Du marxisme à l’anarchie
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Catégorie : Global
Les « Souvenirs » de Guesde, de Plekhanov, de Lafargue (anarchistes bouffons devenus bouffeurs d’anarchistes) se mêlent aux réminiscences de feuilletons et de cours d’assises du Petit Journal pour camper la cour des miracles anarchiste, telle que se la représente le marxiste moyen, encadré dans la force et la sagesse de son parti. Renoncer aux rails du développement historique nécessaire, à l’arsenal des citations prophétiques, à la sécurité des grandes compétences qui, d’en haut, parfois du haut du ciel, déterminent les savants dosages de l’opportunisme révolutionnaire à l’échelle nationale et mondiale ? Quelle aberration, quelle déchéance ! Aucun doute n’est permis : le camarade perdu n’a jamais rien compris au « marxisme » puisqu’il renonce à cette merveilleuse discipline de la pensée ; et il n’a jamais rien entendu à la solidarité agissante du parti et de la classe ouvrière, puisqu’il s’évade vers la « secte », ou la tour d’ivoire de « l’individualisme »…
L’accueil fait au nouveau venu n’est pas toujours plus encourageant que les adieux des ex-copains de parti. Si ceux-ci vous traitent élégamment de vendu, ou se contentent de hausser les épaules, il convient de dire que la petite bande fraternelle reçoit sans nul enthousiasme le transfuge, qui s’imagine généralement apporter des trésors d’érudition et d’expérience inconnus au commun des libertaires – et conserve en cela une part de la morgue théorique et « organisatoire » inculquée par l’école marxiste. La plupart des anars s’imaginent être nés anarchistes et mettent sérieusement en doute qu’on puisse le devenir. Ils considèrent les antécédents « politiques » de tout nouveau camarade, non pas comme un avatar riche en enseignements pour eux-mêmes, mais comme un péché originel. Ils se montrent fort peu curieux de savoir comment on se libère intellectuellement et sentimentalement de la pensée par ordre et de l’amour du parti, pour embrasser de plus vastes perspectives, des réalités plus concrètes et des sympathies humaines plus immédiates. Cela ne semble pas les intéresser de savoir par quelles déchirures du filet le petit poisson s’est évadé (auraient-ils peur d’y rester en y allant voir ?) ni les préoccuper d’élargir le trou pour d’autres. Il semble qu’ils craignent d’avoir trop de transfuges parmi eux, ou que la réalité du piège les dégoûte. Peut-être ont-ils raison ?
Ce que le transfuge ne trouve pas le moyen de dire, il l’écrit. Il l’écrit aujourd’hui, non pas dans l’enthousiasme et la haine du nouveau converti, mais après mûre expérience et mûre réflexion. Il a vécu le mouvement anarchiste dans plusieurs langues et plusieurs pays. Il a traversé des responsabilités et des années de silence, la révolution, l’illégalité, la crise morale de la guerre. Il a coudoyé des gens de toute condition et de toute opinion. Il a lu largement, sans choisir le sujet ni la tendance dans les limites d’un conformisme quelconque. Il s’est exercé à ne pas prendre ses désirs pour des réalités et vice versa ; à suspendre son jugement en présence des faits et des hommes ; à rectifier le tir de la pensée, vérifiée par l’action jusqu’à la réussite approximative de la « salve encadrante », à rechercher de préférence l’explication de faits gênants et la solution des problèmes méconnus, en dehors des slogans et des formules toutes faites. On lui permettra peut-être de dire aujourd’hui en quoi le marxisme lui paraît chose infirmée, et l’anarchisme chose confirmée, à ses yeux, par vingt-cinq ans de libre recherche.
Cette expérience ne prétend pas se substituer à celle d’autrui. Mais elle peut, occasionnellement, la confirmer ou lui proposer, scientifiquement parlant, des hypothèses de travail. Ajoutons que l’auteur a tâté un peu de tout : de la recherche scientifique et du travail ouvrier, de la technique agricole, du commerce, de l’enseignement et de la création littéraire. Il a même été, il y a bien longtemps, permanent communiste, initié au mystère du double jeu (revendicatif et diplomatique) et à la direction discrète des organisations « indépendantes ». Il en est sorti édifié sur le mépris souverain de l’homme et des valeurs humaines que professe implicitement tout révolutionnaire professionnel et en quoi se résout sa double vocation de héros-martyr et de corrupteur-policier. Il en est sorti à jamais assoiffé d’indépendance et de vérité. Il pense s’être suffisamment frotté à la vie pour avoir laissé en route ses préjugés, même celui qui consiste à voir des préjugés partout. Il n’attend plus la révolution mondiale de trois mois en trois mois, et sait pourtant qu’elle est en route dans les choses, qu’elle peut survenir d’un moment à l’autre et qu’il faudra la reconnaître en toute sa grandeur, sous l’aspect d’un devoir quotidien ou d’une occasion inattendue. Matériellement, il vit dans le provisoire ; à sa pensée, il a bâti une maison assez habitable pour y demeurer, dans la perspective de plusieurs siècles ; elle comporte des matériaux accumulés, des plans d’extension, et nul sacrifice à la mode ne la grève de caducité.
C’est une maison de camarades : plusieurs y ont apporté leur pierre, construit leur chambre, laissé leur souvenir. Elle reste ouverte à ceux qui en comprendront le sens et l’usage : elle accepte la critique des hommes et du temps. Les évadés des systèmes clos, les rebelles de la bonne foi et de la bonne volonté, qu’ils soient les bienvenus ; qu’ils y soient chez eux ! Le présent avis tient lieu d’invitation.
Vous préférez, vous réclamant d’autres tendances, rester chez vous, ou bâtir sur vos propres plans ? Faites cela ! Nous aurons toujours ceci en commun d’aimer notre indépendance et de défendre notre vérité. Peu importe le nom que vous donnerez à l’édifice de votre pensée. Le principe créateur qui vous fait tourner le dos aux casernes des totalitaires, aux usines de cerveaux en série, c’est encore l’anarchie.
André Prudhommeaux [André Prunier]
Ce qu’il faut dire, n° 33, septembre 1946.
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