tout cela : tenir un certain nombre de gens par le chantage. C’est cela, entre autres, qui permet de passer de simples dérives à un système. Or la Françafrique et la quasi-impunité de la grande cor-ruption “font système”. Et c’est pourquoi elles durent. Leurs réseaux, d’ailleurs, se recoupent largement.

Des dizaines de récits, de sources les plus diverses, tendent à confirmer ce “liant”. Mais ils prennent la forme de confidences, ou de vrais-faux romans, tant l’omertà est redoutable. Parfois, une affaire menace de sortir (magistrats niçois, disparues de l’Yonne… ). Chaque fois, la justice s’enlise, quitte à briser des carrières, à liquider des témoins, voire un gendarme enquêteur.

L’affaire de Toulouse semble si énorme qu’elle devrait ne pas pouvoir être étouffée. Mais alors, pourquoi cherche-t-on à marginaliser le principal enquêteur, pourquoi le ministre de la Justice Dominique Perben dépêche-t-il comme Procureur général Michel Barrau, rendu célèbre par la façon dont il a fait systé-matiquement obstacle aux investigations du juge Halphen sur les milliards rackettés par la Chiraquie ? Qui peut croire que ce magistrat-là fera passer l’intérêt de la République avant les solidarités de clan ? La première chose que lui demande publiquement le ministre de la Justice est d’ailleurs “d’ouvrir une enquête” sur “la manière dont le secret de l’instruction n’est pas respecté dans cette affaire”…
Tous les connaisseurs du microcosme judiciaire observent avec quelle minutie Jacques Chirac, Président de la République et du Conseil supérieur de la magistrature, s’ingénie à verrouiller, avec des proches ou des obligés, la haute hiérarchie judiciaire – tandis que la loi Perben dépossède d’une partie de leurs attributions les “petits juges” d’instruction. Mais ce mouvement insidieux, destiné à conforter une impunité inouïe, est compromis par la multiplication des “faux pas” de magistrats trop imprégnés de cette impunité. Il convient donc de mettre le holà à cette succession de révélations, et d’abord de désamorcer la bombe toulousaine.

Sinon, la curiosité publique pourrait revenir sur les hautes solidarités dont a bénéficié le substitut du parquet de Bobigny, Jean-Louis Voirain. Ses complicités présumées avec des voyous locaux se doublaient d’une caution ostentatoire de la fraude électorale au Gabon, sous haute bienveillance élyséenne. Le même par-quet avait classé sans suite l’assassinat en Guinée équatoriale du médecin coopérant Gérard Desgranges.

Le parquet toulousain, qui a longuement fermé les yeux sur le “commerce” du tueur en série Patrice Alègre, s’est toujours opposé au transfert à Paris du dossier d’un second coopérant assassiné en Guinée équatoriale, André Branger. Il a aussi montré fort peu de curiosité face au “suicide”, à Djibouti, du magistrat coopérant Bernard Borrel. Mais la veuve de ce dernier, elle-même juge à Toulouse, a réussi à dépayser le dossier à Paris (où il subira d’autres avanies). Ces trois coopérants assassinés ont ceci en com-mun d’avoir été confrontés à des circuits mafieux françafricains, entre réseaux français et tyrannies locales.

La prospérité de la Françafrique, de ses crimes innommables et innombrables, résulte de ce qu’une part non négligeable des troisième et quatrième pouvoirs (la justice et la presse) a préféré détourner le regard.  C’est vrai, il n’y avait pas beaucoup de soutien à attendre d’une opinion désinformée sur le sort de lointaines néocolonies, livrées à de véritables voyoucraties. Mais l’opinion pressent que, à Toulouse, il s’est passé quelque chose d’énorme. Se trouvera-t-il assez de policiers, de gendarmes, de magistrats et de journalistes républicains pour démentir le syndrome du “tous pourris” ? Depuis toujours, le remède n’est pas si com-pliqué qu’on veut bien le dire : faire la vérité, ne pas laisser proliférer l’impunité. Il est plus que temps.