J’oppose donc aujourd’hui mon expérience vécue aux comptes-rendus de presse et aux réactions officielles exprimées à propos de la situation en Palestine en tant que subjectivité répondant à ces subjectivités, ayant définitivement pris acte de ce que le débat public n’a jamais été et ne sera jamais qu’un chaos de solipsismes.

Depuis que j’ai lu les réactions officielles à l’attaque perpétrée vendredi par un jeune Palestinien contre des colons à Jérusalem Est, j’ai la confirmation que le débat public, loin d’être une forme de communication, n’est qu’une dispersion à tous les vents de subjectivités qui suivent des trajectoires divergentes et qui n’ont de commun avec la réalité que la concurrence dans laquelle elles entrent pour la modeler et l’imposer les unes aux autres.

Comme il s’agit de questions internationales cruciales, ces subjectivités se nourrissent secrètement de considérations géopolitiques et ne sont donc pas exemptes de calculs, autrement dit ce sont des subjectivités qui laissent filtrer des projets et préparent même les pires actions. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que, prétendument inspirées de « principes » ou encore de « valeurs », ces subjectivités ne sont le plus souvent que des impostures.

« Une attaque contre le monde civilisé »

L’attaque menée vendredi contre les colons à Jérusalem-Est a suivi une année 2022 au cours de laquelle 250 Palestiniens (hommes, femmes et enfants) ont été assassinés par Israël et un mois de janvier où 30 autres ont déjà subi le même sort.  Mais c’est cette seule attaque, menée par un jeune homme dont le grand-père homonyme avait été poignardé à mort en 1998 par un colon, qui a été qualifiée par le secrétaire général de l’ONU d’« abjecte » car a-t-il dit il n’y a jamais « aucune excuse pour des actes terroristes ». « Cette attaque contre des civils, au moment de la prière, et le jour des commémorations internationales des victimes de la Shoah, est particulièrement abjecte », a renchéri le ministère français des affaires étrangères, à quoi Emmanuel Macron a ajouté sa « ferme condamnation de cet acte odieux ». Le porte-parole officiel allemand s’est dit « bouleversé ».

La presse française a enchaîné sur le thème du « terrorisme », titrant sur la « montée des tensions » et « les risques d’escalade ». Il n’est pas jusqu’à Mediapart qui n’ait titré ce samedi avec le sens de l’ellipse qu’il réserve immanquablement à la Palestine « Fortes tensions après des attaques meurtrières à Jérusalem ».

Joe Biden a synthétisé ce florilège en affirmant que cette « atroce attaque terroriste » était une « attaque contre le monde civilisé ».

Sans doute le président américain qui, quoi qu’on ait dit de lui, ne perd pas toujours la tête, même lorsqu’il exprime un « émoi » profond, a-t-il voulu par cette dernière affirmation faire le lien avec d’autres faits de l’actualité, notamment la guerre en Ukraine.

Et c’est là que moi-même je voulais en venir. Confronté à toutes ces subjectivités calculatrices, je veux leur opposer les miennes propres, dont les calculs ont de bien moindres conséquences. Il n’est pas question que, s’agissant de l’Ukraine, j’unisse ma voix à celles du « monde civilisé ». Je me sens solidaire avec le peuple ukrainien qui endure une guerre meurtrière, la destruction de son tissu social et l’exil massif mais j’en rends responsables Zelensky et ses alliés occidentaux autant que Poutine.

C’est ma manière de refuser les règles imposées à ce débat de dupes. Mais comme je ne peux pas m’y mêler sans me soumettre à une règle du jeu, je la définis moi-même.

Hannah Arendt a écrit dans sa préface à la Crise de la Culture : « ma conviction est que la pensée elle-même naît d’événements de l’expérience vécue et doit leur demeurer liée comme aux seuls guides propres à l’orienter [i]». Elle devait s’en expliquer dans une interview et préciser que l’événement qui avait décidé de l’évolution de sa pensée fut l’incendie du Reichstag par les Nazis en février 1933. « Ce fut pour moi un choc immédiat, avait-elle dit, et c’est à partir de ce moment-là que je me suis sentie responsable (…) Il s’agissait d’une affaire politique et non pas personnelle […] et ce qui était en général du politique est devenu un destin personnel ».

Oubliant les désaccords profonds que j’ai avec Arendt, relatifs notamment à son idéalisation de la révolution américaine qui fut le prélude à l’un des plus horribles génocides de l’histoire, je fais mienne la position quasi épistémologique qu’elle affirme dans ces lignes.

Le seul guide propre à orienter la pensée

Je suis né dans l’Algérie coloniale et j’ai ouvert les yeux sur le monde pendant la guerre de libération nationale. A peine nanti des premiers rudiments de lecture, je déchiffrais tous les matins le journal qui rapportait en une avec une réprobation indignée les actes « terroristes » commis contre toutes les manifestations de la présence française et avec des accents triomphalistes les statistiques quotidiennes « des rebelles mis hors de combat » par l’armée d’occupation.

A l’égal de ce que fut pour Arendt la répression brutale déchaînée par le régime nazi dès 1933, ces événements qui se prolongèrent dans l’arbitraire des pleins pouvoirs pendant la bataille d’Alger, les arrestations, la torture puis les crimes de l’OAS, furent pour moi l’expérience vécue à laquelle ma pensée est demeurée « liée comme aux seuls guides propres à l’orienter ». Ils constituent à tout jamais la « scène primitive » qui a définitivement décidé de ma sensibilité aux tumultes du monde.

Je l’oppose donc aujourd’hui aux comptes-rendus de presse et aux réactions officielles exprimées à propos de la situation en Palestine en tant que subjectivité répondant à ces subjectivités, ayant définitivement pris acte de ce que le débat public n’a jamais été et ne sera jamais qu’un chaos de solipsismes.

Puisque dans chaque camp, on ne s’alarme que des « attaques contre les civils » que l’on chérit, que les seuls « terroristes » qu’on abomine sont ceux qui s’en prennent au « monde civilisé » auquel on s’affilie et qu’on arme les seuls « résistants » aux occupants qui sont ses ennemis, je n’ai moi-même de soutien à apporter qu’à ceux qui font aujourd’hui « l’expérience » des événements que j’ai vécus.

Autrement dit, puisque le campisme est général, quoi qu’en disent ceux qui s’en défendent et nous le reprochent, j’ai l’intention de « camper » sur mes positions. A cet égard, la cause palestinienne étant la cause anticolonialiste de notre époque, survivant à la répression et au déni depuis 70 ans, elle constitue le critère de référence que je prends dans toutes mes analyses.

Ukraine, Iran, Afghanistan, sur toutes ces questions et d’autres encore, je ne joindrai pas ma voix au chœur  de ceux qu’elles indignent, sachant en toute certitude qu’elle viendrait renforcer le camp de ceux qui veulent faire croire que la sécurité d’Israël, État colonial surarmé et raciste, est menacée par la résistance obstinée du peuple qu’il opprime.

Ceux-là font mine d’adhérer a posteriori aux dénonciations du colonialisme du 20e siècle, refusant de voir qu’il a survécu à ce jour dans des formes aussi barbares en Palestine. Ce qui m’incline à penser qu’ils l’auraient soutenu en temps réel en Algérie, si l’occasion leur en avait été donnée.

Aussi bien, en ce qui me concerne, considérant à la suite d’Arendt (et sans me prétendre son égal en aucune façon) que ce qui était du politique est devenu mon destin personnel, je ferai de mon expérience vécue du colonialisme le guide propre à me démarquer de leur pensée de même qu’elle avait fait de son expérience du nazisme le guide propre à se démarquer du totalitarisme.

https://blogs.mediapart.fr/khaled-satour/blog/290123/palestine-le-critere-arendtien-de-l-experience-vecue/commentaires

Et pour bien comprendre ce qu’est le projet d’épuration ethnique en oeuvre en Israel, lire :

De Golda Meïr à Bezalel Smotrich, du déni au négationnisme

« Israël est né d’un déni. Déni de l’existence, des droits et de la dignité du peuple palestinien. Déni du nettoyage ethnique prémédité de 1947-49. Dès la création de l’État d’Israël, les dirigeants israéliens ont répandu une légende tenace : « les Arabes sont partis d’eux-mêmes ». Pour bien convaincre le monde entier, ils ont interdit le retour des réfugiés, et entrepris d’effacer les traces de la Palestine en détruisant les villages et en changeant des noms des lieux. »

Voir l’article :

https://ujfp.org/de-golda-meir-a-bezalel-smotrich-du-deni-au-negationnisme/