Quelles perspectives après le 5 février ?

Les deux dernières semaines de janvier et début février ont montré une nette remontée du mouvement social en France ainsi qu’une franche disposition du monde du travail à lutter pour la défense de ses acquis et le salaire ; un salaire qui ne cesse de baisser plus ou moins directement sous le poids de l’augmentation des cotisations et de la hausse du coût de la vie alors que le gouvernement claironne que la croissance est repartie à la hausse en 2004 à plus de 2% et que les profits des entreprises devraient augmenter trois fois plus que les salaires.
Les deux dernières semaines ont également démontré encore une fois que les directions syndicales officielles font indirectement le jeu du gouvernement. En canalisant le mécontentement et le ras-le-bol général à travers des journées d’action et des grèves parcellaires et atomisées, elles ont même eu le culot, de concert avec leurs alliés de l’ex-gauche plurielle, d’appeler à une journée d’action le 5 février portant notamment sur la défense des 35 heures alors que le Parlement discutait du projet de loi depuis le premier février, sans même appeler à élargir et à poursuivre le mouvement au-delà du week-end afin de forcer la majorité parlementaire à retirer le projet, ce qui a permis au gouvernement de remporter une victoire sans combat grâce au vote de la loi le 9 février.
Il faut le reconnaître, cette nouvelle victoire pour le gouvernement -arrivé au pouvoir grâce au soutien des appareils syndicaux et politiques de gauche en 2002- et le patronat n’est pas imputable aux travailleurs du public et du privé, à leur manque de disposition à la lutte. Cette victoire gouvernementale est due à la trahison pure et simple des bureaucraties syndicales. Lorsque l’on prétend défendre un acquis, on organise le monde du travail que l’on est censé représenté dans cette perspective. Si l’on clame son opposition, mais qu’en sous-main on refuse d’ébaucher la voie de l’opposition au gouvernement en reconduisant le mouvement en appelant à une journée d’action un samedi – ce qui épargne un appel à la grève général public/privé pour la défense des acquis- et que l’on refuse de tracer la perspective immédiate d’un mouvement afin de forcer la majorité à retirer son projet de loi, cela s’appelle une trahison.
Cependant, compte tenu de la teneur de l’état d’esprit de bien de catégories de salariés, de l’ampleur des luttes dans le public au cours des dernières semaines et de l’entrée en action des lycéens pour la première fois depuis 1998, on pourrait bien être en présence de la réouverture d’un panorama social qui nous permettrait de reconstruire un rapport de force avec le patronat et son gouvernement après la défaite sur les retraites de 2003, celles des électriciens et gaziers de l’été 2004 et la défaite sans combat de la Sécu de l’été dernier par la faute des directions syndicales.

Trois journées de grève pour une seule et même revendication ?
La dernière semaine de janvier a été marquée par l’entrée en mouvement des gros bataillons des travailleurs du service public : postiers, cheminots, enseignants et salariés de l’Education Nationale, électriciens et gaziers, territoriaux, agents hospitaliers, etc. Ces derniers ont respectivement fait grève les 18, 19 et 20 janvier à l’appel des syndicats . Ces journées ont été marquées par des mouvements de grande ampleur, de quoi redonner confiance aux travailleurs après les défaites de 2003 et 2004. C’est ainsi que 20 à 25% des agents de la Poste ont cessé le travail le 18, soit prés de 60.000 grévistes, reconduisant localement le mouvement dans les secteurs ou les bureaux les plus touchés par les restructurations. A la SNCF, 35% des cheminots ont fait grève le 19 , le plus fort mouvement depuis 1995 si l’on fait exception de la grande grève du 13 mai 2003 pendant le mouvement des retraites (62,4% de grévistes). Dans certaines régions, les grèves ont également été reconduites. Le jour suivant, c’était plus de 45% des enseignants et des employés du ministère de la Finance qui cessait le travail, suivi de prés de 25% de grévistes dans d’autres secteurs de la Fonction publique. Entre 210.000 et 330.00 manifestants ont ainsi battu le pavé dans différentes villes de France le 20 janvier .
Certes, chacune des catégories manifestait avec ses revendications propres. Cependant elles étaient largement communes sur des grands axes tels que les revendications sur l’augmentation de salaire, l’opposition aux baisses constantes d’effectifs et la défense des services publics. Dans ce cadre, l’appel à des journées de grève sans lendemain, atomisées, relève davantage de la volonté de division que de coordination des travailleurs du public. Ce n’est pas un hasard non plus si une des revendications centrales portait sur les salaires . En effet, depuis quelques mois, une série de luttes a touché localement le privé pour la défense ou l’augmentation des salaires, parfois dans les secteurs les plus précarisés et exposés à la pression patronale comme chez H&M avec la grève d’un mois en décembre ou chez Cérétex (centre d’appels) dernièrement. Cela ne s’était pas vu depuis longtemps. Ainsi, alors que différentes enquêtes d’opinion révélaient que l’énorme majorité des travailleurs du privé affirmaient appuyer les revendications de ceux du public, loin de la traditionnelle opposition entre privilégiés du public et salariés du privé que manient le gouvernement et le patronat, l’occasion était donnée pour unifier dans la lutte les salariés du privé et du public dans un grand mouvement de grève pour la défense des acquis sociaux et l’augmentation des salaires . Inutile de dire que les directions syndicales se sont bien gardées d’envisager une telle perspective et à l’inverse ont tout fait pour atomiser le mécontentement dans le public en trois journées saute-mouton de grève afin d’en réduire au maximum la portée et s’assurer ainsi un contrôle étroit des mouvements.

Les paradoxes de la détermination et de l’impuissance.
Il est cependant nécessaire de parler -et d’apporter une explication- à l’étrange état d’esprit qui animait bien des grévistes du public au cours de ces journées et dont ils témoignaient sur le terrain. Même si le « tous ensemble » et la grève comme arme de lutte continuent à être les axes centraux qui animent sur place les militants, bien des grévistes faisaient état d’un point de vue différent. Nous ne donnerons que deux exemples.
A la Poste, on a vu émergé l’idée qu’après les défaites de 2003 et 2004 mieux valait lutter de manière déterminée, mais bureau par bureau, centre par centre, ou catégoriellement, de manière à avoir plus de force dans le combat et dans le rapport de force avec la direction. Dans l’Education Nationale, certains profs échaudés par les journées de grève sans perspective de 2003 disaient que pour mieux défendre le service public d’éducation, l’arme de la grève était caduque et contre-productive et que seuls des moyens d’action apparemment plus spectaculaires ou médiatiques comme la rétention des notes étaient à même de créer le rapport de force avec le gouvernement. Parallèlement, les bureaucrates en AG défendaient l’idée d’une grève en janvier, puis d’une autre en février, puis d’une autre en mars, c’est-à-dire une chanson que les profs connaissent bien et qui mène que droit au mur.
Force est de constater ce décalage entre des grévistes nombreux, déterminés à défendre une certaine idée du service public au-delà de leurs intérêts immédiats mais néanmoins désorientés -et comment ne pas l’être, après les défaites récentes- et entendant choisir une autre voie que celle du « tous ensemble » et de la grève que les bureaucraties syndicales ont systématiquement vidés de leur contenu pour en faire d’une part un slogan vide de sens et de l’autre des grèves isolées qui ne débouchent jamais sur un mouvement d’ensemble massif et général à même de faire plier le gouvernement. Inutile de rappeler le rôle des directions syndicales en 2003 qui jusqu’au bout -ou trop tard et au dernier moment dans le cas de FO- se sont refusées d’appeler à la grève générale alors que toutes les conditions pour un tel mouvement d’envergure étaient réunies, notamment après le 13 mai. La direction de la CGT l’assume pleinement en faisant de la grève générale un slogan simpliste . Il faudrait que les travailleurs en tirent toutes les conséquences en luttant au sein de leurs organisations syndicales contre des bureaucrates qui n’ont rien à voir avec la défense de leurs intérêts et les mènent systématiquement à la défaite. Redonner un réel cap dans les luttes et des perspectives de victoire passent par un affrontement contre les bureaucrates de tous poils qui sont responsables de cette désorientation qui a touché certaines catégories de grévistes déterminés à lutter mais perdus quant aux moyens de lutte.

La journée d’action du 5 février : non à la contre-réforme des 35 heures ou non à la « Constitution européenne » ?
Le gouvernement, sur injonction du patronat, entend tout mettre en œuvre afin d’augmenter la productivité relative du travail et en baisser les coûts de manière à permettre aux capitalistes français d’affronter dans de meilleures conditions leurs concurrents impérialistes. Voilà une des clefs de la contre-réforme des 35 heures votée par la majorité gouvernementale . Cela passe par une redistribution au profit du patronat du salaire indirect, c’est-à-dire un démantèlement des services publics et une refonte en profondeur du code du travail réclamé à cors et à cris par le MEDEF, épaulé sur ce point-là par une UDF aux positions encore plus réactionnaires que l’UMP. C’est une politique que le gouvernement, malgré les aléas électoraux, mais profitant des échecs des mouvements sociaux, défend depuis longtemps déjà. Comme nous le disions en mai 2004 après les élections régionales, « la confirmation de l’actuel Premier Ministre à son poste démontre bien que la bourgeoisie n’a pas retiré son appui à Chirac ni à ses ministres. Elle se sent suffisamment forte pour continuer à affronter à partir d’un rapport de force favorable le salariat. L’annonce faite par le MEDEF de vouloir remanier en profondeur l’actuel Code du Travail afin d’aller vers une plus grande atomisation économique et politique du monde du travail est extrêmement révélateur. Cette annonce est symptomatique de la volonté mais également de la nécessité de la bourgeoisie européiste d’avancer sur le chemin de l’augmentation de la rentabilité et de la productivité relative du travail afin de pouvoir lutter, en cette première phase de conflit douanier et tarifaire, contre les blocs impérialistes antagoniques. Tout ce qui va dans le sens d’une réduction directe et indirecte du salaire réel et qui permet d’ouvrir la voie vers une plus grande exploitation du monde du travail est bien évidemment appuyé par le patronat ».
C’est donc un samedi -paraît-il pour permettre au privé de se mobiliser- que les directions syndicales ont choisi de manifester bien tardivement comme nous l’avons vu contre la réforme des 35 heures, pour l’emploi et le pouvoir d’achat. Avec 290.000 à 520.000 personnes dans la rue , les manifestations ont été un réel succès en terme de mobilisation, notamment en étant très importantes comme en 2003 dans la périphérie territoriale, sociale et coloniale , et plus particulièrement dans les villes ayant été à la pointe du mouvement du mouvement en 2003 .
Le 5 février, les manifestants avaient donc l’appui des partis de l’ex-gauche plurielle et de l’extrême gauche. Cependant, force est de constater qu’alors que toutes les attentions étaient tournées sur la contre-réforme du temps de travail discutée entre le premier et 3 février à l’Assemblée et qui devait être votée immédiatement après, rien n’était décidé de la part des directions syndicales pour poursuivre et amplifier le mouvement et forcer la majorité à retirer son projet de loi. Chronique d’une mort de mouvement annoncé par les Prix Nobel de la trahison sociale en quelque sorte…
Malgré l’écran de fumée de l’opposition parlementaire faisant mine de mener la bataille des amendements -perdue d’avance comme en 2003-, la majorité a voté la contre-réforme le 8 février. L’impact d’une telle mesure n’a pas été encore perçue par les salariés qui seront condamnés plus que jamais à travailler plus et gagner moins, à l’inverse de ce que veut faire croire la ritournelle patronale reprise par le gouvernement.
Mais la manifestation a été néanmoins un succès pour certains. Si elle n’a pas servie à créer le rapport de force nécessaire en vue de faire plier le gouvernement et forcer la majorité parlementaire à retirer son projet de loi, elle a été en partie instrumentalisée à des fins politiciennes par le PCF et « l’opposition » à Thibault au sein de la CGT en faisant fleurir dans la manifestation des autocollants disant « non au projet constitutionnel ». Pour expliquer cela, il est nécessaire de revenir un peu en arrière. On sait que le Comité Confédéral National de la CGT -dont la majorité est davantage liée au PCF que l’équipe de Thibault issue du 47° Congrès (Commission Exécutive)- a déjugé Thibault en appelant à rejeter le Traité constitutionnel européen lors du prochain référendum. Soit dit en passant, inutile de se réjouir de ce qui pourrait être l’expression indirecte d’un mécontentement de la base du plus gros syndicat français contre une direction jugée trop conciliatrice et qui aurait trouvé sur le terrain européen un moyen -à notre avis erroné- de manifester son opposition à Thibault. En effet, comme en témoigne une porte-parole du camp du non au sein de la CGT, numéro un de la CGT-PTT, « notre fédération est parfaitement d’accord avec la démarche actée lors des 46° et 47° Congrès qui allie contestation, proposition, rassemblement, lutte et négociation ». Ainsi, pour ces bureaucrates, la manifestation du 5 février n’a pas servi de tremplin pour construire un rapport de force et contraindre la majorité parlementaire à retirer la contre-réforme, loin de là, ni même à s’opposer à la ligne syndicale conciliatrice de la direction cégétiste. Parallèlement, sur la question européenne, loin de défendre la perspective d’une Europe des travailleurs, ces bureaucrates syndicaux et le PCF appellent à voter « non » que parce qu’ils appuient un projet de constitution « moins libéral » et « plus social », ce qui est très vague mais également réactionnaire et ne protégera pas plus les travailleurs dont les conditions de vie et de travail sont attaquées avant tout par la bourgeoisie et le patronat français par l’intermédiaire de leur gouvernement.
La bureaucratie syndicale a donc instrumentalisé de manière éhontée la manifestation du 5 février afin de canaliser le ras-le-bol et bloquer toute perspective de contestation généralisée alors que d’autres bureaucrates syndicaux et staliniens l’ont utilisée à des fins politiciennes. Leur « non » au projet constitutionnel ne les empêchera pas d’ailleurs de tout faire pour appuyer le PS, qui lui appelle au « oui », lors des présidentielles de 2007 et de soutenir -et éventuellement participer comme ils l’ont fait pendant cinq ans- un gouvernement anti-ouvrier, anti-populaire et réactionnaire.

Le renouveau lycéen et les perspectives du mouvement.
Même si les travailleurs ne se sont pas encore rendus compte de la trahison des directions syndicales -que le terme plaise ou pas à Thibault- et de l’impact qu’aura la réforme des 35 heures sur leurs conditions de vie et de travail, il n’est pas certain que les mouvements qui ont démarré cessent de sitôt même si cette défaite sans combat à cause des bureaucraties ne nous place pas dans un rapport de force favorable vis-à-vis de la bourgeoisie et du patronat. Comme le disait un cheminot au cours de la manif du 5 février, « ce que doivent dire les directions syndicales c’est ce qui émane de la base. Si ça doit pas se passer comme ça, la grogne restera ». Reste donc à savoir comment cette grogne sociale latente s’exprimera.
Après la manif du 5 février et ce qu’il en est contradictoirement ressorti -une forte mobilisation mais une victoire parlementaire pour le gouvernement-, ce qui marque le panorama français de ces derniers jours est sans conteste le mouvement lycéen qui est entré en action, du jamais vu depuis 1998. Non seulement les lycéens sont entrés en mouvement localement depuis des semaines , mais ils manifestent massivement contre le projet de loi Fillon sur la réforme de l’Education Nationale et plusieurs centaines ont manifesté à Paris aux côtés des salariés le 5 février, créant par la suite une coordination. La presse patronale ne s’y trompe pas. Ce mouvement social à la croisée des chemin entre contestation politique et sociale face à des perspectives plutôt sombres sur le marché du travail pour les jeunes est éminemment explosif, au point de faire trembler l’homme qui n’a pas bougé lors de la réforme des retraites en 2003… « Le gouvernement redoute désormais le poids que pourraient jouer les jeunes dans les mobilisations à venir et pas seulement dans l’Education Nationale ». Effectivement, la mobilisation des lycéens peut jouer un rôle d’une caisse de résonance politique et social, favorisant l’émergence de mouvements étudiants, mais aussi chez les jeunes travailleurs et plus généralement toute la jeunesse des quartiers -qui ne trouve que rarement des canaux d’expression et de contestation collectifs- et dont les gouvernements redoutent l’entrée en scène. Et l’éditorialiste des Echos de rajouter : « si le gouvernement est peu inquiet sur les 35 heures, (…) deux catégories lui causent davantage de souci : la fonction publique où les effets d’entraînement sont toujours à craindre, et les jeunes au croisement de la crise de l’emploi et de l’éducation ».
Pour les salariés de l’Education Nationale, tisser un lien organique avec les lycéens, ce qui avait fait défaut en 2000 contre Allègre ainsi qu’en 2003 -avec à l’inverse le lien lycéens-enseignants qui avait manqué en 1998-, c’est tisser un lien avec les parents d’élèves, c’est-à-dire avec les travailleurs du privé et du public. Là aussi encore une fois, les directions syndicales majoritaires au sein de l’Education Nationale, notamment la FSU, ont démontré leur rôle démobilisateur. Au lieu d’appeler à se joindre aux manifestations aux côtés des élèves dès le mardi 8 et le jeudi 10 février qui ont rassemblé plusieurs dizaines de milliers de manifestants dans toute la France, Aschiéri a tout d’abord indiqué que la FSU organiserait une manifestation après les vacances scolaires de l’ensemble des académies, soit après le 7 mars… avant que le SNES n’appelle tardivement à la grève pour le 15 février sur l’académie de Paris/Créteil/Versailles et Bordeaux.
En effet, le gouvernement mais également les organisations syndicales, par souci de contrôle de tout mouvement, ont tout à craindre de ce que peut receler la mobilisation lycéenne si elle se poursuit. A la différence des étudiants , les lycéens sont complètement non organisés à niveau syndical, ce qui représente un inconvénient majeur pour le gouvernement : à travers quels interlocuteurs canaliser un mouvement qui par ses caractéristiques spontanées et jeunes est complètement incontrôlable, pouvant aussi bien s’éteindre que s’étendre ?
Les soi-disant organisations lycéennes que sont l’UNL et la FIDL ne sont que des coquilles vides liées, pour la première, à Nouvelle Gauche ou ce qui en reste au sein du PS ainsi qu’à l’ancienne direction du MJS, et à l’ex Gauche Socialiste au sein du PS pour la seconde… Ni l’une ni l’autre n’avaient participé au mouvement de 1998, si ce n’est pour être appelées par Allègre afin de faire semblant de négocier avec un interlocuteur lycéen qui n’en était pas un, mais un appendice du PS…
Les lycéens ont tout à gagner de leur mobilisation autonome et coordonnée par en bas, en lien avec les personnels de l’Education Nationale et dans la perspective d’unifier toute la jeunesse ouvrière et populaire avec un seul et même objectif : le retrait intégral du projet Fillon . Ce serait un premier pas pour réformer de fond en comble une éducation que bien des manifestants lycéens jugent inégalitaire et injuste. Les enseignants ont tout à gagner à lier organiquement leur lutte à celle de leurs alliés naturels, les lycéens, ce qui leur ouvre une voie de dialogue avec les parents d’élève, salariés du public et du privé. D’un côté comme de l’autre, cela appelle à une lutte contre les politiques des directions syndicales qui ne visent qu’à canaliser et à démobiliser, comme nous l’avons vu, au lieu de profiter de la situation pour faire plier Fillon, le ministre de la réforme des retraites de 2003, ce qui serait une première victoire, et non des moindres, pour l’ensemble des salariés. Pour défendre une telle perspective, il faut la force de tous les militants syndicaux combatifs, activistes lutte de classe et de l’extrême gauche. Mais voyons plutôt ce que défendent la LCR et LO.

Fidèle à ses habitudes, la LCR se contente d’appeler à un bon front syndical ou à une bonne unité dans la lutte, allant même jusqu’à conclure son tract de la semaine par une évidence : « une grande journée de grèves et de mobilisation du privé et du public est à l’ordre du jour » sans dire comment y arriver. Au contraire, la LCR est heureuse que les manifestations aient été l’occasion de manifester un « non » de gauche au projet constitutionnel, mais rien n’est dit à propos de la trahison des bureaucraties sur la question des 35 heures . Selon une règle du jeu orchestrée depuis longtemps déjà, l’aile gauche de l’organisation commence par souligner à juste titre que « les directions des grandes confédérations syndicales n’ont pas l’intention de faire de cette journée [du 5 février] le premier pas vers une mobilisation générale. C’est pourtant bien dans cette perspective qu’il faut préparer cette journée qui sera l’occasion de concrétiser l’aspiration à un « tous ensemble » qui s’est exprimée le 20 janvier, l’occasion de se regrouper, de nouer ou de renouer les liens entre équipes militantes, entre travailleurs pour discuter de la suite et la préparer ». Une semaine plus tard, la majorité recentre le débat en baissant le ton d’un cran et en se plaçant à la remorque des directions syndicales : « Ce qui nécessite, pour le 5 février et au-delà, une mise en confiance politique des salariés. Confiance dans l’unité, dans la mise en débat démocratique de perspectives de luttes convergentes » Confiance dans l’unité avec les bureaucrates ?
Lutte Ouvrière n’a pas quant à elle ménagé les directions syndicales. « Bien sûr, écrit Arlette Laguiller avant le 5 février, nous ne pouvons guère compter sur les organisations syndicales pour organiser cette riposte qui est non seulement nécessaire mais qui est possible. C’est pourquoi nous devons faire taire nos hésitations s’il y en a, et ne pas craindre de prendre à partie ces organisations syndicales qui divisent les mouvements plutôt que de les organiser. Nous ne devons pas nous plaindre de leur attitude, nous devons les contraindre à en changer. Bien sûr, il peut paraître difficile de contraindre ceux qui devraient être nos alliés, puis de combattre ceux qui sont nos adversaires ». Mais là encore, fidèle à son habitude, l’organisation qui aurait la capacité de le faire à l’échelle de l’avant-garde n’a à aucun moment indiqué quelle serait la voie à suivre pour contraindre les organisations syndicales à changer de cap et le cas échéant organiser les travailleurs pour qu’ils le fassent eux-mêmes, en déplaçant les bureaucrates syndicaux si nécessaire. A aucun moment donné au cours de la manifestation parisienne du 5 février LO n’a fait de l’agitation en ce sens en direction des colonnes syndicales et au sein des colonnes elles-mêmes dans lesquelles manifestaient, une fois n’est pas coutume, les militants et sympathisants LO qui s’affichaient comme tels. C’est ainsi que dans l’éditorial de ses bulletins d’entreprises après les mobilisations du 5, LO souligne justement que « malgré les manifestations de samedi 5 février, le gouvernement continue comme si de rien n’était à imposer sa «réforme» de la loi des 35 heures. Le projet supprime les quelques avantages de la loi Aubry pour les travailleurs. Cette loi avait réduit l’horaire de travail, et encore, pas pour l’ensemble des travailleurs. Elle imposait en même temps aux travailleurs la flexibilité des horaires, l’annualisation du temps de travail, le blocage des salaires, sans parler des subventions accordées aux patrons sous prétexte de compensation », se différenciant ainsi de la LCR qui sur ce point-là n’avait dit mot. LO poursuit en notant que « le soir des manifestations, le secrétaire général de la CGT, Bernard Thibault, a annoncé «qu’on va discuter dans les entreprises des suites à donner au mouvement». Mais pourquoi n’y a-t-il pas de propositions claires? Pourquoi les syndicats ne proposent-ils pas un plan de lutte, de façon à ce que les travailleurs sachent quelles sont les étapes suivantes, pour entraîner ceux qui aujourd’hui hésitent encore? Pourquoi n’est-il question, après le 5 février, que de journées d’action par corporation, dans l’Éducation nationale par exemple ou dans la métallurgie? ». Bien qu’adoptant une ligne de dénonciation ouverte des directions syndicales initiée pendant le mouvement des électriciens et gaziers, LO ne l’accompagne d’aucune politique réelle capable de proposer, ou du moins faire de la propagande, afin de lutter pour un cours nouveau dans le monde du travail et au sein des syndicats. Cela dédouane LO de toute politique, ce que la théorie du recul justifie en permanence en dépit de ce que démontre la réalité sociale nationale et internationale, pas plus loin qu’en Italie et en Allemagne.

Des dizaines de milliers de travailleurs et de jeunes se sont mobilisés au cours des dernières semaines, en commençant à renverser dans la rue une situation d’apathie sociale que le monde du travail subissait, part la faute des directions syndicales, depuis l’été 2004. Une fraction de ces mouvements qui ont conflué le 5 février a pris conscience de l’enjeu des mobilisations. Pour qu’elle prenne conscience de toute sa potentialité et du fait que les bureaucraties syndicales font le jeu en dernière instance du gouvernement et du patronat, il lui faut une autre politique. Cette avant-garde, qui plonge ses racines dans les mouvements de 2003 et 2004 -et parfois même au sein des mouvements contre le gouvernement Jospin-, est bien consciente que l’ex-gauche plurielle, sous son masque politique ou syndical, et qui est en partie responsable de la situation actuelle dans laquelle se trouve le monde du travail, n’offre en aucune manière une alternative possible pour défendre ses intérêts.
Pour commencer à renverser la vapeur et obtenir une première victoire, ne serait-ce que défensive, contre le gouvernement, il faut mettre en échec comme le dit Arlette Laguiller, la politique des directions syndicales nationales. Mais c’est à l’extrême gauche, notamment LO qui en a les moyens, de prendre ses responsabilités et montrer comment faire. Loin des « bonnes intersyndicales », c’est aux salariés de décider eux-mêmes de la conduite et de la durée de leurs actions jusqu’à obtenir satisfaction. Cela veut dire lutter pour reprendre le contrôle des organisations syndicales, à tous les niveaux, et en déplacer les bureaucrates qui mènent les travailleurs à la défaite comme l’ont montrés les mouvements de 2003 et 2004. Cela passe par le développement, dans les luttes, d’une politique de coordination et d’indépendance de classe par en bas, pour commencer à disputer l’hégémonie des mouvements aux directions syndicales. Et l’extrême gauche sait qu’elle peut avoir une incidence non négligeable en ce sens sur l’avant-garde, en montrant réellement pourquoi et comment il faut « contraindre les organisations à changer d’attitude ». C’est en tout cas ce que méritent l’enthousiasme et la volonté de lutte qu’ont montré les salariés du public et du privé, les lycéens et les jeunes, qui ont battu le pavé ces dernières semaines.

Paris le 12 février 2005.

ECHOS DE MANIF.
Entrevues réalisées par Francesca Malatesta, lors de la manifestation parisienne du 5 février 2005 .

Ouvrier métallurgiste.
Si je manifeste, c’est pour la défense des 35 heures, au lieu de travailler plus. Et puis on gagne pas autant qu’ils disent, il faut faire des heures supplémentaires pour gagner plus. On manifeste pour le salaire, pour la retraite, pour les vieux, pour qu’ils partent avant au lieu de rester jusqu’à soixante ans. (…) Des revendications comme ça, c’est pas que national,c’est même international, c’est pour tout le monde. Pour que les gens travaillent pas plus. Il y a des travailleurs qui font dans les cinquante ou soixante heures par semaine. (…) Moi je travaille dans la métallurgie, c’est le plus dur. Il faut que les gens partent avant soixante ans, au moins pour qu’on puisse un peu profiter de sa vie. (…) Il faut faire plier le gouvernement, c’est pour ça que les gens descendent dans la rue. Faut les faire plier, sinon ils vont faire tout ce qu’ils veulent.

Ouvrier PSA Aulnay, délégué syndical.
Si nous sommes dans la rue aujourd’hui, c’est que le gouvernement veut remettre en cause les 35 heures. Nous manifestons pour le maintien de cet acquis. Nous manifestons aussi pour l’emploi, les salaires, les conditions sociales, les conditions de travail. Ce que nous voulons c’est l’augmentation des salaires, le développement de l’emploi contre les délocalisations.
(…) Je fais confiance aux directions syndicales. Les 35 heures ça a été construit par les travailleurs avec les directions syndicales. (…) Ce qu’on voit aujourd’hui c’est qu’il y a un grand mouvement qui est en train de monter, d’opposition contre ce que fait le gouvernement, et aujourd’hui cette lutte est en train de gagner du terrain dans un fort rassemblement pour garantir les acquis que nous avions précédemment.

Retraité, ancien syndiqué CGT.
On manifeste aujourd’hui car on un gouvernement qui est arrivé au pouvoir par accident, parce qu’on a voté contre Le Pen. Et maintenant il détruit tout, il s’attaque à absolument tout. (…) Aujourd’hui on manifeste tout particulièrement pour les 35 heures, ils vont quand même pas remettre à l’envers le temps de travail.
Il y a un seul syndicat qui peut faire trembler les patrons en France, c’est la CGT. Moi je fais entièrement confiance à la CGT, même vu ce qui s’est passé il y a quelques jours [c’est-à-dire le vote de la CCN de la CGT ayant déjugé Thibault, NdR]. Malgré tous les mensonges que l’on peut dire, Thibault c’est un gars intègre, je lui fais confiance absolument.
C’est pas parce qu’aujourd’hui on marche dans la rue que ça va changer quelque chose, mais si ça dure pendant un mois, ça suffirait pour faire reculer le gouvernement. Voilà comment ça se passe.

Cheminot, militant SUD Rail.
On manifeste pour la défense des 35 heures et contre la politique du gouvernement qui casse tout le monde du travail ; dans le privé on leur met la pression ; on manifeste contre l’allongement du temps de travail, les salaires qui augmentent pas ; c’est le ras-le-bol général, c’est pour ça qu’il y a du monde aujourd’hui.
Il y a eu des AG dans les UL [pour préparer la manifestation]. Ce que doivent dire les directions syndicales, c’est ce qui émane des salariés. Si ça doit pas se passer comme ça, la grogne restera. (…)
Faut amplifier le mouvement, avec le privé. C’est sur que c’est plus compliqué pour eux, les patrons les oppressent de plus en plus. Nous dans le public on a fait des distributions de tracts pour les salariés du privé en gare. Le but c’est d’adhérer au mouvement pour combattre le patronat et les orientations du gouvernement.

Employée au ministère des Finances, non syndiquée.
Aujourd’hui il y a un ras-le-bol. Les petits sont attaqués de tous les côtés, on se sent de plus en plus en insécurité. (…) Chez nous il n’y a pas eu d’AG, juste quelques réunions. Mais je fais confiance aux directions syndicales, même si ça dépend desquelles. On sait pas si les syndicats auront assez de poids mais on se met derrière eux. Si les gens se mobilisent, c’est possible de gagner, mais ça va pas aller en se facilitant, ça va être dur.

Enseignante dans le Val-D’Oise, militante SUD Education.
Aujourd’hui on manifeste car les droits collectifs sont menacés, car il y une politique plus libérale qu’avant et elle est en train de s’installer en Europe. (…)
[Pour la manif d’aujourd’hui], chaque syndicat a organisé l’information et a fait venir ses militants. Mais ici je crois qu’il y a beaucoup de monde qui est venu et qui n’est pas syndiqué mais qui est venu pour se faire entendre.
Ca a été dur pour beaucoup de gens de perdre la bataille en 2003, mais c’est un bon signe que les gens soient venus aujourd’hui, ça veut dire que les syndicats continuent à se battre, que les gens continuent à suivre les mouvements. On souhaiterait revenir à des statuts que la France a connus après 45. (…)
Ce qui serait bien, c’est que les syndicats soient un peu plus unis. Il faudrait peut-être un peu plus d’intersyndicales, un peu plus d’interpros.

Employée, Michelin.
Aujourd’hui on manifeste pour les services publics en plus des 35 heures. Chez nous il n’y a pas en d’AG [pour organiser la manif] car il y a un très faible taux de syndicalisation. Mais c’est difficile de mobiliser les gens car il règne un climat de peur. Il y a un chantage qui est fait aux gens : « si tu as un travail, tu dois te taire ». Chez nous les gens ont peur d’exprimer leur mécontentement.
Après la mobilisation d’aujourd’hui, on verra comment continuer. Ils ont commencé à voter les nouvelles mesures, ils vont continuer à débattre lundi à l’Assemblée, on verra quel effet la mobilisation aura eu par rapport aux positions que les différents partis politiques vont prendre. Et s’ils ont pas compris le message, on va continuer à se mobiliser. Pourquoi pas une grève générale, je pense notamment au lundi férié de Pentecôte. Le principe qu’il y ait un jour dans l’année où on travaillera sans être payés, c’est inadmissible, c’est scandaleux. Si le gouvernement comprend pas le message, ça peut déclencher une grève générale ;

Enseignant en Seine-Saint-Denis, militant au SNES.
Je suis là parce que le gouvernement actuel sert les patrons, favorise les licenciements. Moi en tant que prof, je manifeste pour les services publics, on manque de moyens. Le gouvernement laisse se dégrader tous les services publics pour consacrer l’argent à aider les grandes entreprises à faire plus de bénéfices. Je pense qu’il faut une liaison entre les travailleurs du public et du privé pour se défendre. Il faut une suite. Un samedi ça suffit pas, ça permet de se retrouver. On peut attendre beaucoup des syndicats, mais si la base est mobilisée, ils doivent suivre. C’est aussi en étant dans les syndicats qu’on peut faire bouger les choses.
On a fait une journée de grève le 22 janvier sur la question du salaire et du manque de moyens. Elle a bien marché. Dans mon lycée on était un sur deux à faire grève. Beaucoup de collègues étaient contents qu’il y ait une suite, aujourd’hui c’est une suite par rapport au 22. Mais il faut d’autres journées pour que les profs relèvent la tête. Moi je pense que rien ne remplace la grève. C’est pas parce que l’on a perdu en 2003 que la grève est mauvaise en soi. C’est une question de rapport de force. On l’a pas eu il y a deux ans, mais je désespère pas de voir des mouvements victorieux pour l’avenir. Les gens ont l’impression que la gauche est incapable de s’opposer au gouvernement puisque aprés que Jospin est passé aux affaires, il a pas fait grand-chose de très différent pour les services publics.

TOSS, Hauts-de-Seine, non syndiquée.
Nous on manifeste pour les salaires. On est pas enseignants, moi je suis administratif. Et on a des salaires très bas. On parle toujours des enseignants et jamais des administratifs. Moi mon salaire est le même depuis des années, ou alors il diminue avec l’augmentation des cotisations. Et on manifeste aussi pour la défense des services publics, parce que je suis très inquiète pour l’avenir.