Mardi 18 mai 2004

Bunker du festival de Cannes

A – INTERMITTENCE ET PRÉCARITÉ

Notre tâche ici serait de vous faire voir en
parlant. Une des tâches de la politique aujourd’hui serait de rendre visible
ce qui est invisible. Ce pour quoi nous sommes à Cannes. Ce pour quoi nous
avons besoin du cinéma. Lorsque nous avons rencontré Jean-Luc Godard, nous
avons notamment parlé de « Six fois deux », série de films plus jamais
montrée. D’autres nous avaient parlé de « Six fois deux », c’est-à-dire nous
l’avaient montré ; nous pouvions parler de cette série alors que nous ne
l’avions pas vue. Nous pourrions donc partir de là, afin de vous faire voir
notre situation. Depuis onze mois, nous butons, patients et déterminés,
contre des murs. Ces murs s’appellent MEDEF (mouvement des entreprises de
France), CFDT (confédération française du travail), Industrie Culturelle,
Emploi, Etat. Depuis juin 2003, nous avons dit intermittents et précaires,
nous n’avons pas dit artistes et techniciens. Pourquoi : parce que nos
pratiques (nous avons eu le temps d’y penser), ne peuvent pas se nommer
selon ces clivages et ces catégories, parfois antagonistes. Nous sommes une
coordination. Nous ne disons pas pour autant que l’art, les techniques,
l’histoire et les histoires, ne sont pas des éléments nécessaires à la
fabrication d’une ouvre. Nous sommes des précaires. Alors c’est quoi un
précaire, ou plutôt ce serait quoi être précaire. A partir de quelles
modalités de travail et/ou d’ assignation se construit cette figure. Etre
précaire, c’est faire du télétravail la journée et répéter le soir un
spectacle d’importance. Être précaire, c’est avoir trente-trois ans, être
post-doctorant et travailler cinquante heures par semaine « au noir » pour
la Ligue contre le Cancer. Etre précaire, c’est être journaliste pigiste
sans allocations chômage, et travailler pour la presse people ou féminine,
ou pour des hebdomadaires télé. Etre précaire, c’est être chômeur et jouer
son propre rôle dans un documentaire pas payé. Être précaire, c’est être
candidat ouvrier chez Toyota à Valenciennes, et passer un casting de
motivation. C’est être sans papiers, embauché « au noir » chez Bouygues
(patron de TF1), ou nettoyer bénévolement les plages polluées par l’Erika.
C’est le cadreur du cinéma porno en attente d’un vrai projet. C’est être
guichetière à la SNCF sept heures par jour avec une coupure de trois heures
au milieu (on appelle cela annualisation du temps de travail). C’est être
étudiant chez Mac Do. C’est être acteur payé six cents euros par mois dans
et pour le festival in d’Avignon. C’est être facteur (porteur de nouvelles)
sous contrat à Bellac en Haute-Vienne. C’est être chômeur saisonnier et
faire un stage pour apprendre à rédiger un CV. C’est être cinéaste sans
avance sur recettes, malgré l’évidence du projet et de ce qui se construit.
C’est être ouvrier palestinien ou chinois et travailler à construire le mur
de la séparation en Israël. C’est être en CDD (contrat à durée déterminée)
au Carlton ou dans le festival. Être précaire, c’est être hors compétition
et victime de la concurrence (gestapo de l’esprit). C’est s’appeler Zinelli
et construire une ouvre pas à pas à l’ombre de l’ Italie dans un hôpital
psychiatrique. La précarité est une politique d’assignation, une volonté de
séparer et de contrôler. Ainsi, si le cinéma fut et reste encore un pays
supplémentaire, la précarité est un continent. Le temps de travail du
précaire c’est la discontinuité. L’ intermittence, c’est la discontinuité.
Les intermittents ont des emplois précaires, et les précaires des emplois
intermittents. Alors la discontinuité c’est quoi. La discontinuité du
travail ce serait quoi. La discontinuité du travail, c’est avoir plusieurs
patrons. C’est être souvent son propre employeur. C’est alterner périodes de
travail et périodes chômées. C’est aussi une forme de servitude : être à la
merci d’un coup de téléphone ; assujetti à des cooptations ; jeté et
remplacé au pied levé ; c’ est être mobile et répondre parfois à la demande,
fut-elle dégueulasse. C’ est devoir se loger dans le désir de l’autre afin
de mériter son rôle. C’est servir et alimenter l’industrie culturelle. C’est
aussi savoir où on se trouve alors que l’on fait des choix difficiles et
exigeants (choix politiques). C’est vouloir se tenir hors du cahier ; c’ est
tenir d’autres promesses. L’intermittence c’était aussi une assurance de
salaire garanti moyennant un temps de travail déclaré, s’assurer un revenu à
partir de cette discontinuité du travail.

B – PRÉCARITE ET CINÉMA CE POUR QUOI NOUS SOMMES AUSSI A CANNES OU LES
MEILLEURS FILMS SONT CEUX QUE L’ON NE VOIT PAS

En lutte(s), présents depuis
onze mois, ce que nous défendons, nous le défendons pour tous. Nous sommes
une coordination d¹intermittents et de précaires. Nous n’avons jamais autant
entendu parler d¹Exception Culturelle alors que s ‘organise méthodiquement
la casse des droits sociaux. C’est quoi cette symétrie. Un projet à
l’échelle de la nouvelle Europe de constitutions de pôles d¹excellence ? Un
nouveau corporatisme construit à partir de l’ obtention de cartes
professionnelles ? L’anéantissement programmé de pratiques exigeantes et
minoritaires ? L’installation de pôles européens de téléréalités ? Ici dans
cette ville entreprise sont réunis les principaux acteurs de l’ industrie
culturelle et leurs rampes de lancement (producteurs, ministres,
journalistes, télés, stars…) ; Bouygues, Murdoch, Vivendi, Time Warner,
Lagardère, ces noms devenus communs, monteront les marches sanctifiées du
box office, alors que nous descendons comme tant d¹autres vers la précarité.
Poussés vers la sortie. Ces prédateurs et leurs ministres disent diversité
culturelle, droits d’auteurs, défense de la création. Nous n’y croyons pas.
Il semblerait que sous ces étendards se cache un programme de capture et d’
exploitation de nos puissances de coopérations et d’inventions. Programme de
remise au travail forcé. Mais, Il y a encore des cinéastes et des
techniciens. Qui travaillent avec ce tout venant. Cinéastes sans emploi ;
techniciens au turbin. Nous aimons le cinéma. Nous sommes ici aussi pour le
dire. Nous savons que le prolétariat, la misère, la précarité – de Stroheim
à Flaherty en passant par Chaplin, Renoir, Barnet, Ford, Grémillon, Vigo,
Rossellini, Bresson, Mizoguchi, le vaillant groupe Medvedkine jusqu’à La
Promesse des frères Dardenne, irriguent encore l’industrie cinématographique
et son histoire. Nous en sommes honorés, mais cela ne suffit pas. Ces
oeuvres de l’esprit ont construit pas à pas ce pays supplémentaire, cet
archipel logique oh combien producteur de richesses et de désoeuvrements. Or
nous sommes en passe d’en être totalement exclus alors que nous en sommes
les sujets et la musique. NOTRE MUSIQUE. Il n’en est pas question. Les
films, c’est pas entrées et sorties. Ou sinon c’est pas la peine de les
faire, de les voir, de les entendre, pas la peine d’y penser. Saviez-vous
qu’un des programmes de remise au travail de la jeunesse belge s ‘intitule
le programme Rosetta, que la veuve Schindler vit dans la précarité en
Amérique du Sud, que les protagonistes de Être et Avoir furent récompensés
d’un voyage à Disneyland, que les images qui nous restent de la prise du
Palais d’Hiver sont celles d’un film, savez-vous combien furent payés les
anciens mineurs figurants de Germinal ? Une misère. Misère pour rejouer le
pire. Savez-vous combien rapporte le commerce des larmes et de l’
indignation ? Des fortunes. Nous nous rappellerons cela : que Garrel a été
le seul, naissance de l¹amour, à filmer les morts irakiens carbonisés de la
première Nouvelle Guerre Mondiale, que Straub et Huillet disent encore
ouvriers, paysans, que Godard et Miéville disent encore ici et ailleurs et
Hannah Arendt, que Kiarostami a retrouvé il n’y a pas si longtemps la maison
de son ami, que Kleifi et Sivan se sont mis en route, que Prin et Habchi
font leur film comme les ouvriers algériens du Nord jardinent, avec jamais
assez d’eau ; que personne n’a laissé Chaplin réaliser son projet à partir
d’un rescapé des camps amnésique qui ne savait que crier. Nous nous
rappelons aussi que lorsqu’une chaîne de télévision appelle une émission la
Ferme Célébrité, ce qu’elle veut dire en fait c’est Tais-toi Paysan, et
crève (l’écran). Nous sommes sans intentions et pleins (aux as) de
propositions. Nous savons que dans la précarité, il y a pré (celui où
Vincent mit l’âne) et lutte pour l’obtention de nouveaux droits sociaux
collectifs. Nous savons qu¹en langue Ourdou, il n¹existe pas de mots pour
dire hier et demain parce que c’est l’ affaire des dieux, et qu’il en existe
de nombreux pour dire maintenant parce que c’est l’affaire des hommes. C¹est
pas par ici la sortie, non. Nous venons à peine d’entrer, à force. Il y a le
sous-sol, nous arrivons au rez-de-chaussée, tiens il y fait mieux jour,
bientôt nous envisageons de gratter le ciel pour le faire rire.

C – MODALITES DE LUTTE ET PROPOSITIONS

Nous disons occupation et résistance.
Nous disons blocage de la société entreprise, réappropriation de l’espace
culturel, partage des savoirs et des pratiques (un au-delà de la grève se
construit). Et Nouveau Modèle d’Indemnisation des Salariés Intermittents :
mutualisation, solidarité interprofessionnelle, juste répartition des
allocations, assouplissement, continuité de droit et discontinuité de l’
emploi. Le chômage n’est plus un incident de parcours, les cotisations ne
suffisent plus pour faire face à la discontinuité de l’emploi. Il faut
revoir le financement global de l’UNEDIC, nous y travaillons. Nous voulons
l’ouverture des données de l’UNEDIC et une expertise réelle et indépendante.
Nous avons besoin de sortir de cette opacité. Les annonces du Ministre ne
remettent absolument pas en cause le fond de la réforme de l’assurance
chômage des intermittents, en application depuis le 1er janvier 2004. A
savoir le glissement d’un système mutualiste et interprofessionnel vers des
dispositifs d’épuration, de contrôle et d’ individualisation. Nous
persistons : une réforme de l’ensemble du système d’assurance-chômage doit
être engagée avec l’ensemble des concernés. Alors qu’une nouvelle convention
Unedic devrait être adoptée avant le premier juillet, des urgences
démocratiques sont essentielles : l’accès aux données financières et
sociales que cette institution détient la réalisation d’une expertise
indépendante de son fonctionnement et de son rôle l’ouverture d’une
négociation avec l’ensemble des concernés. Nous avons des propositions
cohérentes pour un nouveau régime d’ indemnisation des salariés
intermittents, élaborées selon nos pratiques d’ emploi : elles doivent être
prises en compte.

ABROGATION DU PROTOCOLE UNEDIC ` EXPERTISE,

NÉGOCIATION AVEC L’ENSEMBLE DES CONCERNÉS.

NOS ACTIONS NE CONNAISSENT PAS DE PAUSE