La procureure de Nantes, Brigitte Lamy, n’apprécie pas d’être désignée publiquement. Dire que son classement sans suite des plaintes de manifestants équivaut à protéger la police relève, selon elle, de l’injure publique. Elle vient de porter plainte personnellement contre une affichette publiée notamment par un compte Facebook « Nantes révoltée », présentant son nom et sa photo et portant ce commentaire éclaboussé de gouttes de sang : « Brigitte Lamy, procureure de la République à Nantes protège les policiers qui blessent et mutilent. »

Cette controverse fait suite à l’impunité apparente de policiers auteurs de tirs qui ont éborgné trois manifestants le 22 février 2014, quand 525 tracteurs défilaient dans Nantes aux côtés de 40 à 60 000 personnes, avant que de violents affrontements éclatent avec la police. Outre trois victimes, dont deux journalistes, atteints aux jambes par des tirs de balles de caoutchouc dur, trois personnes ont donc perdu l’usage d’un œil après un choc violent vraisemblablement dû à des tirs de LBD 40 (Lanceurs de balle de défense, tirant des projectiles de 40 mm de diamètre). Personne n’ayant témoigné pour décrire des scènes où les manifestants se seraient blessés entre eux, la violence est à l’évidence d’origine policière.

Malgré une enquête confiée à l’IGPN, l’Inspection générale de la police nationale, et de nombreuses vidéos et témoignages, la procureure a donc décidé de classer en bloc les six plaintes contre X pour violences volontaires.

Circulez, il n’y a rien à voir

Explication de Brigitte Lamy pour opposer une fin de non recevoir à une de ces plaintes, celle de Quentin Torselli, le plus gravement atteint, puisque cet ancien charpentier obligé d’abandonner son métier vit désormais avec une prothèse de globe oculaire : « L’examen de cette procédure ne justifie pas de poursuite pénale au motif que : les faits ou les circonstances des faits dont vous vous êtes plaint n’ont pu être clairement établis par l’enquête. Les preuves ne sont donc pas suffisantes pour que l’affaire soit jugée par un tribunal. » Et : « Selon les cas, la nature exacte du projectile n’a pu être déterminée et, ou nous n’avons pas d’auteur identifié. »

Nathalie Torselli, la mère de Quentin, s’insurge : « Plus d’un an d’enquête, menée par l’IGPN de Rennes, pour aboutir au fait que Quentin s’est sans doute tiré un coup de flashball dans l’œil tout seul, comme un grand. Quid des vidéos et des témoignages accablants pour la police ? »

Le classement sans suite ne provoque pas irrémédiablement l’arrêt des procédures, mais il complique les démarches : les victimes doivent se constituer partie civile auprès du doyen des juges d’instruction pour relancer la machine. Et ce après un an de perdu à faire confiance à la justice pour suivre des pistes évidentes qui auraient mérité d’être menées à bout, même si l’identité des auteurs n’est pas flagrante en début d’enquête. Après tout, c’est le quotidien banal de toutes les instructions judiciaires : resserrer les présomptions sur les auteurs présumés quand un groupe est suspect et traduire devant un tribunal ceux qui paraissent les plus impliqués.

L’IGPN a visionné les images d’hélicoptère qui permettent de savoir de quel groupe policier chaque tir est parti. Dans chacune de ces unités, les policiers à qui l’on confie un LBD ne sont pas légion. On aurait pu aller jusqu’à cette phase de « recherche de la vérité » comme disent les juristes. Ces policiers n’ont pas eu à répondre devant des enquêteurs ou un juge de leur éventuelle responsabilité dans les mutilations avérées. Si on ne peut pas dire qu’il ont été « protégés », quel terme choisir ? Qu’ils ont « bénéficié de l’impunité » ?

Comme la procureure porte plainte en son nom propre, la procédure sera « dépaysée », menée par une autre juridiction que le tribunal de grande instance de Nantes.

Classements et non-lieux

Le 2 avril dernier, à Montbéliard, le juge d’instruction a rendu « une ordonnance de non-lieu à l’égard du fonctionnaire de police mis en examen pour avoir blessé (…) par un tir de flash-ball, le jeune Ayoub Bouthara ». Ce non-lieu blanchit le policier qui en février 2011 a tiré au flashball sur Ayoub, alors âgé de 17 ans, visé alors qu’il attendait un bus et que la police intervenait pour séparer deux bandes de jeunes qui s’affrontaient.

Selon le communiqué de la procureure Thérèse Brunisso, « l’information judiciaire n’a pas permis d’établir à l’encontre du policier d’infraction pénale, qu’il s’agisse de violences volontaires, la décision de tirer étant justifiée au regard des circonstances, aucune faute pénale d’imprudence, de négligence, d’inattention ou d’inobservation des règlements n’étant caractérisée ».

À Toulouse, classement sans suite le 26 janvier 2015 pour Yann Zoldan, touché par un tir de flashball lors d’une évacuation d’un squat, avec une conclusion stupéfiante de l’IGPN : « Sur la base des témoignages extérieurs, du profil de la victime et des autres manifestants, M. Zoldan étant effectivement membre de la mouvance écologique radicale susceptible de se livrer à des actions violentes sur le territoire national, l’emploi du lanceur de balles de défense par le brigadier Benoît Kieffer, au demeurant excellent fonctionnaire, très apprécié de sa hiérarchie, doit s’envisager dans le cadre d’une riposte et relève de la légitime défense des personnes et des biens visée à l’article 122-5 du Code pénal, la blessure au visage de M. Zoldan ne se révélant en outre aucunement intentionnelle. »

Il faudrait savoir, c’est un accident ou de la légitime défense ? A moins que la réputation suffise : car après le fantasme policier de mouvance anarcho-autonome pour justifier l’opération de Tarnac, en 2009, voilà une nouvelle catégorie justifiant tout, la « mouvance écologique radicale susceptible de se livrer à des actions violentes ».

Après le tir policier, Yann a été évacué en sang aux urgences où il a entendu cette phrase terrible : « Rassurez-vous : vous avez la chance d’être encore en vie. À quelques centimètres près, vous étiez mort… » L’arme dite « sub-létale » ou « non-létale » a donc ce pouvoir de mort.

Pour Yann, « nous avons été désigné.e.s comme tuables, éliminables, comme d’autres personnes marginales ou opposant.e.s de l’histoire, des individu.e.s qui ne représentaient plus une valeur humaine (…) Chaque résistance vient dire j’existe et c’est bien cette existence que la police attaque ».

Criminalisation manifeste

À Toulouse toujours, Gaëtan Demay, étudiant en histoire de l’art et archéologie a été condamné à de la prison ferme pour le simple délit d’avoir manifesté. C’était le 8 novembre 2014 en hommage à Rémi Fraisse tué par les gendarmes à Sivens. Toutes les hypothèses de parcours de la manif ayant été refusées par la préfecture de Haute-Garonne, elle se trouve de fait interdite. Résultat : Gaétan a été condamné le premier avril en appel à deux mois de prison ferme, quatre avec sursis et 1100 euros d’amende.

La version de la police l’accuse de violence et outrage à agent, ce que l’étudiant nie, affirmant avoir été matraqué et jeté au sol alors qu’il envoyait un texto via son téléphone, un peu à l’écart de la foule. « Depuis vingt ans, le nombre de poursuites pour outrage et rébellion ne cesse d’augmenter. Ce délit est devenu une menace permanente que les policiers peuvent utiliser à tout moment. C’est un outil d’intimidation et de répression qui permet de justifier a posteriori l’usage de la violence et la mise en garde à vue lors d’interpellations musclées », notait déjà en 2012 la Ligue des Droits de l’Homme.

L’utilisation abusive de ces délits d’outrage et de rébellion peut même être d’un bon rapport pour les policiers qui bénéficient systématiquement d’un avocat rémunéré par l’administration et encaissent personnellement les montants des dommages et intérêts. En décembre 2013, un rapport officiel de l’Inspection générale de l’administration publié par le ministère de l’Intérieur « reconnaît l’existence de fonctionnaires habitués de démarches chez le juge mais n’est pas en mesure de quantifier précisément le phénomène ».

Rares policiers condamnés

Dans cet ensemble de procédures où la justice décide de ne pas donner suite, une seule décision inverse, la condamnation le 2 avril 2015 du policier Jean-Yves Césaire, pour violences volontaires aggravées et faux et usage de faux par le tribunal correctionnel de Bobigny à un an de prison avec sursis, deux ans d’interdiction de port d’arme et surtout un an d’interdiction d’exercer. Ce policier avait tiré sur Geoffrey Tidjani à Montreuil en 2010 alors qui participait à un simple blocus devant un lycée.

Seuls deux autres policiers ont été condamnés pour des faits similaires, l’un pour avoir éborgné Séjou en 2005 (il a reconnu les faits) et un autre condamné à deux ans avec sursis pour avoir tiré sur Steeve, 9 ans, à Mayotte…

Droit de manifester en danger

L’impunité qui très majoritairement solde les poursuites pour violences policières traduit un climat qui pourrait bien avoir pour but de rendre les manifestations dangereuses pour les participants et donc porter atteinte, par la peur, au droit constitutionnel de manifester. Intitulé « Manifester en France, c’est risquer de finir en prison », un texte a été publié par le quotidien Libération les 17 et 19 avril, et signé d’universitaires et d’intellectuels (y compris des Etats-Unis, de Grande-Bretagne, du Brésil, de Slovénie), parmi lesquels figurent le réalisateur britannique Ken Loach ou le philosophe Jacques Rancière

La manif, paradigme hexagonal

Rappelant que le 11 janvier après les attentats contre Charlie hebdo et l’Hyper Cacher de Vincennes, « comme le notaient alors les correspondants de la presse internationale, c’est à travers la “manif”, sorte de paradigme hexagonal de l’expression collective, que les Français avaient décidé d’exprimer leur émoi », cette tribune souligne le glissement du droit de manifester vers une menace physique maintenue par le pouvoir sur ce bien commun démocratique :

« Que ce soit à Notre-Dame-des-Landes, à Sivens, à Nantes, à Lyon ou à Toulouse, ce n’est pas tous les jours le 11 janvier. Manifester, oui, mais pas pour saluer la mémoire du jeune militant écologiste tué par un tir de grenade de la gendarmerie, Rémi Fraisse, dans la nuit du 25 au 26 octobre. Manifester, oui, mais pas contre la série de violences policières commises par la suite à l’occasion de plusieurs manifestations interdites en préfecture. Manifester, oui, mais pas contre l’interdiction de manifester elle-même. Ces interdictions qui se sont répétées sur l’ensemble du territoire sont une atteinte grave et révoltante à un droit démocratique fondamental. »

Menacé par une plainte de la justice pour des propos sur le sabotage du projet de liaison ferroviaire Lyon-Turin, dans une interview accordée au Huffington Post italien, l’écrivain italien Erri De Luca a porté son soutien au Toulousain Gaétan Demay, soulignant combien « le droit à manifester est un droit non négociable ». Mais contre les tirs délibérés de la police et son impunité une fois les mutilations commises, où est la marge de non négociation ?

http://www.reporterre.net/Impunite-policiere-le-droit-de