De vie ou de mort. ( bxl ou ailleurs )
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Category: Global
Places: Bruxelles
Ailleurs, un peu loin d’ici, les bombardement quotidiens font de chaque jour un 22 mars : des sirènes et des cadavres dans un quartier ; des verres en terrasse et des emplettes dans celui d’à-côté.
Face aux attaques, ici aussi, un moindre degré de sidération et d’effroi, à chaque fois, quelques « évidemment-j’te-l’avais-dit-on-s’y-attendait » en plus, et, déjà, des réflexes comme ceux que l’on développe dans des situations devenues presque familières. « Il faudra vivre avec, dorénavant » exprime moins la fatalité du verdict que la ritournelle passablement usée.
Face aux réactions, l’impression que, cette fois-ci, on ne nous la fera plus à l’envers. Un peu moins dépassés à chaque fois, nous anticipons les manœuvres de cette autre machine à stupeur qu’est la réplique gouvernementale. « Pas-d’amalgame-mais-quand-même-un-peu-(ne-soyons-pas-naïfs) », on connaît ; « Niveau-4-terrorisme !-on-fait-ce-qu’on-veut », on connaît ; « Quelques-petites-mesures-pour-votre-sécurité-qui-ne-nous-seraient-jamais-venues-à-l’esprit-autrement », on connaît aussi.
« Démocratie », « liberté », « valeurs européennes », on ne connaît que trop.
Cette fois encore, sans précipitation ni délais, inventons des manières de prendre place dans ces minces et brefs espaces de suspension, avant que tout ne se referme à nouveau, broyé et métabolisé par les si bien huilées usines à normalisation dont les vrombissements couvrent rapidement les cris de douleur, comme ceux de révolte.
Tenir, intransigeants et avec fermeté, à ce que nous savions déjà avant et qui n’en sort que plus vrai, et saboter les flots de bêtise qui saturent en continu les esprits ; affirmer et incarner d’autres possibilités de s’attacher au monde, autres que celle du chantage à l’union derrière ceux qui ont VOULU ce qui est arrivé et arrive encore ; nous retrouver, physiquement, prendre les rues, les places…, les salles de classe ? ; emmener la tristesse et la colère vers plus de force, de détermination et de courage pour faire face à cette évidence : il nous faut combattre, non choisir un camp.
Considérer, une fois pour toutes, les gouvernements comme très littéralement coauteurs de ces attaques — et non vaguement et moralement responsables — et parfaitement au fait de ce qu’elles leur octroient comme marges de manœuvre et leur permettent comme opérations. Ils ne conspirent pas, ils s’organisent, ils agissent et réagissent ; parce que c’est bon pour les affaires.
Trois jours de deuil annoncés, à mettre en perspective avec les sept jours accordés à une reine (certes, Fabiola, ça n’arrive qu’une fois). Donnons-nous la possibilité de ne pas être concernés, et ce pour prendre le temps et la mesure de ce qui arrive, loin de la séquence déjà éculée qui est en ce moment même resservie, ad nauseam.
Question de vie ou de mort ?
De vie.
Ma fille est morte au Bataclan le 13 Novembre, elle avait 17 ans.
Je n’irai pas à l’hommage qui sera rendu aux victimes à 10h30 aux Invalides parce que je considère que l’État et ses derniers dirigeants en date portent une lourde responsabilité dans ce qui s’est passé.
Une politique désastreuse a été menée par la France au Moyen-Orient depuis plusieurs années. Nicolas Sarkozy a largement contribué à la chute du régime de Khadafi en envoyant l’armée française combattre en Libye, en violation des résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU qui interdisaient toute intervention au sol. Or, plusieurs sources affirmaient à l’époque que les Forces Spéciales étaient « en apesanteur » et avaient œuvré sur le terrain. La Libye n’était pas ennemie de la France, Nicolas Sarkozy avait reçu Khadafi avec les honneurs d’un chef d’État, et ce pays est devenu depuis un cauchemar chaotique où circulent librement armes et combattants.
François Hollande et Laurent Fabius se sont ensuite acharnés contre Bachar El Assad, poussant inlassablement les puissances occidentales à intervenir militairement pour renverser le régime syrien, alors que celui ci n’était pas l’ennemi de la France. Les frappes prévues furent annulées in extremis lorsque Barack Obama refusa d’engager les États-Unis dans cette aventure.
Cette ingérence de la France dans les affaires intérieures de pays souverains a été menée avec l’argument selon lequel les dirigeants syriens et libyens massacraient leur peuple. Certes. Comme Saddam Hussein et Muammar Khadafi, Bachar el Assad est un dictateur sinistre de la pire espèce. Mais il n’est pas plus exécrable que ceux actuellement au pouvoir au Qatar et en Arabie Saoudite, avec lesquels la France entretient d’excellentes relations diplomatiques et commerciales, et qui ont financé Daesh.
Cette érosion de la compétence politique est dramatique pour notre pays. Les derniers présidents ont agi avec une légèreté inconcevable, portés par des vues à court terme. Mais cet aspect n’est pas le seul en matière de responsabilité du monde politique.
Depuis plusieurs décennies, la République a laissé se développer des zones de désespoir, que le philosophe Jean-Paul Dollé nommait avec la justesse qui le caractérisait: “Le territoire du rien”. Un urbanisme inhumain, sans lieux de loisirs, de culture, sans écoles dotées de moyens à la hauteur de l’enjeu, au sein duquel aucun sentiment humaniste et citoyen ne peut éclore. “Cités Dortoirs”, “Quartiers sensibles”, les termes ont évolué mais le problème demeure et le personnel politique l’a toujours traité avec indifférence. Raymond Barre promit “d’enrayer la dégradation physique et sociale des grands ensembles”. Bernard Tapie fut ministre de la ville, Nicolas Sarkozy annonça un plan Marshall des banlieues et nomma Fadela Amara Secrétaire d’État chargée de la politique de la ville. Patrick Kanner l’est aujourd’hui et perpétue quarante ans d’échec.
Le divorce entre les français et leurs dirigeants est accompli, le contrat social est rompu, le gouffre entre le peuple et les élites est béant. Les atteintes importantes aux libertés publiques, votées avec empressement par l’Assemblée Nationale, ne régleront rien. L’extrême droite pourra toujours surenchérir et les assassins franchir les frontières.
La France est incapable de proposer un avenir à sa jeunesse, l’Europe est incapable de dépasser son actuel enlisement dans le libéralisme. Nos élus sont incapables de proposer une vision politique. Nos intellectuels, à de rares exceptions près, sont incapables de sortir de leur lucratif état d’histrions médiatiques. Je suis atterré par mon pays dévasté et je suis dévasté par la mort de ma fille.
http://www.huffingtonpost.fr/eric-ouzounian/moi-pere-dune-victime-je-nirai-pas-aux-invalides_b_8653672.html