Argentine: et maintenant ?
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ARGENTINE
mercredi 17 septembre 2003
En décembre 2001 débutait en Argentine une explosion sociale qui devrait donner matière à réflexion à tous les révolutionnaires. La caractéristique la plus forte du mouvement à ses débuts a certainement été le rejet de tous les politiciens, résumé dans le mot d’ordre fédérateur : “Que se vayan todos” [1]. Dix-huit mois plus tard, force est de constater que les politiciens, sortis par la porte, sont revenus par la fenêtre. De nouvelles organisations, issues des décombres idéologiques du capitalisme, ont repris le vieux thème keynésien et marxiste de la “nécessité de l’État”, en prenant simplement la précaution de les camoufler derrière des mots comme “assembléisme”, “horizontalité” et autres termes empruntés à la rue. Le but de la manœuvre est double : d’abord s’opposer à la réappropriation des outils de production par et pour la collectivité, pour, ensuite, reconstruire tout le système politique mis à mal depuis le 20 décembre 2001.
Dès l’hiver 2002 il était clair que les éléments gauchistes, les trotskistes et autres opposants au mot d’ordre populaire “que se vayan todos” allaient s’infiltrer insidieusement dans les assemblées de quartier et d’usine. En pleine crise d’effondrement du régime, loin de participer à l’émergence d’une société nouvelle, ils ont concentré leur tir sur la “désorganisation” [2] et la “dépolitisation” du mouvement social. Comme à leur habitude, ils ont fait le jeu de forces réformistes plus importantes (péronistes et libéraux), lesquelles se disputent maintenant les postes juteux [3]. Ce que les gauchistes, faisant écho à l’extrême droite, ont taxé avec le plus grand culot de “désorganisation”, c’est tout simplement la prise en main des usines par les travailleurs et leur mise en autogestion. Ils “oubliaient” que “l’organisation” étatique précédente avait aculé des millions d’Argentins à la misère la plus noire, tandis que la “désorganisation” qu’ils dénonçaient permettait à de nombreux travailleurs de ne pas mourir de faim. A l’évidence, le problème de tous les politiciens n’est pas que les travailleurs mangent ou pas. Leur seul problème est de reprendre le pouvoir. Ils le font maintenant dans l’arrogance. L’attaque de l’usine BRUCKMAN en plein Buenos Aires par les forces armées en est un exemple emblématique.
Usines récupérées : une réponse des travailleurs à la crise économique et politique.
Survenue après la mise à sac des réserves financières du pays par ces voleurs habituels que sont les maîtres de la finance et des partis, l’insurrection du 20 décembre 2001 aurait pu n’être qu’une explosion sans lendemain. Mais le rejet des partis, du système électoral représentatif, des institutions syndicales, et parallèlement l’irruption de la démocratie directe dans de massives assemblées de quartier, montraient que la réponse à la crise économique provoquée par le pouvoir politique et financier allait se situer sur un terrain bien plus intéressant qu’un affrontement ponctuel.
Quand la bourgeoisie capitaliste, financière et politique parvient à sa finalité ultime, c’est-à-dire à dépouiller les travailleurs et les classes moyennes des richesses produites, la réponse populaire est parfois quasi-absente, c’est le cas dans de nombreux pays du continent africain. D’autres fois, le mécontentement ne trouve pratiquement jamais une expression collective mais reste dominé par des courants léninistes et guévaristes, qui visent à la conquête du pouvoir politique par le biais de guérillas.
En Argentine, comme ce fut récemment le cas en Algérie, nous avons assisté non seulement à une riposte de la rue, mais également à une tentative de réponse politique et économique au problème du pouvoir et de la domination. D’où l’émergence des assemblées de quartier. Mais une forme d’organisation collective du débat social et de la prise de décision est insuffisante si, parallèlement, elle ne s’accompagne pas d’une reprise en main de la production utile et de sa distribution pour et par la collectivité. Cette collectivité doit s’organiser en dehors des institutions qualifiées de “représentatives” par l’État et le patronat. Riches de la prise de conscience politique de l’hiver 2001 et poussés par la nécessité, les travailleurs et les habitants ont commencé à s’auto-organiser sur le plan social, en mettant en place une économie du troc, en se réappropriant quelques biens, et surtout en reprenant en main les usines déclarées en faillite par leur patron. Ce dernier point -les usines récupérées- a constitué à ce jour par sa longévité et par le bilan que l’on peut en tirer, la réponse la plus avancée -même si elle est imparfaite- du mouvement populaire argentin. L’entreprise textile Brukman a été ainsi autogérée pendant 18 mois, et est devenue un exemple. En décembre 2002 les ouvriers d’Isaco (Métallurgie) reprennent à leur tour la fabrique avec l’aide des habitants du quartier : “Nous suivons, disent-ils, l’exemple de Brukman et des autres entreprises où les travailleurs luttent pour récupérer les moyens de production” (communiqué de presse d’Isaco).
Retour des voleurs
La population argentine a donc déclaré par son action massive -et non par le biais de quelques porte-paroles et de leaders- l’illégitimité des partis et syndicats habituellement reconnus -et pour cause- par l’État et les patrons. Tous ces gens là, quand ils ont compris que la force ne suffirait pas à réduire un mouvement aussi ample, ont manœuvré de concert pour redevenir nécessaires. En effet il aurait été désastreux pour ces parasites qui nous dirigent de voir se consolider un processus de démocratie directe associé à l’autogestion de la production. Comme la population s’exprimait au travers des assemblées de quartier et tendait à résoudre par elle même son problème de subsistance, cette manœuvre c’est produite à ces deux niveaux.
Le sabotage des assemblées de quartier, aujourd’hui dissoutes ou vidées de substance, a débuté comme prévu grâce à la mouvance gauchiste. Alliée aux curés de gauche et aux sociaux-démocrates, leur rôle principal fut de pilonner sans relâche ces assemblées, tant de l’intérieur que de l’extérieur, en éternisant les discussions et en bloquant leur fonctionnement sous prétexte de dénoncer leur “dépolitisation” [4], leur “désorganisation” et leur “inefficacité”. Ce sabotage a été systématique et volontaire : le secrétaire du P. C. argentin a fini par déclarer que, si les communistes et les gauchistes ne s’étaient pas imposés dans les assemblées, celles ci existeraient toujours. En ce qui concerne les entreprises ils ont crée une espèce de fédération, le MNER (Mouvement National des Entreprises Récu-pérées), pour réclamer la planification étatique et mettre fin à “l’anarchie” de la production. Dès lors qu’émergent de “nouvelles” organisations qui réclament l’intervention de l’État dans la production, le retour des politiciens est amorcé. Dans les entreprises, qui sont le lieu crucial de la réussite de la révolution sociale, les militants de gauche, les gauchistes et les réformistes libertaires ont le même but que la bourgeoisie capitaliste : persuader les ouvriers qu’ils n’arriveront pas, par eux mêmes, à mener à bien leur projet émancipateur, mettre en doute leur confiance en leur force collective.
En quelque sorte, les voleurs n’ont eu qu’à attendre que la gauche et l’extrême gauche les rappellent aux affaires. Peu importe que ceux qui les rappellent à revenir sucer le sang du peuple, soient nombreux ou pas. Dés lors que les assemblées de quartier elles aussi se vidaient, les politiciens de tous bords ont pu s’autoproclamer “représentatifs”.
Marginalisation des révolutionnaires.
Les politiciens s’autolégitiment donc entre eux, et ce, quel que soit le parti ou syndicat dans lequel ils se trouvent. Mais l’autre face du processus est la marginalisation des éléments les plus avancés de la dynamique sociale. Tous les ouvriers des entreprises récupé-rées ne se sont pas retrouvés dans le MNER, mais le MNER a permis à l’État de retrouver une légitimité, et dès que l’État retrouve une légitimité, la matraque n’est pas loin. C’est en fonction de cette règle de base, qu’à la mi-avril les travailleurs de Brukman ont été brutalement expulsés de leur entreprise par 250 policiers appuyés par des blindés. Les travailleurs de Brukman avaient eu le tort, aux yeux des politiciens, de ne pas réclamer l’étatisation de leur entreprise.
Comme d’habitude, l’État va d’abord s’attaquer à ceux qui sont les plus dangereux, comme ceux de Brukamn qui osent affirmer qu’ils peuvent se passer de lui. Mais il s’attaquera ensuite à ceux de Zanon, puis même à ceux qui sont fédérés avec les lèches-bottes du MNER, jusqu’à tout reprendre. Qu’il en garde ensuite le contrôle direct ou distribue les usines aux capitalistes est finalement un point secondaire, puisque les ouvriers et les habitants seront privés de toute façon de la direction de la production et de la distribution. Ils seront exploités d’une façon ou d’une autre et redeviendront les éternels plumés… du moins si les choses en restent là. Car, ce que nous pouvons dire à cette heure c’est que, dans tout processus révolutionnaire tel qu’il s’est enclenché en Argentine, il existe des hauts et des bas. On a déjà vu par le passé et en d’autres lieux ce phénomène du retour de la canaille politicienne après des journées révolutionnaires particulièrement chaudes. Et il s’est également vu quelle ne revienne que pour mieux repartir. Comme si finalement ce retour était nécessaire à une plus grande maturation des consciences. C’est cette maturation que nous souhaitons à la population vivant en Argentine et ailleurs.
Miguelito
[1] “Qu’ils s’en aillent tous”
[2] Le concept “désorganisation” joue dans le discours politique argentin le même rôle que l'”insécurité” dans la vie politique française : il justifie par avance le terrorisme d’État.
[3] Finalement, la présidence de la république a échu à un dénommé Kirchner, gouverneur affairiste de Patagonie.
[4] Ces accusations ont été reprises en France par Alternative Libertaire.
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