Les voix de la grande muette
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Les voix de la grande muette.
La propagande d’Etat a de multiples visages et concerne tous les domaines de la vie politique, économique et sociale. L’action de persuasion exercée par et/ou pour l’armée est un de ses aspects qui mériterait d’être plus connu. «Paradoxe pour le moins surprenant, la Défense, d’abord réticente à communiquer, possède à ce jour le dispositif de communication le plus important de l’Etat, d’un point de vue quantitatif(1) »constate un officier de la grande muette. Le paradoxe n’est qu’apparent et l’on sait que la propagande fait, depuis longtemps, partie de l’arsenal militaire. Toutefois, le phénomène est bien plus pesant, multiforme et diffus que ce que l’on pense généralement. Chacun en a été la cible, consciemment ou pas, souvent dans les moments les plus ordinaires de la vie quotidienne. Ne serait-ce qu’en tant que consommateur de médias. Sans prétendre faire le tour de la question, ni bien sûr déjouer toutes les ruses de la grande muette, il n’est pas inutile de rappeler l’existence de cette propagande militaire dont il faut discerner les acteurs, les objectifs et les techniques. Et peut être fournir ainsi quelques pistes pour résister à cette artillerie que l’armée tourne d’abord contre ceux qu’elle est censée servir.
Les soldats de la communication
Dans la novlangue du pouvoir, la propagande (la sienne et non celle de l’adversaire) n’existe pas. Il n’y a que de la «communication». Selon Jean-François Bureau, le délégué à l’information et à la «communication» de la défense, les ressources accordées par le ministère à la communication «représentent 2,5 pour mille des effectifs civils et militaires du ministère (435000 en 2003) et une proportion similaire du budget total du ministère en 2003. Si, en valeur relative, ces ordres de grandeur sont comparables à ceux constatés, par exemple dans les grands groupes industriels pour leur dépenses de communication, il reste qu’en valeur absolue, le ministère de la défense consacre à la communication des ressources importantes.(2) »
C’est donc plus de mille personnes qui sont chargés de la «communication» au ministère de la défense. Deuxième budget de l’Etat, le budget de la grande muette s’est élevé à 32,4 milliards d’euros hors pensions en 2004. Ce qui donne une idée de l’importance des sommes affectées à la «communication». Quelle autre institution ou organisation, publique ou privée, y consacre un tel budget, et un tel effectif ? D’autant que cette évaluation peut être sous-estimée. Comprend-t-elle les effectifs de tous les services impliqués dans les actions de «communication» ? Quoi qu’il en soit, elle reste significative. La grande muette est bel et bien un des premiers voire le premier propagandiste de France.
Parmi les services chargés de cette vaste action de persuasion, la Délégation à l’information et à la communication de la défense(DICOD) conduit «la politique générale». Elle est notamment chargée de promouvoir l’image des armées, de contribuer au renforcement des «liens armées-nation», de gérer la communication des armées et du ministre de la défense à travers les médias, de concevoir des documents écrits et audiovisuels mais aussi de recueillir et d’analyser les informations militaires diffusées dans la presse nationale et internationale. C’est donc à ce service que revient la tâche de « propager une image valorisante des armées dans l’opinion publique(3) ».
C’est ce même service qui traite une partie des demandes d’accréditation des journalistes. Ainsi, ceux qui d’aventure se risqueraient à diffuser une image des armées jugée insuffisamment «valorisante», pourraient se voir retirer leur accréditation. Une manière parmi d’autres de tenir quelques correspondants privilégiés.
La Dicod anime un centre de presse qui «établit et entretient les relations avec les journalistes, rédige et diffuse les communiqués et information de presse. Par ailleurs, il organise les conférences et points de presse du ministère ainsi que les voyages de presse de la délégation(4) .» Selon un rapport d’activité du ministère de la défense, en 2001, «plus de 300 communiqués de presse(avec environ 250 destinataires) ont été diffusées et 47 points de presse organisés et suivis par 862 journalistes.(5) »La Dicod organise aussi des «stages d’entraînement à la pratique des médias(6) » destinés aux officiers de presse» qui ont pour tache de «faciliter», autrement dit d’orienter, le travail des journalistes.
La Dicod a été créé en 1998, prenant la relève du Service d’information et de relations publiques des armées (SIRPA). Cette réforme qui consistait essentiellement à placer ce service sous le contrôle d’un civil relevant directement du ministre de la défense ne s’est pas faite sans de fortes résistances militaires. Plusieurs articles publiés en 1998 se font l’écho de cette hostilité.
Quand l’armée s’accroche au porte voix.
Ainsi, une brève du Figaro, publiée le 12 janvier 1998, prend assez nettement le parti de l’Etat-major, en annonçant que le Sirpa «subira prochainement une profonde réforme» : «Prenant prétexte de la suppression de la conscription qui lui fera perdre ses quatre cents appelés(la moitié des effectifs), le ministre de la défense, Alain Richard, se prépare à retirer aux militaires la direction du Sirpa pour la confier à un civil.(7) »
Deux jours plus tard, dans ce même journal, Patrice-Henry Desaubliaux note dans la même veine que le projet de réforme, préparé «dans la plus grande discrétion […] n’est pas sans alimenter des rumeurs, et surtout, susciter des inquiétudes.» Le journaliste s’interroge : «Si l’objet de la réforme est bien d’assurer une meilleure cohérence de la politique de communication de la défense, pourquoi est-elle ainsi élaborée dans le secret, sans la participation ouverte et directe des militaires ? (8) ».
Dans un article du Monde publié le 10 juillet 1998, c’est Jacques Isnard qui communique les états d’âmes des militaires : «Dans les armées, on craint que cette nomination marque les prémices d’une politisation du poste et que le ton soit ainsi donné à une conception davantage tribunicienne de cette fonction de porte-parole du ministère. Au risque que des tensions surgissent entre le patron de la Dicod et les armées, si elles devaient se méfier de lui. Dans ces conditions, le titulaire du poste, estiment de nombreux cadres opposés à la disparition du Sirpa, devra changer avec le gouvernement. Ce qui n’était pas le cas précédemment, quand un officier général, plus neutre, occupait le poste.(9) »
Mais ce conflit de pouvoir peut aussi s’expliquer par d’autres enjeux. Pour François Chauvency, «cette évolution de la communication institutionnelle pourrait avoir une préoccupation différente : maintenir les armées professionnelles sous le contrôle étroit des institutions en leur retirant toute influence sur le débat public concernant la défense […] il s’agit de pallier la menace d’une armée qui pourrait dévier de ses missions en empêchant tout contact direct demain entre une armée professionnelle et la nation par une communication qu’elle a appris à maîtriser(10) ».
Résultat de ces tensions entre l’oligarchie politique et l’oligarchie militaire, un compromis a finalement été trouvé : la cellule de communication de l’état-major a été remanié et renforcé. Jean Guisnel le notait le 1er janvier 98 : «Pour prix de leur acceptation de cette réforme, les autorités militaires-qui n’y ont pas été associées- pourraient pousser un pion qui leur est cher : installer une cellule de communication opérationnelle pour les engagements de l’armée française, auprès du chef d’état-major des armées. Pour reprendre la main ?(11) » Le 27 juillet 98, Jean-Dominique Merchet nous apprend que «L’état-major des armées semble avoir obtenu gain de cause. La com-ops restera dans sa main, et la cellule communication de l’état-major devrait être nettement renforcée.(12) »
L’état-major garde le contrôle des informations délivrées par les officiers de presse qui orientent le travail des médias lors de chaque intervention militaire. Interventions au cours desquelles le chef d’état-major des armées – avec sa cellule communication(EMA /Comm.) – prend en charge la propagande et donne ses instructions à la Dicod. Il coordonne l’action des Sirpa (Sirpa-Terre, Sirpa-Mer, Sirpa-Air et Sirpa gendarmerie) qui sont maintenus dans chaque armée. Les chefs de ces Sirpa sont des militaires nommés par les chefs d’état-major de leur armée respective. Ils disposent d’une très large autonomie puisque, comme l’indique Claude Weber, «les Sirpa qui constituaient auparavant des antennes relais du Sirpa central», «s’appuient à présent d’avantage sur leur état-major et ne sont plus de simples relais.»
L’état-major défend jalousement son pouvoir en matière de propagande, notamment en ce qui concerne le nerf de la guerre. Ainsi, François Mastère évoquait dans L’Express la «vigilance» des officiers, « au moment de comparer les sommes qui seront prochainement affectées à la Dicod, ‘Sirpa politique’, et celles dévolues à la cellule de communication et d’information rattachée au chef d’Etat-major des armées, ‘Sirpa militaire’.(13) »
La direction de la propagande est donc essentiellement bicéphale(14) : la Dicod coordonne et conduit «la politique générale» du ministère de la défense ; mais l’état-major dispose de services indépendants et contrôle étroitement la propagande de guerre baptisée «communication opérationnelle». Il préserve ses capacités d’influence directe sur les soldats et sur l’opinion.
Par-delà les tensions(toujours possibles) entre le pouvoir politique et l’état-major, la classe dirigeante assigne trois objectifs fondamentaux à la propagande militaire : légitimer le maintien d’un budget de défense élevé et même croissant ; assurer le recrutement souhaité par l’institution ; éviter l’émergence, dans l’opinion publique, d’une contestation des interventions extérieures.
Buts de guerre médiatique.
Le ministère de la défense consacre une partie de l’argent du contribuable à convaincre le contribuable de lui donner de l’argent. La nécessité de légitimer le budget apparaît notamment dans le rapport de l’assemblée nationale «sur les relations entre la nation et son armée(15) » qui s’interroge : «le citoyen acceptera-t-il que l’Etat consacre une part importante de ses ressources budgétaires, donc des impôts qu’il acquitte, à la défense collective ? »
On la retrouve aussi sous plusieurs plumes de la grande muette. Ainsi, Céline Bryon-Portet rappelle la nécessité de «justifier ses dépenses» et «prouver sa légitimité et sa nécessité en communiquant sur ses besoins(16) ». Un article de La Tribune du Collège Interarmées de Défense évoque avec pudeur ces «exercices pédagogiques» servant à «justifier les attributions budgétaires à venir ou la conservation des effectifs militaires nécessaires à l’accomplissement des missions susceptibles d’être confiées au ministère de la défense(17) .»
La question est sensible. Comme l’indique le commandant de l’armée de l’air Bruno Mignot dans la revue Défense nationale : «à l’heure des restrictions budgétaires et face aux chants des sirènes annonçant la disparition des guerres, les crédits alloués aux armées seront de moins en moins facilement justifiables.(18) » Pourtant, la grande muette parvient à traverser indemne notre période de coupes budgétaires tous azimuts.
Depuis 2003, le budget militaire est même en augmentation et cette tendance à la hausse se poursuivra dans les années qui viennent. La loi de programmation militaire 2003-2008, fixant les orientations de la politique de défense et la programmation des moyens, le prévoit. Le budget et les effectifs militaires risquent même d’augmenter jusqu’en 2015, si l’on en croit (et si l’on accepte) les propos du chef d’état-major des armées, le général Bentégeat, affirmant que la prochaine loi de programmation militaire (2009-2015) imposera «un accroissement de crédit de 25% (19) ». La population française n’a évidemment pas été associée à ces choix budgétaires qui engagent l’argent du contribuable pour des années. Si elle l’avait été, rien n’assure qu’elle aurait approuvé la décision de ses gouvernants de participer à ce qui ressemble fort à une nouvelle course mondiale à l’armement.
La propagande en faveur d’un budget de défense élevé est d’autant plus aisée qu’elle concorde parfaitement avec les préoccupations des principaux propriétaires de médias (Lagardère et Dassault) qui, à travers les commandes publiques, dépendent eux-mêmes de ce budget.
C’est une propagande difficilement perceptible puisqu’elle repose en grande partie(mais pas uniquement) sur l’absence d’articles ou de reportages remettant en cause le budget. Pour maintenir le consensus sur le budget de défense, la grande muette doit d’abord éviter ou limiter les parutions critiques.
De manière générale, il s’agit toujours de promouvoir «l’esprit de défense» et l’image des armées. L’objectif de maintien ou d’augmentation du budget s’inscrit dans cette propagande globale, qui vise également la réalisation des objectifs de recrutement et l’acceptation des interventions extérieures.
Sur le front de l’embrigadement.
Les médias ont, bien sûr, un rôle décisif à jouer sur le front de l’embrigadement. Environ 30000 à 35000 jeunes sont recrutés chaque année. La propagande de recrutement est d’autant plus nécessaire que l’enrôlement forcé a été suspendu. Ce n’est désormais que par la persuasion que la grande muette peut remplir ses casernes de personnels civils et militaires.
Un groupe d’officiers supérieurs du Centre des hautes études militaires (Chem) souligne l’importance de cet enjeu lié à la professionnalisation dans la revue Défense nationale : l’armée «a d’ores et déjà pris conscience qu’elle devra entretenir un contact encore plus charnel avec la nation que par le passé ; le recrutement de ses effectifs en est directement tributaire.(20) »
Pour atteindre ses objectifs, l’armée, «1er recruteur de France», ne ménage pas ses efforts : utilisation des techniques de marketing, de l’imaginaire ludique des sports, des jeux vidéos, de l’aventure, campagnes d’affichage, slogans publicitaires, publi-reportages télévisés, spots radios etc.
Parmi ces actions de «communication», il y a aussi la participation à des manifestations publiques, journées portes ouvertes, évènements sportifs et culturels, expositions… Par exemple, l’exposition «Des ailes et des hommes» organisée par l’armée de l’air dans un centre commercial Carrefour, au cours de laquelle un officier du Sirpa Air a pu affirmer tranquillement : «nous ciblons en priorité les 8/15 ans» car «c’est à cet âge là que les jeunes commencent à décider de leur avenir.(21) »
Afin que les jeunes soient bien disposés à son égard, et suffisamment nombreux à choisir un avenir militaire, la grande muette a pris soin de s’immiscer dans les programmes scolaires. Depuis 1998, l’enseignement de la défense à l’école est obligatoire : «Conscient du rôle majeur de l’école pour façonner l’esprit de la jeunesse, le législateur a ainsi fait de l’enseignement de la défense l’un des dispositifs clés de la réforme du service national.(22) » Cet enseignement doit «renforcer le lien armée-nation tout en sensibilisant la jeunesse à son devoir de défense.(23) »Ainsi, certains pourront franchir le pas plus aisément lors de la journée d’appel de préparation à la défense (JAPD), une journée qui a pour objet de «conforter l’esprit de défense» de tous et d’en enrôler quelques-uns.
Cette propagande va bien au-delà des actions de recrutement ouvertement identifiées comme telles. Lorsque la grande muette recrute, elle n’affiche pas toujours très nettement cette intention. Elle sait communiquer sur des registres réalistes. Un documentaire apparemment réaliste, voire même «critique», peut avoir aussi des objectifs de recrutement. Ainsi, à propos de la série documentaire «A la recherche du nouvel homme des casernes», diffusée en 2000 sur la cinquième, Jean-François Bureau, le chef de la Dicod, soucieux de fournir de bons supports pédagogiques, expliquait qu’ «il est intéressant que le public voit les militaires tels qu’ils sont», «si cette série obtient une certaine notoriété, qui se traduit par des débats dans les lycées, les IUFM, c’est intéressant pour nous.»
De fait, la grande muette ne peut se permettre de communiquer en permanence sur un registre trop irréaliste(l’aventure, l’humanitaire…) qui pourrait provoquer discrédit, désillusions et indiscipline. D’autant plus que, de par ses besoins de recrutement, elle s’adresse à des public-cibles variés. Elle doit donc trouver un certain équilibre entre publicité alléchante et présentation de la réalité du métier militaire. Mais ce métier qui fait vivre dans la soumission, au risque de tuer et d’être tué, est bien difficile à vendre…
Comme l’indique Jacques Langlade de Montgros, «Les médias, aujourd’hui indispensables, constituent un intermédiaire naturel et efficace entre les militaires et les français. De ce fait, les journalistes sont des acteurs à part entière de la bataille du recrutement pour laquelle toute évocation publique de l’institution contribue à faire connaître les armées, voire à susciter des vocations.(24) »
La grande muette est présente dans les journaux. Elle publie ou soutient la publication de livres visant à promouvoir l’image des armées- ainsi que des livres consacrés à l’analyse(sérieuse ou désinformatrice…) de conflits contemporains. Mais elle dispose de relais bien au-delà des publications écrites. Car toute évocation publique peut être un élément de propagande, de la simple apparition au 1er rôle au cinéma et dans les feuilletons et reportages télévisés. Les officiers du Chem l’affirment : «Exister dans les médias signifie occuper le terrain, à la fois dans l’espace et dans le temps. Il s’agit donc d’être présent sur toutes la gamme des supports disponibles, tant en interne qu’en externe (presse, audiovisuel, internet).»
Le rapport d’activité 2001 du ministère de la défense nous donne une idée de l’importance des activités audiovisuelles de la grande muette qui, cette année là, a fait l’objet de 2020 sujets dans les journaux télévisés et 147 documentaires : «Dans le domaine de l’audiovisuel, les services de communication répondent à de nombreuses demandes de concours : participations à des coproductions, fourniture d’images, mises à disposition. En 2001, ils ont participé à la réalisation d’émissions télévisés (Capital, Combien ça coûte, ça se discute, Envoyé spécial, etc.) ; de documentaires ; de feuilletons télévisés ( par exemple, Une fille dans l’azur ou Un homme en colère) ; de films (Cazas, Taxi 3…).(25) » Le rapport 2000 évoquait aussi les émissions Thalassa, E=M6, Argent public, C’est pas sorcier, Va savoir.
L’armée se paye parfois le cinéma, ou se le fait offrir. Le film de Gérard Pirès, «Les chevaliers du ciel», un «Top gun à la française», qui devrait sortir en 2005, a tout de l’opération de communication du ministère de la défense. Le film a bénéficié de l’entière collaboration de l’armée de l’air, qui en espère beaucoup. Selon le colonel dirigeant le Sirpa Air, «le film fera naître des vocations et on mise là-dessus à fond car cela correspond aux besoins de recrutement pour les 15 ans à venir.(26) »Un article du Figaro Magazine, une des propriétés du marchand d’avions de guerre Serge Dassault, complaisamment titré «Les ailes du plaisir», note que, lorsque le réalisateur et le producteur ont présenté leur projet au Sirpa Air puis au ministre de la défense, Michèle Alliot-Marie «a tout de suite vu dans le projet une opportunité pour susciter des vocations chez les jeunes. Enthousiasme contagieux : 22 millions d’euros ont pu être rassemblés pour financer le film.(27) »
A côté de la politique de communication dans les grands médias, l’armée peut compter sur ses réseaux de «correspondants défense», des élus désignés au sein de chaque conseil municipal, qui facilitent sans doute sa présence au sein d’une multitude de journaux locaux.
La grande muette anime un autre grand réseau pour une propagande de proximité. Le chapitre sur le «lien armée-nation» de son rapport d’activité 2003 évoque la création du dispositif «Réservistes locaux à la jeunesse et à la citoyenneté(RLJC)» : «Ces réservistes appartiennent à la réserve citoyenne. Ils agissent au travers de leur activité personnelle en direction de la jeunesse et de façon bénévole, en s’appuyant sur les réseaux qu’ils ont pu constituer localement. Ce sont des éducateurs, des chefs d’entreprise, des médiateurs, des responsables associatifs, des animateurs culturels, des responsables de structures jeunes, des artistes…Leur mission consiste à organiser et à animer des actions autour de la citoyenneté et à informer ceux qui le souhaitent de toutes les possibilités offertes aux jeunes, notamment des quartiers défavorisés.»
La réserve dite «citoyenne», instaurée en 1999, n’a pas pour seule fonction de favoriser le recrutement. Elle est, plus généralement, vouée au «rayonnement» des armées et à la promotion de «l’esprit de défense». Comme l’indique un article qui lui est consacré dans la revue Défense nationale, les armées ont besoin «de choisir les relais d’opinion appropriés pour conserver la légitimité de leurs actions. Il s’agit à présent de choisir des ambassadeurs de la politique de défense immergés dans le tissu social et culturel.(28) »
Par l’utilisation des médias de masse ou par une propagande de proximité, l’essentiel est finalement d’entretenir «l’esprit de défense», qui conditionne la réalisation de tous les buts de guerre médiatique, notamment l’acceptation des interventions extérieures.
La propagande militaire en opération.
Depuis des décennies, l’armée française est une des armées du monde qui mène le plus d’interventions à l’extérieur de ses frontières, sans que cela suscite de réactions significatives dans l’opinion publique. Force est de constater que ses opérations ne font jamais l’objet de débat véritablement critique. Il faudrait donc de se demander comment la grande muette parvient à faire accepter cette agressivité internationale.
Maintenir le consensus sur la légitimité des interventions extérieures est une préoccupation des généraux et de l’ensemble de l’oligarchie d’Etat. Le rapport de l’assemblée nationale sur les relations entre la Nation et son armée note que «si la population accepte volontiers, pour l’instant, de voir les soldats français engagés, sous la bannière de l’ONU, dans des opérations extérieures pour des motifs humanitaires, rien ne permet de penser que la générosité qui dicte aujourd’hui cette attitude se perpétuera à l’avenir.» Le rapport précise ensuite ce qu’il convient d’éviter : «il n’est pas impossible qu’émergent dans l’opinion publique, voire dans une certaine partie de la classe politique, des comportements proches de ceux existants outre-Atlantique et qui visent à critiquer le coût et l’opportunité de telles actions.»
Dans son texte titré «Communiquer la défense», Jean-François Bureau, le patron de la Dicod, souligne que «l’opinion publique apparaît fréquemment comme une condition permissive de la décision de recours à la force.[…] Le consentement, et plus encore l’adhésion de l’opinion, ne seront ni une donnée définitivement acquise par le seul effet de la décision initiale, ni une donnée permanente, ni une attitude univoque.» Pour l’Etat français comme pour tous les Etats du monde, le problème est donc de «fabriquer le consentement(29) ,».
La meilleure façon d’obtenir l’adhésion de la population, c’est d’agir pour la paix. La grande muette sait que «l’implication croissante des forces armées dans des opérations de maintien de la paix porteuses d’un fort volet humanitaire suscite instinctivement la sympathie.(30) » D’ailleurs, la grande muette prétend toujours agir pour la paix, incarner le bien, assurer la sécurité des civils, faire de l’humanitaire, défendre de grands principes universels. Présente dans de nombreux pays, elle sait qu’elle doit «nourrir sa légitimité et sa crédibilité dans l’opinion.» Pour cela, il faut afficher des intentions et des motivations qui masquent les objectifs véritables, généralement géopolitiques et/ou économiques. «La propagande est totalement et par nature une entreprise de dénaturation de la signification de l’événement et de fausse déclaration d’intention(31) » écrivait Jacques Ellul.
C’est notamment aux correspondants de presse qu’il revient de souffler la bonne parole, en organisant des points de presse mais aussi en allant au devant des rédactions et en entretenant des relations personnalisées avec les journalistes.
L’armée française n’a pas à se plaindre des résultats obtenus. Trois journalistes bavardant avec Nathalie La Balme et Jean-François Bureau constatent eux-mêmes que la marge de manœuvre de l’Etat français «apparaît assez enviable par ses alliés(32) ». Ils donnent aussi quelques éléments d’explication : «Si la marge de manœuvre des autorités politiques est actuellement plus importante en France et en Grande-Bretagne qu’ailleurs, c’est que l’opinion publique accepte mieux les engagements militaires en opérations extérieures. Le poids de l’histoire, qui est considérable, l’image que les français ont du rôle de leur pays dans le monde (celle d’une France puissante qui doit compter dans le panorama mondial et dont l’outil militaire est un de ses modes d’expression à l’échelle internationale), expliquent ce soutien aux engagements extérieurs.»
Mais ces « leaders d’opinion» font l’impasse sur la raison première du consentement, qui réside dans l’efficacité de la propagande. Le nationalisme lui-même est un produit de la propagande. D’ailleurs, la grande muette, avec son «culte de la patrie» et sa «religion du drapeau», est fréquemment présentée comme la gardienne de «l’esprit national(33) ». Quant à la propagande de guerre, «en opération», la grande muette en connaît toute l’importance, y accorde toute son attention.
Comme l’indique l’article de Montgros dans La Tribune du Collège Interarmées de Défense, «aux plus hauts niveaux de la hiérarchie, le facteur médiatique» est «totalement intégré dans la préparation et la conduite des opérations». Au passage, l’auteur nous livre cette information : «Il est intéressant de constater que le chef d’état-major des armées, dans les premières semaines de traitement de la crise ivoirienne de septembre 2002, consacrait autant de temps à s’occuper des opérations sur le terrain que des aspects médiatiques de la crise.»
En «opération», la grande muette communique en direction de tous les acteurs : non seulement vers les populations locales et l’opinion publique nationale, mais aussi vers le pouvoir politique national (qui décide, mais qui est lui-même influencé), vers ses propres soldats, les soldats adverses ou belligérants, leurs leaders politiques ainsi que vers l’opinion internationale et les institutions et organisations internationales (ONU, HCR, ONG…).
Dans la revue Objectif doctrine, le colonel Dary évoque le caractère global de la «gestion de l’environnement psychologique.» Il s’agit toujours de «concevoir une stratégie militaire pour convaincre de la légitimité de l’engagement de la force et entretenir cette conviction en dépit d’éventuelles contradictions.» Le militaire note que «La stratégie d’influence vise principalement à peser sur les décisions au sein des structures et instances internationales ou régionales concernées par la crise, à donner du sens à l’opération en cours de manière à entretenir un contexte favorable à son succès, à imposer, le cas échéant, la volonté de la communauté internationale a des acteurs tentés de s’y opposer et enfin à préserver la liberté de décision des acteurs politiques et militaires nationaux.(34) »
Ce dernier objectif est essentiel. Le contrôle de l’information doit permettre d’obtenir le soutien, ou au moins l’indifférence, de l’opinion publique nationale. Ce faisant, la propagande vise aussi, indirectement, les troupes qui peuvent avoir accès aux médias ou recevoir des retours de la famille et des amis. Car au niveau de l’exécutant subsiste le besoin de se sentir légitime et, bien souvent, de croire à la véracité des objectifs proclamés. Quant au concepteur de la propagande, il n’a qu’à croire à l’importance des intentions véritables.
Entretenir l’esprit de corps des soldats et les maintenir dans les croyances nécessaires à l’institution, c’est notamment le rôle des magazines et bulletins internes. La Dicod publie le magazine Armées d’aujourd’hui (110000 ex.) tourné à la fois vers les militaires et le grand public. Mais chaque armée publie son magazine : Terre Info magazine(120000ex.) publié par l’armée te terre, Cols bleus (44000ex.) par la marine etc.
Lors de ses interventions extérieures, la grande muette met généralement en place ce qu’elle appelle des actions civilo-militaires (ACM), héritières des sections administratives spécialisées(SAS) de la guerre d’Algérie. Le colonel de Fontenay explique que «la gamme des missions relevant des actions civilo-militaires est très étendue» : «les actions civilo-militaires sont toutes les opérations qui visent à prendre en compte l’interaction entre les forces engagées sur un théâtre et leur environnement civil, et à faciliter ainsi la réalisation des objectifs politiques et militaires poursuivis(35) ».
Il peut s’agir d’actions humanitaires comme la réfection d’une école ou l’offre de soins médicaux. Dans ce cas, l’ACM est en soi un acte de propagande, tourné à la fois vers les populations locales, dont il faut gagner la sympathie, et vers l’opinion publique nationale, qui pourra se féliciter de la bienfaisance de «ses» soldats. Il arrive aussi que les ACM soient l’occasion de fournir des marchés aux capitalistes hexagonaux, dans la reconstruction d’infrastructures par exemple. Les ACM peuvent encore consister à former des forces de police(36) , ce qui peut s’avérer très lourd de conséquences si le régime aidé est autoritaire…
A ce sujet, il faut noter qu’au-delà des opérations extérieures ponctuelles mobilisant un nombre relativement élevé de soldats, la grande muette tient en permanence des équipes de coopérants militaires(37) à la disposition des dictateurs amis (Bongo, Eyadéma, Sassou, Déby etc.). Environ 300 coopérants militaires permanents sévissent dans une quinzaine de pays, par groupes de 15 ou 20 personnes, en tant que formateurs et conseillers, jusqu’au sein des états-majors. Ainsi des coopérants militaires français officiaient dans l’état-major togolais(38) au moment même où cette armée criminelle terrorisait la population civile, multipliant les rafles d’opposants et les assassinats.
Il arrive qu’un journaliste consciencieux fournisse des informations importantes. Mais elles restent sans grands effets si elles ne sont pas reprises par les professionnels du spectacle qui mettent en scène le débat public. Or, à l’évidence, les activités extérieures de la grande muette ne préoccupent guère les médiarques, qu’il s’agisse de la légitimité des bases militaires permanentes grâce auxquelles l’armée néocoloniale assouvi son désir d’Empire, de la politique de coopération technique ou des opérations extérieures.
L’armée française ne part pas en campagne sans labourer «les champs psychologiques(39) ». Selon le colonel F. Chauvancy, le rôle des «opérations psychologiques» est d’influencer, notamment localement, «les émotions, les attitudes, les motifs, les perceptions, les raisonnements et finalement les comportements et les décisions.(40) » Sachant qu’il s’agit là d’un «sujet sensible», l’officier prend soin de déclarer que «les relations des militaires avec les médias ne sont pas du domaine des opérations psychologiques.» Toutefois, il se contredit en soulignant que «la difficulté majeure réside cependant dans cette lutte pour le contrôle de l’information en temps de crise ou de guerre. La capacité des médias à influencer et donc à peser sur le processus décisionnel contraint à leur nécessaire prise en compte par les auteurs institutionnels dans la résolution d’un conflit, notamment pour maintenir la cohésion de nos opinions publiques.»
Les opérations psychologiques impliquent effectivement des journalistes, comme en témoigne ces propos du colonel Arreckx rapportés dans Le Figaro : «Il y a quelque chose de rassurant[sic] dans les opérations psychologiques, rappelle le colonel Arreckx, c’est qu’il y a un mélange étroit entre officiers d’active, mais aussi journalistes, publicitaires, experts en marketing issus de la réserve.(41) » Elles sont souvent le fait du Commandement des opérations spéciales (COS) créé après la guerre du Golfe et placé sous la tutelle du chef d’état-major des armées et de l’Elysée. Celui-ci associe l’action de plusieurs unités et services : Ier RPIMA, GIGN , Direction Générale de la Sécurité Extérieure, Direction du Renseignement Militaire…
Dans bien des cas, la grande muette ne veut ou ne peut pas dire la vérité. Elle n’hésite pas à mentir lorsque elle l’estime nécessaire. Intoxications, diffusions de fausses nouvelles, mélanges subtils du vrai et du faux, mensonges offensifs ou défensifs sont des pratiques anciennes et toujours d’actualité. Toutefois, comme tout propagandiste, elle sait que le mensonge qui risque d’être dévoilé peut se révéler contre-productif et porter durablement atteinte à sa crédibilité. Aussi aime-t-elle le silence. La grande muette mérite parfois son nom.
Mais le silence, lui aussi, s’avère parfois préjudiciable. En certaines circonstances, les soldats de la communication préfèrent recourir à la «désinformation blanche». Il s’agit alors de laisser s’écouler un laps de temps avant de révéler des faits, de manière à en atténuer la portée.
Lorsque la grande muette est mise en cause, ses spécialistes de la communication de crise peuvent choisir de se taire, ou bien de jouer la carte de la transparence, véritable ou simulée, complète ou partielle. Dans ce cas, «le but de la manœuvre est bien de parvenir à confiner la bulle d’expansion d’une information indésirable(42) », de «sauvegarder l’essentiel» en sacrifiant «ce qui apparaît comme irrémédiablement perdu.» Pour que la réponse soit efficace, l’armée doit s’adapter au «contexte de réception» et connaître les idées et les informations dont dispose le public-cible, ou celles auxquelles il pourrait accéder(notamment par le biais de la presse étrangère).
Ce principe d’adaptation du message à la cible vaut d’ailleurs pour toute propagande. Si cette «transparence» est jugée insuffisante ou inadéquate, les voix de la grande muette peuvent alors décider d’adopter une démarche plus agressive, de manière à «rendre médiatiquement coup pour coup».
En dehors de brèves périodes de médiatisation, les interventions extérieures de la grande muette ne figurent pas sur l’agenda fixé par les grands médias et ne font donc pas partie de «l’actualité». Cette absence est la meilleure façon d’éviter l’émergence d’une contestation ou simplement d’un débat contradictoire sur leur légitimité, sur l’opportunité de leur coût (officiellement, plus de 700 millions d’euros en 2004), sur la réalité de leur nature «éthique» ou sur la véracité des intentions proclamées.
Lorsque leur médiatisation, pour telle ou telle raison, devient inévitable, ou souhaitable du point de vue du propagandiste, la grande muette parvient encore à maintenir le consensus, essentiellement en raison de l’inculcation à la fois massive et ciblée de «l’esprit de défense» et de ses «relations de confiance» nouées avec les médias.
Une propagande en réseau.
Promouvoir l’esprit de défense, «cette part de la culture nationale qui définit le rapport des français à leurs forces armées.(43) », est la fonction première du prestigieux Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale (IHEDN). Dirigé par un officier supérieur et par un haut fonctionnaire, placé sous l’autorité du premier ministre, l’institut accueille fréquemment les interventions des plus grands personnages de l’Etat.
La propagande de l’institut est une propagande culturelle ciblant les décideurs et les leaders d’opinion afin que «le plus grand nombre de responsables de la société française puisse recevoir la plus large information pour diffuser ensuite la culture de défense.[…] La mission de l’IHEDN est d’aider les cadres de la nation à se forger une perception de la défense, de développer une sensibilité à ses enjeux, de contribuer à l’acquisition de la culture de défense. La défense est l’affaire de tous, elle ne repose pas sur la seule action des armées. Il s’agit d’une défense globale.(44) »
A l’origine, le caractère belliqueux de l’institut était nettement affiché. Le décret constitutif du 30 janvier 1949 lui donne pour objectif de «préparer des hauts fonctionnaires, des officiers généraux ou supérieurs et des personnes particulièrement qualifiées au point de vue économique et social, à tenir les emplois les plus élevés dans les organismes chargés de la préparation et de la conduite de la guerre.(45) »
La propagande de l’institut est une propagande culturelle qui forme à la fois des officiers supérieurs, des hauts fonctionnaires, des professeurs d’université, des journalistes, des responsables d’ONG, des cadres de tous les secteurs d’activité de la société. Elle cherche à créer un état d’esprit. Elle atteint les représentations et les sensibilités. Sa conception de la défense se veut «globale» car elle «associe à la défense militaire une dimension civile et culturelle.»
Cette conception «globale» de la défense suppose que les prosélytes de l’IHEDN étendent leur «esprit de défense» aux questions économiques, diplomatiques et culturelles. La propagande de l’institut tend à militariser tous les sujets.
Pour promouvoir l’esprit de défense, la méthode de l’IHEDN repose sur la dynamique de groupe et la création de réseaux. C’est au contact des officiers que les leaders d’opinion vont s’approprier les idées militaires. En effet, «la pédagogie de l’institut est fondée sur les échanges entre les auditeurs eux-mêmes» ; «l’institut depuis plus de cinquante ans a mis en place une véritable pédagogie fondée sur le débat, les échanges et les confrontations d’idées.»
En ce qui concerne la création de réseaux, l’institut l’indique lui-même, il est un «lieu de rassemblement et d’interconnexion entre des acteurs d’horizon très divers » qui s’attache à développer un «esprit de réseau». Les anciens auditeurs «constituent un réseau d’expertise et d’intelligence. L’effort de réflexion se poursuit au sein des différentes associations pour relayer la culture de défense».
L’institut encourage les anciens auditeurs à se regrouper en association. Ainsi, il existe une Association nationale des auditeurs de l’IHEDN, un Association Nationale des Auditeurs Jeunes mais aussi 30 Associations Régionales, une Association des Auditeurs en Intelligence Economique, une Association des Auditeurs des Sessions Européennes…toutes chargées de «développer l’esprit de défense dans la nation» et fédérées dans l’Union des Associations d’auditeurs de l’IHEDN. Cette association publie la revue Défense, tirée à 5000 exemplaires et dirigée par l’éditorialiste à RFI Richard Labévière.
Depuis peu, une attention particulière est accordée aux jeunes, ces futurs vieux cadres de la nation, ce que souligne un rapport de l’assemblée nationale : « les séminaires destinés aux jeunes, dont l’intérêt est salué de tous, devraient être démultipliés et promus en particulier dans les grandes écoles de commerce et d’ingénieurs. De plus, les contacts qui sont noués lors de ces sessions devraient être confortés afin de développer un esprit de réseau. C’est pourquoi il serait souhaitable que ces auditeurs disposent d’un adresse électronique à vie.(46) »
La participation à ce réseau est bien sûr dans l’intérêt de l’auditeur. Comme l’indique Jean-Dominique Merchet, lui-même ancien auditeur, l’IHEDN «est un lieu où l’on se crée un réseau. L’association des anciens auditeurs regroupe 6000 membres et son annuaire est un carnet d’adresses particulièrement recherché. Une sorte de franc-maçonnerie de la défense disent les mauvaises langues, où un dirigeant syndical partage sa chambre d’hôtel avec le directeur d’un groupe d’armement, une journaliste de télé écrit un rapport avec un cadre des services secrets, le commandant de la Légion étrangère tutoie un sénateur communiste.(47) »
Merchet résume bien l’importance de l’institut dans le dispositif idéologique de l’Etat : «C’est un haut lieu de l’exception française, où se forme, sous les dorures de l’école militaire, le consensus national sur les questions de défense.»
Les journalistes, théoriquement et formellement indépendants, sont nombreux à vouloir rejoindre les réseaux de l’institut pour promouvoir l’esprit de défense et fabriquer le consensus. Un article du Point consacré aux «nouvelles franc-maçonneries» note que «les places sont chères. Cette année, plus de 300 appelés pour 96 élus[toutes professions confondues]. Il faut avoir un beau CV, exercer des responsabilités et montrer qu’on a encore du potentiel, qu’on est un bon investissement pour l’Etat.(48) »
L’article de Jacques Langlade de Montgros parut dans La Tribune du Collège Interarmées de Défense évoque l’engouement journalistique pour l’esprit de défense : «les médias cherchent à nouer toujours plus de relations hors du cadre traditionnel d’échange qui peut exister entre un journaliste et une source d’information. Ceci se traduit notamment par des candidatures à l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale particulièrement nombreuses.(49) »
Parmi les heureux élus, auditeurs de la 57ème session nationale (2004), figurent Ingrid Bazinet, journaliste à l’AFP, Frédéric Pons, rédacteur en chef de Valeurs actuelles, Jean-Paul Gérouard, rédacteur en chef à France3 et Henri Vernet, chef du service politique au Parisien. Et chez les anciens auditeurs des sessions nationales : Hervé Asquin, journaliste à l’AFP, Catherine Jentile, chef de service adjointe au département «événement» de TF1 ; Richard Labevière, éditorialiste à RFI ; Jean-Alphonse Richard, grand reporter à RTL ; Isabelle Lasserre, grand reporter au Figaro ; Benjamin Salama, rédacteur en chef des opérations spéciales, France 3 (56ème session) ; Thierry Curtet, chef adjoint du service des informations générales à France 2 ; Françoise Lazare, journaliste au Monde ; Philippe Migault, journaliste au Figaro ; Jérome Cathala, rédacteur en chef, service politique intérieure, France 3 ; François d’Alançon, grand reporter, La Croix (55ème session) ; Hélène Erlingsen, journaliste à France 3 (54ème session) ; Antoine Perruchot, journaliste à Radio France, Laurent Maillard, journaliste à l’AFP (52ème session); M. Bouveresse, rédacteur en chef à RFI, Alain Ménargues, grand reporter à France Inter, Stéphane Manier, grand reporter à France 2 (50ème session) ; Pierre-Marie Giraud, correspondant défense de l’AFP, Jean-Dominique Merchet, journaliste à Libération, Jean-Pierre Quittard, directeur de l’information de TF1 (49ème session) ; Bruno Cortes, chef du service politique de la rédaction de TF1, Quentin Dickinson, chef du bureau de Bruxelles de Radio France, Jean-Jacques Le Garrec, chef de service à la direction de l’information de France 2 (48ème session) ; Bertrand Estrade, rédacteur en chef adjoint à l’AFP (47ème session)(50) etc.etc. La liste complète des journalistes anciens auditeurs est certainement très longue. D’autant plus qu’il faudrait y ajouter les auditeurs des sessions régionales.
Il apparaît donc que l’IHEDN s’emploie à constituer un véritable maillage idéologique de la société, au service d’objectifs essentiellement militaires(mais aussi économiques, diplomatiques et culturels). Si tous les secteurs d’activité sont concernés, les journalistes, en tant que leaders d’opinion particulièrement efficaces, sont une de ses principales cibles. Sa propagande en réseau est permanente et diffuse. En tant de crise ou de tension internationale, elle rend possible la mise en place d’une propagande beaucoup plus active, disposant de suffisamment de relais pour mobiliser l’opinion. Mais il s’agit d’abord d’instaurer un climat, un état d’esprit, reposant sur l’adhésion des individus aux représentations et aux valeurs militaires. Ainsi, l’IHEDN fabrique le consensus et travaille au maintien de l’environnement favorable au «partenariat» armée-médias.
Le partenariat armée-journalistes : une relation de confiance.
Le Livre Blanc sur la défense(51) de 1994 a fixé les grandes orientations stratégiques de l’armée française et reste encore aujourd’hui un document de référence. Son chapitre 9 «armée et opinion publique» contient un paragraphe consacré au «partenariat» que l’armée souhaite instaurer avec les journalistes. Il évoque cette nécessaire «confiance réciproque entre responsables de la défense et représentants des médias» : «les uns et les autres doivent comprendre et accepter les contraintes inhérentes à chaque type de situation. Cette confiance, fruit d’une fréquentation régulière, sera renforcée par l’instauration d’une instance de concertation et de conseil où les deux parties pourront mieux évaluer besoins, exigences et contraintes de chacun. On y débattrait alors des procédures à suivre en temps de crise et de conflit, ou du traitement d’informations prêtant à confusion ou interprétation dans certaines situations du temps normal. Un certain nombre de règles, étayées par l’expérience et communément acceptées, se dégageront ainsi progressivement.»
Ainsi, la grande muette nous dévoile sa méthode : instrumentaliser les journalistes en douceur, sans en avoir l’air, par la fréquentation régulière et le débat. Ce qui, par rapport à la censure brute d’antan(qui n’a pas pour autant disparu), présente pour les uns et les autres l’immense avantage de laisser apparemment intact les mythes professionnels des médias.
Cette partie du livre blanc sur «le partenariat» se poursuit sans grande ambiguïté : «Un partenariat de fait doit s’instaurer entre les services d’information des armées et les journalistes accrédités et instruits des problèmes de défense. Les officiers des forces armées chargés des relations avec les médias doivent avoir reçu une formation aux techniques de l’information ; être de véritables spécialistes des médias. Une même connaissance des techniques professionnelles, une même déontologie de l’information[sic], un même souci de servir l’intérêt national[sic] et la démocratie, telles seront les qualités conjointes des uns et des autres pour un partenariat réussi.»
Par la force du partenariat, de la «déontologie» commune et du sens de la raison d’Etat maquillée en intérêt national, la grande muette est, dans le champ journalistique, comme sur un champ de bataille pacifié. L’article de La Tribune du collège interarmées(52) peut faire ce bilan victorieux : «les réticences qui pouvaient subsister encore récemment dans l’instauration de relations régulières et de confiance entre les armées et les médias ont été en grande partie vaincues. De plus, les expériences communes de ces dernières années ont prouvé que les militaires comme les journalistes ont mutuellement intérêt à consolider les liens qui les réunissent.» Militaires et journalistes, fréquemment interdépendants, sont effectivement devenues des «partenaires».
L’auteur, Jacques Langlade de Montgros, nuance son constat en rappelant «qu’il demeure toujours, bien qu’à un niveau résiduel, quelques journalistes et autant de militaires pour lesquels l’estime qu’ils éprouvent les uns pour les autres reste teintée de méfiance. Ainsi, est-il encore parfois possible de lire dans la presse des articles caricaturant, avec des relents d’anti-militarisme, notre institution.»
A l’évidence, la méfiance devrait être l’attitude ordinaire des journalistes qui savent que leurs sources militaires n’agissent pas par bonté, mais pour influencer et orienter leur travail. Or, cette saine et indispensable méfiance n’existe plus «qu’à un niveau résiduel».
Satisfait, Montgros claironne : «aujourd’hui, la grande majorité des médias est parfaitement accoutumée à disposer d’interlocuteurs militaires qu’ils estiment, dans leur grande majorité, dignes de confiance et sérieux. Cette banalisation des relations se traduit par la constitution d’un vivier assez fournit de journalistes spécialisés dans le domaine de la défense.» Et le manque d’esprit critique des ces journalistes, qui tourne souvent à la connivence, repose sur l’intérêt commun, «un intérêt mutuel qui réside dans l’établissement de bonnes relations entre eux. En effet, les armées ont un réel besoin des médias tandis que ceux-ci voient leur travail facilité par les liens tissés au sein du ministère de la défense.»
Les journalistes immergés dans le milieu militaire ont naturellement tendance à sympathiser avec les personnes fréquentées, à adopter leur cause et leur mode de penser. Il peut se créer des liens d’amitié qui flattent l’égo du journaliste en treillis. Dans un entretien à la revue Armées d’aujourd’hui de septembre 1986, le spécialiste des questions de défense au Figaro Pierre Darcourt, co-fondateur de l’Association des Journalistes de Défense (AJD), exprimait sa fierté de guerrier médiatique : «Ce métier est d’une richesse infinie parce que les amitiés scellées au combat[sic] – j’ai des amis qui sont devenus ministres, chef de gouvernement, chef d’état-major – sont des amitiés indéfectibles et les réseaux que nous établissons vont plus vite que les télécommunications, si je puis dire(53) ». Ces amitiés reposent bien sûr sur des liens de confiance car «on ne peut se lier d’amitié avec un homme en situation de responsabilité si on trahit sa confiance.» Un journaliste de défense «doit protéger ses sources, ne doit pas trahir la confiance des hommes parce qu’il vit de leur sang, de leur amitié et ne tient que s’il est estimé.»
Darcourt ne se considérait pas comme un observateur extérieur à l’institution militaire. Il était engagé au côté des soldats français : «en situation de crise où la France est impliquée, mon camp est le camp français. C’est pourquoi il y a des choses qu’on ne dit pas, ou seulement de façon «magazine» ; c’est le cas pour l’implantation des troupes, le nombre d’armes…Il y a une règle dans le métier : ce qui est important, c’est de savoir mais on ne peut pas toujours tout dire. Parce qu’avec seulement 30% de ce qu’on sait, on fait déjà sauter la barraque.»
Le cas Darcourt n’est pas forcément représentatif de tous les journalistes travaillant sur les questions militaires. Mais il est loin d’être un cas isolé ou un témoignage de vieilles pratiques révolues. Car l’état d’esprit qu’il reflète, c’est l’esprit de défense. La présentation du dossier d’Armées d’aujourd’hui soulignait ce «souci de l’intérêt national manifesté par la très grande majorité des journalistes et des responsables de l’information dans le cas où la force militaire est engagée et les intérêts de la France en jeu.» Aujourd’hui, un journaliste raisonnant comme Darcourt est dans le camp français à Haiti, dans le camp français en Afghanistan, dans le camp français en Côte d’Ivoire, au Tchad, dans les Balkans etc. Dans ces conditions – qui sont la négation de l’indépendance et de l’objectivité par ailleurs proclamées – que devient l’information ? De la propagande.
Afin de recruter ses porteurs de message, la grande muette ne se contente pas de quelques conférences de presse au ministère : «La Défense ne peut donc pas se satisfaire d’une communication institutionnelle trop statique, centrée sur des points de presse hebdomadaires :elle doit mener un combat médiatique décentralisée et explorer toutes les pistes à priori.»Pour les propagandistes militaires, cette tâche est d’autant plus aisé qu’elle s’effectue dans un climat idéologique favorable et qu’ils bénéficient des réseaux d’anciens auditeurs de l’IHEDN.
Dans la revue Défense Nationale de juillet 2002, un groupe d’officiers supérieurs du Centre de hautes études militaires (Chem) nous explique en partie comment se constitue le vivier des voix de la grande muette : «L’institution considère trop souvent que les accrédités défense, dont la culture a été soigneusement entretenue par le service d’information des armées, sont les seuls susceptibles de relayer le débat de fond. Or le nombre de ces journalistes spécialisés décroît. Aujourd’hui, une petite dizaine de ces experts est encore en fonction ; certains quotidiens et généralistes ne disposent plus de spécialistes de la défense identifiés comme tels. Il faut donc être capable de repérer au sein de chacun des médias le ou les journalistes susceptibles d’être les mieux à même de porter le message défense [sic], puis de les alimenter en information, mais de manière personnalisée pour préserver leur identité et leur crédibilité. Conduite par les cellules de communication, cette démarche vise à diversifier et à fidéliser l’expertise de défense.(54) »
Ces journalistes, dépendants de leurs sources militaires, ont tout intérêt à ne pas froisser leurs bienfaiteurs, qui, en leur fournissant des informations originales et des dossiers clés en main , leur offre à peu de frais un statut de professionnel bien informé. Des «experts» «fidèles» à l’institution qui les nourrit.
La propagande militaire repose sur ces«relations de confiance», des mots qui reviennent fréquemment sous la plume des gradés. Ainsi le colonel de Fontenay, comme bien d’autres, souligne que la maîtrise de la communication en opération est «fondée sur des relations de confiance avec les médias(55) ». De même, un article de la revue Armées d’aujourd’hui en fait une priorité : «La qualité des rapports avec les médias en situation de crise est un premier élément clé de réussite. Toute stratégie de communication n’est que l’accompagnement et l’expression d’une attitude de fond : des relations de confiance, établies de longue date et régulièrement entretenues, sans pour autant remettre en cause l’indépendance des deux parties, sont un atout essentiel pour la communication de crise.(56) »
La dépendance des journalistes vis-à-vis de leurs sources militaires, leur embarquement sur les théâtres d’opération, la fréquentation régulière, la persuasion par le débat, une certaine convivialité voire des amitiés, bref, des relations de confiance, constituent un mécanisme de contrôle beaucoup plus habile et insidieux que la censure ou le refus de communiquer, inutiles lorsque les journalistes ont choisi leur camp. La revue Défense nationale nous offre un exemple de ces «relations de confiance», fondement d’ un «partenariat» réussi.
La revue Défense nationale, un partenariat exemplaire.
La revue Défense nationale est une revue d’analyses militaires, géopolitiques et stratégiques éditée par le Comité d’études de défense nationale. Elle a pour vocation «d’aborder tous les sujets politiques, économiques, sociaux, scientifiques en les traitant sous l’angle de la défense.(57)» Sans être une voix officielle de l’armée française, elle en est à l’ évidence très proche puisque les plus hauts officiers supérieurs hexagonaux font partie du Comité.
Dans la liste des «membres d’honneur» du Comité apparaît tout le gratin de l’état-major : le général Henri Bentegeat, chef d’état-major des armées, le général B. Thorette, chef d’état-major de l’armée de terre, le général R. Wolsztynski, chef d’état-major de l’armée de l’air, le général J-L Georgelin, chef d’état-major particulier du président de la République, l’amiral J-L Battet, chef d’état-major de la marine, mais aussi le général X. de Zuchowicz, directeur de l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale(IHEDN) ainsi que le délégué général à l’armement, le secrétaire général de la défense nationale, le président de l’Union des Associations d’Auditeurs de l’IHEDN.
Ces dernières années, un journaliste a joué un rôle de premier plan dans l’histoire de ce comité. Il s’agit de Paul-Marie de la Gorce, décédé au mois de décembre 2004. Ce journaliste, ancien conseiller de plusieurs ministres gaullistes et ancien chef du service diplomatique de Radio-France, était en effet président d’honneur du Comité d’études de défense nationale( au côté du vice-amiral M. Duval et du général Ph. Vougny) et ancien directeur de la revue Défense nationale. Officier de la Légion d’honneur et chevalier de l’ordre du mérite, il intervenait notamment dans des médias français à vocation internationale(RFI, Le Monde diplomatique, Jeune Afrique). Il était aussi membre du Haut conseil de la mémoire combattante, créé en 1997 par Jacques Chirac pour «sauvegarder la mémoire des guerres ou des conflits contemporains et préserver les valeurs du monde combattant.(58) »
A sa mort, Jeune Afrique/L’Intelligent lui a rendu hommage, soulignant notamment son «attachement quasi mystique à la nation, et son corollaire, l’indépendance nationale ». Le directeur du Monde diplomatique a pris sa plume pour évoquer la perte d’un «collaborateur d’un calibre intellectuel exceptionnel, mais aussi un ami formidable.» Enfin, Jacques Chirac en personne s’est fendu d’un communiqué : «Je connaissais bien Paul-Marie de la Gorce. Je connaissais l’engagement de ce gaulliste fervent et sa passion à défendre une certaine idée de la France. Il restera comme l’un des plus brillants exemples de la tradition d’excellence du journalisme français(60) .»
Le conseil d’administration du Comité d’études de défense nationale est présidé par le général C. Quesnot (chef d’état-major particulier de François Mitterand de 1991 à 1995, une période marquée par l’implication française dans le génocide rwandais) et comprend d’autres grands soldats, des hauts fonctionnaires et des diplomates mais aussi deux journalistes, Michelle Cotta, qui était il n’y a pas si longtemps directrice générale de France 2 et Michel Polacco, actuel directeur de France Info. Leur présence au sein de ce conseil signifie nécessairement qu’ils sont en très bon terme avec l’institution militaire dont ils partagent tout ou partie des objectifs. Ce qui, sans être vraiment surprenant, est une illustration supplémentaire du caractère très «relatif» de l’indépendance des médias.
Etre administrateur d’une association qui met à l’honneur tous les hauts responsables militaires nationaux ne pose certainement pas de graves problèmes déontologiques à Michel Polacco, cet ancien auditeur de l’IHEDN (1985-1986), ancien vice-président du bureau de l’Association des journalistes professionnels de l’aéronautique et de l’espace (AJPAE), chargé de la rubrique défense de 1984 à 2002 sur France Info. Le fait mériterait tout de même d’être signalé aux millions de français qui écoutent chaque jour des sujets liés aux questions militaires sur la radio que dirige Monsieur Polacco…
La grande muette a besoin d’être mise en confiance. Elle doit pouvoir s’adresser à des interlocuteurs réceptifs tels que Michel Polacco, prédisposés à s’approprier les objectifs militaires, sensibles aux valeurs patriotiques et à la raison d’Etat. A n’en pas douter, ces conditions psychologiques optimales sont réunies au sein de l’Association des Journalistes de Défense (AJD).
L’Association des Journalistes de Défense ou l’alliance de la plume et de l’épée.
L’Association des Journalistes de Défense(AJD) n’a aucune envie de mettre de la distance entre les journalistes et l’armée, bien au contraire. Elle est proche, très proche des militaires. A tel point qu’elle a choisi de s’installer à la même adresse que la Dicod : Association des Journalistes de Défense/DICOD. Ecole militaire, 1, place Joffre. 75007 Paris
La page d’accueil de son site internet(61) , avec photo de journalistes en uniforme, boucliers bleu blanc rouge et symboles de l’alliance de la plume et de l’épée, donne le ton, celui d’une association de confiance, une ligue de patriotes peu susceptible de remettre en cause les intérêts militaires. L’AJD le proclame elle-même, son ambition est de «faire une meilleure place à la défense dans les médias et de conforter la place des médias dans la défense. Le soutien reçu du ministère, de la Dicod et des Sirpa, ainsi que de nos premiers partenaires industriels, sont pour l’association un signe de confiance et un encouragement.» Il n’est pas anodin de voir une association de journalistes travaillant sur les questions de défense, autrement dit sur des questions sensibles où les tentatives de désinformation ne manquent pas, se féliciter de recevoir des signes de confiance et des encouragements de la part des autorités…
Cette soumission à l’autorité militaire serait sans gravité si l’association ne regroupait que quelques journalistes spécialisés. Or elle rassemble plus d’une centaine d’adhérents, non seulement des rédacteurs spécialisés, mais aussi des reporters, des photographes, des chefs de rubrique et des rédacteurs en chef issus de tous les types de médias, écrits et audiovisuels, français. De quoi peser très lourdement sur la fabrication de l’information, et donc de l’opinion française.
Chaque année, l’AJD organise ses «Rencontres annuelles des journalistes de défense». Selon le Mémento défense 2004, il s’agit d’un «rendez-vous très attendu dans le monde de la défense» : «Ces deux journées de rencontres et de débats rassemblent ses adhérents et le principaux décideurs et communicants de ce secteur d’activités. C’est l’occasion pour l’association d’illustrer l’esprit qui anime les journalistes de défense : passionné, professionnel, responsable.»
Pour un journaliste écrivant sur les questions de défense, qu’est-ce que cet esprit «responsable», si ce n’est une intériorisation des valeurs et des préoccupations militaires, à commencer par une grande prévenance envers la déraison d’Etat ? Le journaliste responsable est celui qui sait s’autocensurer, et travailler spontanément dans le sens voulu par l’institution militaire.
Celle-ci peut accorder toute sa confiance à l’association. Jean-Dominique Merchet, aujourd’hui «chargé de mission» au sein de ce club militarophile, faisait en juillet 2003 une remarque révélatrice en qualifiant l’AJD d’association «guère indisciplinée(62) ».Ainsi, les journalistes qui devraient être parmi les plus vigilants, les plus méfiants et critiques envers le discours des autorités sont au contraire parmi les plus «responsables», les plus disciplinés et auto-disciplinés. L’armée peut compter sur l’AJD pour diffuser une information conforme à ses intérêts. Au besoin, ses membres pourront entretenir leur crédibilité en lançant des «débats». La Dicod elle-même prétend vouloir «alimenter le débat public ; en favoriser l’émergence». Le tout est que ces «débats» restent convenables, c’est-à-dire limités au cadre qui convient à la grande muette.
Le Mémento défense 2004 note que l’AJD, officiellement indépendante, est « parrainée par le ministère de la défense, la Dicod, les SIRPA et ses entreprises partenaires(63) ». Elle comprend des «membres associés(entreprises, administrations, organisations diverses).» En ce qui concerne les partenaires industriels, on peut se demander s’il n’y a pas parmi eux quelques marchands de canons, cette catégorie de capitalistes qui a particulièrement intérêt au maintien d’un budget de défense élevé.
Quoi qu’il en soit, il faut remarquer que l’AJD est présidée par Frédéric Pons, le rédacteur en chef du magazine Valeurs actuelles(64) , propriété de Serge Dassault depuis 1998. Pons est aussi Lieutenant Colonel de réserve, ancien auditeur de l’IHEDN, directeur de recherche au Collège Interarmées de Défense, enseignant à l’école militaire de Saint-Cyr et au centre d’Etudes Supérieures de la Marine. Le journaliste fait partie de l’institution. Comme Pierre Darcourt, le fondateur de l’AJD, Frédéric Pons sait choisir son camp. Dans un entretien accordé à Airbag magazine, il déclare que l’association vise à «remettre la défense à sa juste place dans les médias mais aussi diffuser une certaine culture de la défense dans les médias ».Le 1er janvier 2005, le ministère de la dé
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