Ca y est, je vais bientôt passer le grand cap : j’vais arrêter de travailler pour le Capital. Si je suis sûr ? Chaque jour davantage. La fonction « gagner sa vie » ne m’a jamais vraiment attirée et c’est la seule que le travail salarié ait à m’offrir. En fait, j’suis fatigué de me battre pour si peu, j’me sens insulté et pas respectée. Marre de sourire et faire des courbettes au boss et aux clients, marre de passer la plupart de mon temps à des actions qui n’ont aucun sens pour moi. Marre d’avoir une vie calibrée depuis ma naissance jusqu’à ma mort sans jamais pouvoir choisir ce qui me fait du bien. Je ne suis pas ponctuelle, méticuleux et encore moins hypocrite. Ce que le monde du travail m’offre me rend malade. Peut-être que ça ne fait pas écho pour toi, mais observons cela en quelques points …

Dans le monde du capital, l’individu est systématiquement réduit à son rôle ou sa fonction : femme ou homme, papa ou maman, consommateur, travailleuse, usager, communicateur, chômeuse, citoyenne, etc. Tu réponds quoi quand on te demande ce que tu fais dans la vie ? Tu parles de ton travail ou de tes études ou en dernier recours tu t’excuses de devoir éduquer tes enfants pour justifier le fait que tu ne travailles pas. Catégoriser des groupes de personnes parce qu’ils sont « ouvrières » ou « docteurs » est réducteur, pourtant ce sera la première chose qui te définira. Et ça influencera tout : les droits que tu auras, la reconnaissance sociale, les opportunités, le fric sur ton compte en banque, etc. D’ailleurs, tu passes tellement de temps au travail que t’as pas le temps ni l’énergie de faire autre chose et encore moins de te définir toi et tes envies. Aussi, tu peux te convaincre de ton libre arbitre, mais quel que soit le groupe auquel tu décideras de te coller, travailler il te faudra. Et quels jobs… Tu préfères taper sur un clavier toute la journée ou nettoyer les miettes qui tombent entre les touches? A moins d’avoir un soutien financier pour faire de « bonnes » études (vomi), tu auras un incroyable éventail de possibilités qui s’étend de vendeuse à vigile. De plus, les assignations sexuelles ajoutent à la fonction « travail » leur lot de restrictions. Pour la femme en particulier, la double identité « femme-travailleuse » limite davantage son champ d’action, puisqu’elle doit évoluer dans une société dominée par l’homme.

Il existe par ailleurs, une obsession déconcertante acquise par tou(te)s et pour tou(te)s selon laquelle travailler c’est « naturel », c’est « la santé», c’est « nécessaire». Quand les un(e)s pensent qu’il faut contrôler davantage tous ces « connards de chômeurs » alors que d’autres se plaignent de leurs politiciens/patrons/tyrans en général, tou(te)s s’accordent, malgré la haine qu’iels se vouent, sur une chose : il faut se serrer les coudes pour l’emploi, suer pour l’obtenir et le garder, parce que c’est important de travailler, même si tout par en couille, même s’il n’y a plus rien à sauver, il faut juste continuer à faire ce truc si précieux qui manque cruellement de sens.

Même au rayon des prétendus révolutionnaires, la plupart n’ont, au mieux, fait qu’améliorer les conditions de travail des ouvrier(e)s. Ces camarades ont donc la fâcheuse manie de réduire une masse d’individus à une classe de travailleurs et « oublient » de remettre en question l’idée même de cette fonction. Que reste-t-il de révolutionnaire dans cette vision ? En définitive, iels s’attaquent à la forme sans questionner le fond ou recourent à des alternatives comme la reprise des moyens de production : l’autogestion comme remède miracle. Comme si prendre le contrôle des industries nucléaires et des prisons allait vraiment rendre ce bordel plus supportable. Pas un mot de critique sur le sens et la signification du travail, son rôle social de domestication et de contrôle, dans les bureaux comme dans les usines.

Cette acclimatation à la domestication fût justement tellement efficace qu’il est aujourd’hui impossible de croire qu’une autre forme d’organisation est envisageable. Le travail est vu comme indispensable et indépassable, tout comme la grande copine du Capital ; la propriété privée. Ils sont peu les individus qui arrivent à imaginer un monde sans elle. Ces constructions sociales sont réelles, mais leur emprise n’est en rien inéluctable. L’existence des chefs d’entreprise et des propriétaires exploiteu(r)ses n’est pas plus naturelle, nécessaire ou salutaire que celle des impératrices et empereurs au temps jadis.

Par ailleurs, la notion de « propriété » permet de légitimer l’usage de la violence pour imposer les déséquilibres artificiels d’accès au territoire et aux ressources. Dès lors, il est important de rappeler que l’empire du travail est violent et répressif. Pour tous ses exclu(e)s : du sans-papiers au sans-domicile-fixe, du cépéaèsseu(se)x à cellui-qui-a-perdu-ses-droits-aux-allocs, de la sans-diplôme à la diplômée sans-avenir, du chômeur aux individus qui, à raison, ne veulent pas du travail salarié, il leur faudra se cacher dans les dernières niches de l’Etat social en miettes ou s’en exclure définitivement. Mais évidemment le supplice ne s’arrête pas là, car les travailleurs sociaux et secrétaires s’empresseront de leur compliquer cette tâche, ô combien ardue, en les traînant sous les lampes interrogatoires des institutions de l’Etat afin qu’iels se prosternent devant le grand, le magnifique, l’adulé Enfer-travail. Pour toi, pour elles et eux, ce sera l’expulsion du taf, du chômage ou du CPAS et ça peut clairement s’étendre à d’autres aspects comme l’expulsion de ton appart parce que tu peux plus le payer, du territoire parce qu’en fait t’avais pas de permis de travail, parce qu’en fait t’avais pas les bons papiers ou pas de papiers du tout. On peut même te mettre dans un centre fermé, une prison quoi, si besoin.

Outre tous ces aspects qui attestent de l’extrême pourriture du travail, il en existe un qui me révulse chaque jour : le temps volé. Il est certainement l’or le plus précieux qui fût dérobé. Temps de travail, temps de pause, emploi du temps, temps d’attente, temps mort, temps libre, temps partiel, temps plein. Le temps est cyniquement coupé en petits morceaux, toujours plus petits pour toujours plus de facilité de son contrôle. Le compte à rebours est lancé chaque matin. Plus vite, il s’échappe ! Ça n’sert à rien de courir derrière lui, il est déjà perdu, à jamais. Mais c’est pas grave, le temps c’est juste de l’argent ! Il suffit donc de bien l’investir pour oublier la douleur de sa perte. On met de côté pendant des mois pour passer trois jours à cents kilomètres de chez soi histoire de se convaincre qu’on le rattrape enfin, ce petit filou !

Non mais, sérieusement, ces moments de vie volés ne se rattrapent jamais. Ni quand nous chômons, ni quand nous partons en retraite. Un individu qui se retrouve au chômage continue généralement de subir le poids du travail (qu’iel n’a plus). Parce qu’en réalité ce n’est pas si facile de se trouver soi et faire des projets grandioses en dehors du cadre qui a été fixé depuis sa naissance : métro, boulot, dodo. La plupart des individus continuent donc de vivre l’aliénation (désormais fantomatique) qu’iels vivaient au travail sous forme de frustration, d’inertie, baisse d’estime, dépression, etc. La majorité continuera de s’éteindre ou s’empressera de retrouver du boulot qui lui donnera frustration, baisse d’estime, manque cruel de sens, dépression, tu vois où je veux en venir ?
De même pour les retraité(e)s, iels la méritent bien, hein, cette retraite ! Dans une logique de rentabilité, ce « mérite » a déjà été payé dix fois plutôt qu’une. Car ce que les exploitants nomment « profit » est en fait un vol légal et organisé. Il est justifié par l’idéologie dominante comme la « juste rétribution du risque et de l’investissement de capital dans l’entreprise » (qui a lui-même été obtenu par un vol antérieur). Tout cela repose sur la conviction que la hiérarchie est nécessaire dans une organisation et que c’est le chef qui crée des richesses or, ce sont les exploitées qui les créent.

Et cessons de croire que la retraite offre un refuge à l’oisiveté, il ne faut pas confondre paresse et fatigue. Cette promesse d’une douce et paisible croisière dans les eaux du troisième âge est un mensonge, de la poudre aux ouilles. En réalité, le travail et sa fatigue te propulsent dans un rythme infernal, l’un exige de devoir sans cesse agir, courir, être sous pression, se lever trop tôt, etc. La fatigue, résultant du premier, induira une lassitude, un report systématique des choses « à faire », des efforts perpétuels contre soi-même, l’envie qu’on te foute la paix une bonne fois pour toutes. Or, ces deux extrêmes fragilisent l’individu en le maintenant entre stress et culpabilité toute sa vie, ma foi bien loin de l’oisiveté. Celle-ci a un petit goût de liberté qui donne aux gestes et aux pensées un rythme plus personnel, ni trop rapide, ni trop lent. Elle permet une certaine disponibilité face aux événements, une aptitude à ne pas tout contrôler. Parce que, oui, il est possible de vivre en acceptant que le monde tourne sans notre constante participation à sa production. D’ailleurs, le poids de l’action, s’il est constant, condamne à la répétition et empêche d’y voir clair. Or, être maintenu une vie entière dans l’action répétée et aliénante laissera juste la place à une fatigue à la hauteur des efforts fournis ; une extrême, lancinante, terrifiante et moribonde fatigue.

Et puis quoi pour le futur ? Ce qui t’attend est la suite logique : des « acquis » sociaux qui partent en lambeaux au rythme des mesures drastiques d’austérité que nous concoctent les Etats et leurs patrons. Sans compter les nouvelles technologies qui achèveront de te sacrifier sur l’autel du progrès. Le chômage et les pensions c’est bientôt du passé. La situation de la Grèce te parait bien loin ? C’est tout juste ce qui t’attend. Un jour t’auras plus rien, parce qu’en fait, t’as jamais vraiment rien eu à toi, même ton précieux argent gagné à la sueur de tes petits bras appartient à l’Etat. Enfin, il t’appartient pour l’instant, tant que ça convient à l’Etat et ses complices. Le jour où il voudra te dépouiller, il le fera sans vergogne en le justifiant au mieux à l’aide de ses lois : quelques taxes, une petite expropriation, la fameuse dette publique, une bonne guerre… Au pire, il le fera sans hésitation par la violence de la répression. Tu veux vraiment attendre de crever de faim pour commencer à faire les choses par toi-même ? Et j’insiste, le monde de demain te demandera bien plus que de te soumettre à l’ordre établi sans te poser de questions, car le fossé entre les privilégié(e)s et nous s’étend au rythme du capital qu’iels engrangent et, comme tu le sais, il n’a aucune limite, aucun plafond, aucune pitié. T’espères te retrouver du bon côté et pas trop en souffrir ? Si c’est le cas, commence à faire des calculs de probabilités et fais-moi part de tes conclusions, qu’on rigole un peu.

Travailler abîme l’esprit, tue le le temps, insulte l’intellect, conserve la plupart des individus dans un état de confusion et de dépression, et distrait de tout ce qui importe réellement dans la vie. Le travail salarié est une machine à tuer et il faut apprendre à lui dire non pour commencer à avoir du temps et de l’espace pour vivre.

J’entends déjà les plus réticents me dire « Ok, c’est bien joli ton histoire, on s’est bien fait avoir, mais on fait quoi ??? ». Bon, déjà, arrêter de bosser c’est quelque chose de grand, une putain de décision qui change radicalement ta vie et qui te permet de te positionner face à ce que tu rejettes. Saper le travail c’est saper une énorme base du capitalisme : j’arrête de jouer dans leur jeu. Tu te demandes pourquoi tu te lèverais le matin ? Ben pour rien ou pour tout en fait. Pour sonder tes désirs (les tiens, pas ceux des autres, ni les coquilles vides que le marketing te fait gober), réveiller la personne qui dort en toi depuis longtemps, apprendre à être plus autonome, penser ta vie et ton temps comme une œuvre, un quelque chose à construire, inventer, soigner, nourrir. L’action capitaliste basant tout sur le but à atteindre, tu pourrais au contraire essayer de te concentrer sur le processus. Arrêter d’aller d’un point A au point B en ligne droite, commencer à tracer des sinuosités, changer d’idée en cours de route pour donner plus de sens à tes actions… Enfin, ce genre d’inepties qui font du bien…

C’est pas concret ? T’inquiète, pose toi deux minutes pour réfléchir à la question, je suis sûr que tu vas trouver quelque chose de mieux à faire que te lever à l’aube pour lécher les couilles de ton boss. Et oui, il y a des factures à payer, j’en suis conscient. Non, je ne sortirai pas du monde du travail en claquant des doigts juste parce que je l’ai décidé. Au contraire, ce changement me demande de m’organiser d’une tout autre manière. Je ne gagnerai plus d’argent, ou très peu et il me faudra apprendre à vivre tout autrement et me passer des privilèges consuméristes. Parce que ma seule arme en tant qu’exploité est ma capacité à tuer et rejeter ma situation d’exploité, je dois faire front face à ce qui me conditionne : le salariat, les marchandises, les rôles et les hiérarchies. Loin de moi l’idée de dire que c’est facile, sinon je crois qu’il y aurait beaucoup plus d’individus qui le feraient. Mais c’est aussi loin d’être impossible et je pense que la question mérite d’être étudiée et expérimentée, je préfère mille fois me demander comment m’organiser et créer d’autres modes de fonctionnement que de me voir pourrir jour après jour dans un système qui m’entretient misérablement aujourd’hui et me laisse crever la gueule ouverte le lendemain. Pas toi ?

 

De la revue apériodique Attak Attak