Autonomie et délivrance
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- Repenser l’émancipation à l’ère des dominations impersonnelles
Penser l’émancipation implique deux choses : d’une part, analyser les pouvoirs qui nous oppressent et les manières dont ils exercent leur emprise sur nos vies ; d’autre part, penser la manière dont il faudrait organiser nos vies pour ne plus avoir à se soumettre à eux. Car l’émancipation, comme l’étymologie du terme nous l’indique, est un processus supposant la sortie d’une tutelle (ex-mancipare) et, corrélativement, l’accès à la liberté, à l’autonomie. Penser l’émancipation, c’est penser les deux termes de ce processus : les nouvelles formes de la domination et, conjointement, celles de la liberté.
C’est ce que je vous propose de faire aujourd’hui, en nous concentrant sur le second moment de la réflexion, sur les formes de liberté. Pourquoi ? D’une part, parce que le premier moment, l’analyse de la domination, me semble avoir jusqu’ici plus retenu l’attention de la pensée critique que le second, abandonné de ce fait aux idéologues du libéralisme. D’autre part, parce que je suis persuadé que l’impasse historique dans laquelle nous nous trouvons, et notre impuissance à en sortir, sont intimement liées à cette absence de réflexion critique sur la liberté. Enfin, parce que tout montre que le sens de la liberté s’est grandement modifié, et même obscurci, ces dernières décennies – c’est du moins ce que suggère « l’affaire Snowden » et le peu de réactions qu’elle a provoquées, comparé avec celles suscitées en France par le simple projet « Safari » de croisement des fichiers dans les années 1970.
Il s’agira donc de repenser les formes que prend la quête de liberté à notre époque, ma thèse étant qu’elle est partagée entre le fantasme de délivrance et le désir d’autonomie, l’aspiration à être déchargé de certaines contraintes et celle à les prendre soi-même en charge. Mais pour saisir le sens de ces aspirations opposées, il faut d’abord repartir de l’histoire de la domination et de ses formes spécifiquement modernes.
- Les formes modernes de domination, spécifiquement anonymes
Je pars de l’idée que les formes modernes de domination ont pour caractéristique d’être « impersonnelles » ou « systémiques », par opposition aux formes traditionnelles de domination, qui lient des individus à titre personnel. C’est une idée relativement classique que l’on retrouve chez Marx, dans ses réflexions sur le fétichisme de la marchandise (qui fait que les rapports sociaux prennent la forme de rapports entre choses) et sur l’aliénation (au sens où les humains sont dominés par les forces impersonnelles qui résultent de la coagulation de leur activité). On la trouve aussi chez Max Weber, pour qui la forme typiquement moderne de domination, la domination bureaucratique, est définie comme impersonnelle au sens où elle s’exerce « sans considération de la personne ». Elle traverse ensuite toutes les analyses de la réifïcation, de Lukacs à Marcuse en passant par Adorno.
Je ne vais pas développer cette idée que j’ai explicitée ailleurs, à la fois dans un article sur la réifïcation [1] et dans La Fabrique des derniers hommes, un livre qui réactualise les diagnostics historiques des premiers sociologues allemands [2]. Je voudrais seulement rappeler que tous ces concepts : domination impersonnelle, fétichisme, réifïcation, aliénation, permettent de penser les formes de domination qui caractérisent l’âge moderne, en lien étroit avec la division croissante du travail social et l’échelle de plus en plus vaste à laquelle nos activités sont organisées. Elles se manifestent sous la forme de contraintes systémiques (la concurrence sur le marché) et d’organisations (entreprises privées, administrations publiques, institutions internationales) sur lesquelles les individus comme les peuples n’ont plus guère de prise, et dont ils sont devenus complètement dépendants au quotidien – liens de dépendance matérielle qui verrouillent leur domination.
Bien sûr, dire que les formes spécifiquement modernes de domination sont anonymes ne signifie pas qu’il n’y ait personne derrière (pour les mettre en place et en profiter), ni que les formes personnelles de domination aient toutes été éradiquées aujourd’hui.
- Repenser l’émancipation à l’heure des dominations anonymes
Si l’on accepte ce diagnostic du monde moderne, alors penser l’émancipation aujourd’hui suppose de se demander comment s’affranchir de ces formes impersonnelles de domination. Or, cela implique de repenser l’émancipation dans la mesure où la mise en place des médiations qui définissent ces formes de domination a été vécue comme une certaine forme d’émancipation et même présentée comme le grand mouvement historique d’avènement de la liberté des modernes, celui grâce auquel les individus se sont affranchis des aspects les plus pénibles du travail physique et de la vie collective. En effet, la mise en place d’un marché des biens et du travail, en lien avec la division du travail social et le développement technique, a permis et favorisé le desserrement des contraintes corporatives, communautaires et familiales sur l’individu – voir les célèbres analyses de Simmel sur les effets libérateurs, pour l’individu, de la marchandisation généralisée [3]. De même, la mise en place des structures bureaucratiques de l’Etat moderne a permis de niveler les conditions et de limiter l’arbitraire seigneurial – et a donc été vécu comme une certaine forme de liberté, celle liée à « l’Etat de droit », à l’universalité de la loi.
Bref, les vecteurs modernes de liberté ont fait le lit des nouvelles formes de domination. Il serait tentant de ne voir ici qu’une fatalité « dialectique » voulant que, de manière inexorable, les instruments d’émancipation se transforment en outils d’oppression – c’est-à-dire comme ce que Rorty appelle une sequence of hammer-into-chains [4]. Mais ce serait présupposer une univocité du concept de liberté quand bien même on sait qu’il a pris des formes historiques différentes – que l’on songe à la fameuse opposition de Constant entre la liberté des Modernes et la liberté des Anciens. C’est aussi accepter sans le questionner le grand récit de l’avènement de la liberté des Modernes. Ce n’est donc pas cette voie que je suivrai, mais celle d’une interrogation historique sur l’évolution du sens de la liberté et d’un questionnement politique sur la valeur respective des différentes formes qu’elle a prise.
Une piste nous est indiquée par le fait que, dans les deux étapes de cette séquence « dialectique », le concept implicite de liberté ne peut être le même puisque les pouvoirs à abattre ont changé de forme. Dans le premier temps, on s’affranchit des contraintes et limites imposées par la nature et l’inscription dans des formes primaires de socialisation (famille, village, voisinage) ; et cet affranchissement passe par un élargissement de la coordination sociale liée, d’un côté, au progrès technique (qui stimule la division du travail) et, d’un autre côté, à l’affaiblissement de ces formes communautaires d’organisation. Dans le second temps en revanche, les pouvoirs oppresseurs ne sont plus ceux de la nature ou de la communauté, mais justement ceux qui résultent de l’élargissement de l’échelle à laquelle les activités sont organisées : ce sont les formes dites secondaires de socialisation (Etat, marché, organisations) qui véhiculent les formes impersonnelles de domination.
Il en résulte deux visions différentes de la liberté : dans le premier cas, elle consiste pour l’individu à être délivré des limites et nécessités imposées par la nature et les formes de vie communautaire ; en ce sens, tout ce qui permet de dépasser ou repousser ces contraintes favorise la liberté comme absence de limites, comme délivrance. Dans le second cas, la liberté suppose au contraire de reprendre en main sa vie et ses activités plutôt que s’en décharger au profit d’institutions ou de médiations qui nous dépassent et finissent par nous imposer leurs exigences – et ici, il s’agit de les prendre en main afin de pouvoir en déterminer le contenu et les limites : c’est la liberté comme autonomie, comme autodétermination. Dans un cas, c’est être délivré d’une charge, déchargé d’une nécessité ; dans l’autre, c’est au contraire reprendre quelque chose en main ou en charge, se charger soi-même de la chose en question – et l’on sait que le concept de charge, de la République romaine jusqu’aux communautés zapatistes actuelles, est au cœur du projet d’autonomie et d’autogestion.
L’insuffisance de la conception moderniste de l’émancipation ne tient donc pas à ce qu’elle serait individuelle et non collective (pour moi, une conception exigeante de la liberté croise forcément ces deux dimensions), mais à ce qu’elle mobilise le fantasme de délivrance qui a fait le lit des formes impersonnelles de domination. Pour en sortir, il faut remettre en valeur la liberté comme autonomie (individuelle et collective). Je voudrais désormais donner quelques éléments de généalogie de ces deux concepts pour préciser ce que signifie cette critique du fantasme de délivrance au nom de l’idéal d’autonomie.
- Le fantasme de délivrance
J’emprunte le concept de délivrance au contexte religieux de la conception du salut comme dépassement radical des maux liés à la condition humaine sur terre.
Ouvrons la Bible : à l’origine, l’humanité vivait loin de tout soucis dans le Jardin d’Eden, elle ne connaissait ni le mal ni la souffrance, ni le travail ni la nécessité politique de s’organiser avec les autres. Mais elle transgresse la loi divine (c’est le péché originel). Dieu la chasse du paradis (c’est la Chute) et la soumet à trois malédictions qui, au fond, définissent sa nouvelle condition, déchue, sur terre : le travail physique (« A la sueur de ton front tu gagneras ton pain »), la souffrance liée à la vie et notamment à l’accouchement (« Dans la douleur tu enfanteras »), la mort (« Poussière tu redeviendras poussière »). A quoi il faut ajouter une quatrième malédiction, implicite : celle de la lutte, du pouvoir, de la violence – en bref, celle de la politique (« Avec les autres tu devras t’organiser ») ; elle est implicite dans la mesure où, même si elle n’est pas formulée explicitement comme les précédentes, elle caractérise bien la vie sur terre par opposition à la situation édénique ou paradisiaque, où l’humanité est déchargée de ce fardeau par la bienveillante théocratie divine ; et dans la mesure où, pour les chrétiens, l’obligation de se soumettre au pouvoir politique, même violent (« tu rendras à César ce qui lui appartient »), est bien l’une des punitions divines consécutives à la Chute.
La vie sur terre étant maudite, les chrétiens rêvent d’un dépassement radical de la condition terrestre, d’un retour au paradis perdu. Mais hormis certains courants millénaristes qui rêvent de réaliser le paradis sur terre, de fusionner les deux cités (céleste et terrestre), les deux règnes (Dieu et César), ce dépassement se situe dans « l’au-delà » de la vie terrestre, où l’on sera délivré du mal et de toutes les sources de peines : le travail, la politique, la douleur et la mort. La vraie vie, la vraie liberté ne commence qu’après la mort, une fois délivré des limites que la nature nous impose, en tant qu’êtres vivants.
Se délivrer de la pénibilité du travail, abolir la souffrance physique, repousser la mort et ne plus avoir besoin de « faire avec les autres », avec toute la conflictualité que cela suppose d’affronter et de dépasser : ces quatre fantasmes continuent de hanter nos sociétés et notre idée de la liberté. Si l’on y réfléchit bien, on verra qu’ils travaillent profondément la croyance au Progrès, constitutive de la modernité : ce qu’on attend du Progrès, c’est qu’il nous délivre du labeur, de la douleur et même des difficultés de la vie collective (fantasme d’un « gouvernement des savants », d’une « machine à gouverner » prenant les décisions de manière automatique et cybernétique, de « l’individualisme apolitique » prétendant se passer des autres, etc.). En tout cas, c’est ce que ne cesse de nous faire miroiter le progrès technoscientifique. C’est en effet cette idée de la liberté que l’on retrouve dans la quête technoscientifique : dépasser les limites de la condition humaine ou, comme le disait Francis Bacon (1561-1626), « Nous allons avec la science effacer le péché originel » [5]. La mécanique et la robotique travaillent à nous délivrer de toute tache manuelle et de tout effort physique. La médecine et les biotechnologies nous promettent d’abolir la souffrance et de repousser la mort. Et grâce à la cybernétique et à l’internet, on pourrait même être délivré des autres et des difficultés à faire avec. Tout cela est bien résumé dans la version 2.0 du programme technocratique et scientiste, le transhumanisme, dont les idéologues annoncent la « mort de la mort » et l’abolition de la « condition inhumaine » [6].
Tous ces fantasmes « bibliques » ne sont pas propres à l’Occident : en fait, ils ont hanté bien d’autres cultures, sous des formes évidemment diverses. On les retrouve par exemple dans le messianisme des indiens amazoniens tupi-guaranis, dont certaines tribus vivent depuis des siècles en quête de la « Terre-sans-mal » où l’on ne connait « ni faim, ni maladie, ni mort » [7]. On les retrouve aussi dans le bouddhisme qui promet de délivrer ses fidèles des maux lié au cycle infini des réincarnations, du désir et de l’agitation du monde, et prescrit de se déprendre de toute inscription dans le monde : comme le christianisme, c’est une religion qui détourne plutôt de la politique, car la vraie liberté est toute « intérieure ». Le rejet de toute inscription dans le monde se traduit même, dans le jaïnisme [8] (autre « religion du salut-délivrance »), par le refus de tout enracinement social : les moines avaient ainsi l’obligation d’aller de village en village sans jamais pouvoir se poser nulle part, afin de se délivrer de tout attachement à ce monde [9]. Quelque part, cette idée que la « vraie liberté » suppose de ne s’inscrire nulle part se retrouve dans l’apologie postmoderne du nomadisme sans attache et de la vie hors-sol, mais sous perfusion technologique – on sait qu’informatique et spiritualité new âge font bon ménage.
Compte tenu de leur force et de son lien à l’idéologie du progrès, faut-il s’étonner de retrouver ces fantasmes de délivrance au cœur du projet socialiste ? Compte tenu de ses connotations chrétiennes, il est certes surprenant de retrouver ce terme sous la plume de Louise Michel, qui en appelle à une « délivrance générale » des misères de la vie et, confiante dans « le progrès sans fin et sans bornes », donne à la société socialiste à venir des airs de SF (quand elle fait l’hypothèse de « superbes villes » sous-marines ou – réminiscence biblique de la Jérusalem céleste – « dans les airs ») [10]. Si Marx et Engels parlent quant à eux le langage laïc de la liberté, la manière dont ils envisagent cette dernière évoque aussi certains aspects du fantasme de délivrance. Ainsi, il y a dans leur conception du communisme l’idée d’un dépassement de la conflictualité et de la politique : parler de « société sans classe » fait miroiter une société sans conflits où l’« administration des choses » pourrait se substituer au « gouvernement des hommes » [11]. Surtout, ils relient la mise en place de ce « règne de la liberté » au progrès des forces productives, de l’industrie et du commerce, qui en serait même la condition sine qua non. Comme l’affirme Marx dans L’Idéologie allemande, pour contrer l’idéalisme de certains jeunes hégéliens faisant peu de cas des contraintes matérielles :
On ne peut abolir l’esclavage sans la machine à vapeur […] ; on ne peut, en général, libérer les hommes tant qu’ils ne sont pas capables de se procurer nourriture et boisson, logement et habillement en qualité et en quantité complètes. Acte historique et non pas mental, la « libération » est le fait de conditions historiques, du niveau de l’industrie, du commerce… [12]
Autrement dit, il faut d’abord être délivré des nécessités matérielles pour pouvoir se libérer de l’oppression sociale. La liberté est donc conçue comme le dépassement du « règne de la nécessité » : c’est seulement quand tout sera présent en abondance que les conditions seront remplies pour dépasser toutes les formes de domination – la délivrance par l’abondance. Et ce dépassement de la nécessité est envisagé comme celui de l’histoire.
Cette idée de la liberté comme abolition de la nécessité travaille aussi la pensée de Marcuse, en y produisant des tensions extrêmes. Car Marcuse est l’un des marxistes qui a le plus clairement vu que le développement technologique verrouille la domination anonyme dans la société industrielle avancée, puisqu’il assure l’intégration totalitaire de tous les éléments sociaux en les rendant dépendants de la bonne marche du système. Mais dans la mesure où il conserve l’idée que la liberté consiste dans le dépassement de la nécessité, il ne parvient pas à tirer toutes les conséquences politiques de son analyse de la technologie moderne, espérant même qu’elle se renverse, via l’automation, en vecteur d’une émancipation totale, sans expliquer plus que Marx comment les formes impersonnelles de domination qui vont avec la technologie pourraient se dissoudre avec sa reprise en main communiste [13].
Bien sûr, il serait faux de dire que la conception socialiste de la liberté se résume à ces thèmes faisant signe vers l’idée de délivrance. Il y a aussi chez tous ces auteurs un appel très net à l’autonomie comme prise en main, par les humains eux-mêmes, des moyens de production et, plus largement, de leur destin (« l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes »). Mais il y a aussi, en tension avec ce désir d’autonomie, le rêve d’une abolition des contraintes constitutives de la condition humaine – et ce rêve scientiste a pesé un poids déterminant dans les orientations politiques du socialisme, en le convertissant à un productivisme industriel incompatible avec la liberté individuelle et collective (puisqu’il suppose une centralisation et un renforcement du pouvoir, comme toutes les expériences communistes du XXe siècle l’ont montré). Malgré tout, cette vision de la liberté comme délivrance est toujours très forte dans l’imaginaire socialiste ; elle est même assumée avec humour dans une affiche des jeunes socialistes allemands où l’on voit un chien flottant en l’air, avec le slogan : « Sous le communisme, même les chiens peuvent voler ».
- L’idéal d’autonomie
Derrière l’autonomie que j’ai opposée à la délivrance, ce n’est pas le concept kantien d’autonomie (morale) qu’il faut voir mais plutôt la Selbstständigkeit, la capacité à se prendre en charge, individuellement et collectivement, au lieu de s’en remettre à des organisations extérieures qui, inévitablement, finissent par prendre en main la gestion de nos vies. C’est l’autonomie comme autogestion, en soulignant que cette dernière suppose un minimum d’indépendance matérielle, de maîtrise directe sur les conditions de vie et de travail.
La meilleure manière de montrer le lien entre cette idée d’autonomie et la liberté est de repartir de Marx et de Weber. Marx a montré qu’au principe du capitalisme, il y a la « séparation des travailleurs avec les moyens de production » [14] : c’est seulement à partir du moment où les populations ont été privées des moyens matériels d’assurer leur vie que le capitalisme a pu les réduire en servitude salariale. Bien sûr, cette logique de domination par l’expropriation n’a cessé ensuite de se répéter. Voilà pourquoi Weber peut généraliser l’idée de Marx en soulignant à quel point le renforcement de la domination à l’âge moderne passe, dans tous les domaines, par la perte de contrôle sur les moyens concrets de vivre et travailler. Partout, la dépossession conditionne une domination croissante : peu à peu, les individus sont dépossédés, désormais par de grandes organisations centralisées, des moyens qui assuraient leur « autonomie relative ». On le voit partout, dans la sphère de la guerre (l’autonomie des chevaliers ou des hoplites était liée à ce qu’ils possédaient leurs armes et pouvait donc s’opposer au chef) ou de la science (le chercheur d’aujourd’hui n’est plus propriétaire de ses moyens de production et, comme l’ouvrier à l’usine, son travail est de plus en plus contrôlé) [15].
On comprend dès lors mieux que l’indépendance matérielle, comme condition de l’autonomie dans nos activités et dans nos vies, ait pu être conçue comme une composante indispensable de la liberté. Cet idéal est au fondement de la tradition républicaine avec sa valorisation de la petite propriété, des pratiques d’autoproduction (par opposition à l’apologie libérale du commerce) et des milices populaires (par opposition aux armées permanentes qui déchargent les citoyens d’avoir à assumer l’exercice de la violence) [16]. Il est aussi à la base de l’idée, longtemps dominante, que le salariat est incompatible avec la liberté : on la retrouve dès la révolution anglaise de 1641-1649, notamment chez les Diggers qui condamnaient le fait de « travailler pour autrui, que ce soit contre un salaire ou en lui versant un loyer » [17], puis dans les mouvements socialistes et anarchistes du XIXe siècle qui aspiraient à « l’abolition du salariat ». Cette idée était tellement partagée qu’elle a pu être retournée par la bourgeoisie, une fois au pouvoir, contre les classes populaires, pour priver les domestiques et les salariés des droits politiques constitutifs de la pleine liberté (voir la notion de « citoyen passif »).
Une étonnante convergence de vue entre romains et étasuniens, par-delà deux millénaires, atteste de l’importance politique de cette question de l’indépendance matérielle – aussi étonnante que celle entre le jaïnisme et le nomadisme postmoderne. Plusieurs siècles avant J-C, la première distinction juridique romaine classait les choses en deux grandes catégories. D’un côté, il y avait les res mancipi que l’on ne pouvait céder sans passer par une cérémonie publique devant témoins (la mancipation) ou magistrats : les fonds de terre et les maisons situées en Italie, qu’il s’agisse de terres ou de maisons ; les esclaves et certains animaux domestiques, ceux « recevant le joug sur le col ou sur le dos » (c’est-à-dire les bêtes de trait) ; les servitudes sur les terres italiques (droit de chemin, de passage ou d’aqueduc). De l’autre, il y avait les res nec mancipi qui pouvaient être transmises sans formalité : les autres animaux comme le bétail, la basse-cour, les animaux de compagnie, les bêtes féroces (ours, lion) ou d’origine étrangère (chameau, éléphant) ; l’or et l’argent ; les terres et les maisons non romaines ; toutes les choses incorporelles (les droits) hormis les servitudes précédemment évoquées. Quelle est la logique de cet inventaire à la Prévert ? Manifestement la suivante : le paterfamilias, malgré tout le pouvoir que lui donnait le droit romain, ne pouvait sans formalité céder les biens assurant la liberté de ses descendants, c’est-à-dire leur autonomie matérielle (terres et bêtes de traits) ainsi que l’accès à la pleine citoyenneté (propriétés italiques) [18].
Plus de 2000 ans après, lors de la Guerre de sécession aux USA, un certains nombre d’abolitionnistes ont critiqué l’idée qu’il suffirait d’accorder la liberté juridique formelle aux esclaves : si on ne leur donnait pas les bases matérielles de la liberté, c’est-à-dire les moyens de subvenir à leurs besoins, ils seraient contraints de se vendre à leurs anciens propriétaires et la liberté promise ne serait qu’un leurre. Ces moyens matériels étaient à leurs yeux 40 acres and a mule – de la terre et une bête de somme pour la travailler, comme chez les Romains. Pendant un premier temps, ce fut parfois accordé aux esclaves, mais finalement, ils durent racheter tout cela à leurs anciens propriétaires, et les noirs formellement affranchis n’eurent d’autre choix que d’endurer un nouveau siècle d’exploitation agraire et de ségrégation raciale dans les Etats du Sud, ou de migrer vers le Nord où les industriels les attendaient bras ouverts pour les exploiter dans leurs usines…
Cet idéal d’autonomie basée sur l’indépendance matérielle, avec ce qu’il implique en termes de critique du salariat et de valorisation de l’autoproduction, s’est largement émoussé aujourd’hui, au moins au regard de ces années 1970 où il a nourri la révolte contre le capitalisme, le salariat et les partis. La plupart des gens n’en ont plus qu’un vague souvenir, dans le rapport aux parents : pour s’affranchir de la tutelle de ses parents, il faut être indépendant d’eux au plan matériel (ici financier). Mais il ne vient plus guère à l’esprit que la société industrielle toute entière, sorte de big mother, tient chacun de nous dans une tutelle nourricière semblable, en raison de notre dépendance matérielle totale à son égard. Ni que la manière dont nous pensons nous « émanciper » de nos parents, en général par le salariat, était considérée il y a peu de temps encore comme une forme d’asservissement insupportable.
- Conclusion : Snowden et Notre-Dame des Landes
L’imaginaire de l’autonomie, si fort à l’époque moderne, a finalement été supplanté par celui de la délivrance – mais sous une forme laïque : la délivrance par l’abondance et la technoscience.
Cette évolution tient aux progrès du productivisme industriel et de la division du travail : ils ont détourné les populations de l’idée de faire elles-mêmes les choses nécessaires à leur vie et les ont persuadé, à grand renfort de propagande (notamment publicitaire), qu’il valait mieux faire faire le maximum de choses (des biens de consommation courante à l’éducation de nos enfants) par d’autres instances, censées être plus professionnelles, plus « expertes ».
Au final, il en résulte cette dépendance totale à l’égard du système capitaliste qui explique largement notre impuissance à changer la donne à l’heure où, pourtant, nous savons que renverser ce système est pour l’humanité une question de vie ou de mort.
Pour faire ne serait-ce qu’un pas en ce sens, il me semble indispensable de revivifier l’imaginaire de l’autonomie et de ne plus se laisser leurrer par les promesses de délivrance : face à celles que chercheurs, ingénieurs, politiques et marketers nous servent ad nauseam aujourd’hui, il faut rester méfiant voire s’opposer, car c’est dans leur sillage que les formes anonymes de domination se sont constituées.
En guise de conclusion, je voudrais montrer la pertinence de la distinction que je propose en analysant deux types de discours dont les paradoxes s’éclairent à la lumière de l’hypothèse que je viens d’exposer : le discours sur la révolution informatique et celui sur la crise climatique.
La différence entre la quête d’autonomie et le désir de délivrance apparait clairement dans un lieu commun assez répandu à propos des nouvelles technologies informatiques : celui de l’union paradoxale de liberté et de contrôle que ces technologies rendraient possible. On s’offusque d’autant plus des « possibilités de surveillance » offertes par ces nouvelles technologies qu’on les considère par ailleurs comme foncièrement « émancipatrices ». Pour le dire avec la revue Multitude : « La plus grande liberté est désormais la condition paradoxale du contrôle le plus sournoisement efficace » [19]. Car en effet, on ne peut pas informatiser l’ensemble des activités sociales sans générer automatiquement des flots d’informations ; et il serait naïf de croire que les puissants et les gouvernants se passeraient de les utiliser pour affermir leur domination. Tout cela est désormais connu, c’est la leçon de l’affaire Snowden.
S’il y a ici paradoxe, c’est que cette doxa joue sur deux idées différentes de la liberté :
- l’idée classique de la liberté, incompatible avec le contrôle ; et
- une autre conception de la liberté qui, loin de s’opposer au contrôle, le rendrait au contraire possible.
Quelle est donc cette « liberté » ?
Les « critiques » en question ne le précisent jamais, entérinant sans le questionner le présupposé répandu que ces technologies élargissent les espaces de liberté, quand bien même elles rendent caduques les libertés civiles de base (notamment liées à l’idée de vie privée). Mais si l’on y réfléchit bien, on retrouve ici le fantasme de délivrance : ce que ces technologies permettent et promettent, c’est de repousser tout un ensemble de micro-contraintes du quotidien en épargnant certains efforts, notamment en permettant d’avoir accès à tout sans sortir de chez soi ; c’est aussi d’élargir le domaine des possibles en repoussant les contraintes « naturelles » liées à la condition humaine, notamment celles qui font que nous sommes un corps inscrit dans un espace temps limité, avec une identité définie.
Venons-en pour finir à la question de la crise écologique : face à cette situation, un discours se dégage de plus en plus nettement, qui plaide en faveur d’une inévitable restriction des libertés (de consommer, de se déplacer en avion, etc.), au point d’en appeler parfois à la mise en place d’une « dictature verte ».
Or, ce qui est surprenant, c’est que dès que l’on va sur le terrain où se mène les luttes écologistes (les « camps action climat », les espaces en lutte contre les grands projets prédateurs comme Notre-Dame des Landes), on constate une chose : les militant-e-s n’y appellent pas à restreindre les libertés, mais à regagner une liberté que le système étatique et capitaliste nous a ôtée, par le biais de la technologie et de la consommation.
Et cette liberté n’a rien à voir avec le fait d’être déchargé des nécessités et des limites liées à la vie sur terre : se construire un habitat, produire ses subsistances, veiller à sa santé, s’organiser avec les autres pour faire face à tout cela, etc. Au contraire, il s’agit d’en assumer individuellement et collectivement la charge : ne plus les déléguer à des organisations (entreprises, administrations, partis) qui finissent par nous dicter leurs intérêts, mais les reprendre en main.
Il n’est pas étonnant que le terme qu’ils ont choisi pour désigner cette liberté à reconquérir est celui d’autonomie, sur les deux plans de la vie matérielle et de l’organisation politique.
Intervention au IIe colloque international “Penser l’émancipation” sur le thème « Théories, pratiques et conflits autour de l’émancipation humaine », à l’Université Paris-Ouest Nanterre, du 19 au 22 février 2014.
Notes:
[1] Voir « Rationalisation et réifïcation chez Max Weber », in La réifïcation. Histoire et actualité d’un concept critique, sous la direction de Vincent Chanson, Alexis Cukier et Frédéric Monteferrand, La Dispute, 2014, p. 119-145.
[2] Voir La fabrique des derniers hommes. Retour sur le présent avec Weber, Simmel et Tönnies, La Découverte, collection « Théorie critique », Paris, 2012.
[3] Voir Georg Simmel, Philosophie de l’argent, trad. S. Cornille & Ph. Ivernel, PUF, Paris, 1987.
[4] Expression de Richard Rorty à propos de Marx et de Foucault in : « Habermas, Derrida, and the functions of Philosophy », Revue internationale de philosophie, 194/1995, p. 453.
[5] Francis Bacon, ref ?
[6] Voir Ollivier Dyens, La condition inhumaine. Essai sur l’effroi technologique, Flammarion, Paris, 2008 et Laurent Alexandre, La mort de la mort, JC Lattès, 2011.
[7] A ce propos, voir Mircea Eliade, La nostalgie des origines. Méthodologie et histoire des religions, Gallimard, Paris, 1971, p. 203-209.
[8] Jaïnisme du sanskrit Jina, « vainqueur du soi », est une des plus anciennes religion, originaire de l’Inde [NdE].
[9] A propos des « religions de salut-délivrance » comme le bouddhisme et le jaïnisme, voir Max Weber, Hindouisme et bouddhisme, trad. I. Kalinowski et L. Lardinois, Flammarion, Paris, 2003, notamment p. 335 : « Les règles jaina classiques imposaient au moine de devoir errer sans répit de lieu en lieu, afin de se préserver de toute implication dans des relations et des attaches personnelles ou locales ».
[10] Voir Louise Michel, Prise de possession (1890), Jean-Paul Rocher, Paris, 1999, notamment p. 26-27 et 61-66.
[11] Voir Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique. Cette formule est empruntée à Saint-Simon.
[12] Karl Marx, L’idéologie allemande, cité d’après le recueil Philosophie établi par M. Rubel, Gallimard (Folio), 1982, p. 310.
[13] Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée (1964), trad. M. Wittig, Minuit, Paris, 1968, notamment p. 151-152 et p. 167 et suiv.
[14] Karl Marx, Le capital, Livre 1, chapitre sur l’accumulation primitive.
[15] Max Weber, Œuvres politiques, p. 324-325.
[16] Voir John-Greville-Agard Poccock, Le moment machiavélien, PUF. Cf. aussi Simmel sur les nobles écossais, dans Philosophie de l’argent.
[17] Gerrard Winstanley, L’Etendard déployé des vrais niveleurs (1649), trad. B. Fau, Allia, Paris, 2007, p. 39.
[18] A ce propos, voir Jean-François Brégi, Droit romain. Les biens et la propriété, Ellipses, Paris, 2009, p. 53-55. L’interprétation de cette classification est controversée. Brégi, après avoir lui-même souligné que les res mancipi sont « des biens de valeur économique majeure dans le cadre d’une exploitation agropastorale » (p. 54), penche quant à lui pour une autre interprétation : les res mancipi seraient celles soumises directement au pouvoir du chef de tribu dans la mesure où elles ont une importance collective, notamment militaire. Pour d’autres, ces biens composeraient la propriété quiritaire, réservée aux seuls citoyens romains (voir Michèle Duclos, Rome et le droit, Librairie générale française, 1996, p. 70).
[19] Revue Multitudes, n°40, Hiver 2010, éd. Amsterdam, p. 51. Cette citation est manifestement la reprise d’une formule d’Éric Sadin, Surveillance Globale. Enquête sur les nouvelles formes de contrôle, Climats, Paris, 2009, p. 119 : « La plus grande liberté est la condition paradoxale et contemporaine de la plus grande surveillance ».
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