Année du mexique en france : sous les flonflons, les canons.
Category: Global
Themes: Resistances
C’est dans l’annuaire de la ville de Toulouse : 2011 sera « l’année du Mexique en France ». Certes, les organisateurs du festival Río Loco n’ont pas trop le sens de l’orientation, puisqu’ils situent la patrie d’Emiliano Zapata et Amparo Ochoa… en Amérique du Sud. Mais gageons que les multiples et coûteuses « rencontres culturelles », à Toulouse et un peu partout en France, sauront leur ouvrir un peu les yeux sur la géographie. Et sur quelques autres réalités. Ils auront notamment tout loisir de découvrir les généreux mécènes de cette belle aventure. Pour la France, il s’agit du groupe militaro-industriel (pardon, de « sécurité-défense ») Safran. Pour le Mexique, aux côtés de l’organisation para-gouvernementale « Pro México », ils feront connaissance avec Miguel Alemán Velasco. Un inquiétant personnage, sur lequel nous reviendrons. Il leur faudra auparavant tenter de comprendre dans quel contexte les deux grands hommes qui président aux destinées de nos pays ont décidé de renforcer ainsi les « relations bilatérales » franco-mexicaines. S’agit-il de relancer une vieille amitié, celle qui puise toute sa force dans la célèbre lettre de Victor Hugo aux habitants de Puebla1?
Que se passe-t-il au Mexique ?
Le dernier supplément de La Jornada sur les peuples indigènes, Ojarasca2, publie un article écrit en 1914 par le grand reporter nord-américain John Reed, et intitulé « Que se passe-t-il au Mexique ». L’auteur y proposait à ses compatriotes une fine analyse des causes et de l’ampleur réelle de la révolution qui était en train de se dérouler dans le pays, ignoré et stupidement méprisé par une majorité de « gringos ».
Les nouvelles qui aujourd’hui parviennent de temps à autre à percer l’épaisse complicité des grands médias sont des plus alarmantes. Plus de 15 000 morts en 2010, tombés sous les coups de ce que l’on essaie de faire passer pour une « guerre contre le crime organisé ». Corps décapités ou calcinés, fosses communes, affrontements à l’arme lourde, enlèvements, rien ne manque au tableau…
La question posée par Reed est plus que jamais d’actualité.
Car, au-delà du sensationnel, de l’insupportable répétition des tragédies et des discours officiels sur la « guerre contre le narcotrafic », ce sont bel et bien les classes populaires qui paient le prix fort. A côté des jeunes chômeurs, marginaux ou militaires embauchés par les gros bonnets de la drogue pour escorter les chargements illicites et disputer le terrain aux gangs concurrents, les principales victimes de cette sale guerre sont ces ouvrières des maquiladoras3, violées et mutilées à Ciudad Juarez4 (Chihuahua). Ces paysans abattus au bord d’un chemin au Guerrero. Ces villageois indigènes encerclés par des groupes paramilitaires, comme à San Juan Copala (Oaxaca). Ces responsables des biens communaux enlevés et assassinés à Santa María Ostula (Michoacan). Ces milliers de migrants mexicains ou centre-américains, cibles eux aussi de la violence dans leurs pays et régions d’origine, persécutés, rançonnés, massacrés, tant par les membres de la police mexicaine que par les gangsters des cartels… Sans oublier, enfin, l’implacable et multiforme guerre de basse intensité menée contre les communautés zapatistes en résistance, dans les montagnes et les forêts du Chiapas.
L’objectif de ce « nettoyage ethnico-social » est purement et simplement de terroriser les secteurs de la population faisant encore obstacle aux changements programmés de l’usage des sols, d’obtenir l’expulsion massive de ce qui reste de paysans pratiquant l’agriculture d’auto-subsistance. Ceux-ci doivent céder la place aux exploitations agro-industrielles, consacrées aux monocultures d’exportation ou à l’alimentation à bas coût5 de populations de plus en plus urbanisées et dépendantes. Ou bien, il s’agit de développer les méga-projets énergétiques (barrages6, gigantesques « fermes » éoliennes, mines à ciel ouvert), les immenses complexes touristiques, la prospection et l’exploitation des ressources de la biodiversité naturelle, etc. En un mot, faciliter le passage du rouleau compresseur industriel et financier, de la « barbarie du progrès ».
L’ennui, pour les dirigeants mexicains qui se succèdent, à la tête du gouvernement fédéral comme dans chacun des 32 états du pays, bien disposés à continuer de vendre au plus offrant les richesses naturelles et humaines à une économie mondiale se ruant sur ce qui reste à ronger de l’os planétaire, c’est qu’une partie encore significative de la population traîne les pieds. Ou pis encore, elle refuse obstinément de quitter la terre et la vie qui va avec : une large autonomie, une solidarité concrète entre les individus, le partage d’une culture riche et vivante, l’organisation régulière de fêtes et la manifestation réitérée de l’envie de demeurer ensemble malgré la pauvreté. Ce refus s’appuie sur des pratiques anciennes d’organisation communautaire, indépendante des partis politiques, de leurs manœuvres -souvent criminelles- de division et de domination. C’est bien là que se trouve la principale explication à cette guerre sans fin. Celle qui ensanglante un pays dont les régions à majorité indigène subissent depuis plusieurs décennies une véritable occupation militaire. Les villes, dont les quartiers populaires se sont eux aussi organisés -et même soulevés contre le pouvoir régional, comme à Oaxaca7 en 2006-, sont elles aussi la cible de cette militarisation et d’une omniprésence policière, facteurs de violence et d’insécurité. Des villages et des ejidos8 comme ceux de San Salvador Atenco, dans la grande banlieue de Mexico, qui ont refusé catégoriquement l’expropriation et la transformation de leurs champs en pistes d’aéroport, ont également payé le prix fort en terme d’agressions policières, d’arrestations massives, de tortures et de viols. Mais la résistance de tout un peuple est là, multiforme, quoique savamment ignorée et dissimulée par une presse aux ordres9.
2011, année de tous les dangers.
2010 s’est achevée pour les Mexicains, au milieu des cortèges sinistres de meurtres en tous genres10, par la curieuse et rocambolesque « libération » de Diego Fernandez de Ceballos, millionnaire et dirigeant du PAN, propriétaire de vastes haciendas dans l’État du Querétaro. Celui-ci aurait été enlevé et détenu pendant plus de 7 mois par un groupe mystérieux, dont les communiqués singeaient mal une phraséologie de guérilléros. Et c’est finalement l’EZLN qui sera mise en cause par les déclarations d’un pseudo « repenti ». L’agence de presse EFE fera faire le tour du monde à cette grossière manipulation, sans publier par la suite aucun des démentis et protestations de la part des nombreux individus et associations qui savent que les zapatistes n’ont jamais eu recours à de telles méthodes.
« L’ année du Mexique en France »
C’est donc dans ce contexte quelque peu sinistre que débute la vaste opération publicitaire, comprenant selon les organisateurs, plus de 200 manifestations, allant du Salon du Bourget au Festival de Cannes11, de l’année du Mexique en France. Avex la culture comme cerise sur un gâteau peu reluisant, quoique juteux…
Comme il est écrit plus haut, le « Président » de l’« année du Mexique en France » est, pour le Mexique, Miguel Alemán Velasco . Fils du président de la république fédérale Miguel Alemán Valdés, ex-gouverneur de l’État de Veracruz , ce monsieur a fait l’objet de nombreuses accusations de corruption et de détournement des biens publics, ainsi que pour les liens qu’il aurait entretenus avec les organisations criminelles du narco-trafic12 (le Cartel del Golfo et les Zetas, tueurs encadrés par d’ex-militaires des forces spéciales mexicaines, se sont considérablement renforcés sous son mandat).
Pour le Gouvernement mexicain, cette série de manifestations vise de toute évidence à tenter de gommer l’image désastreuse laissée par tant de violence, à masquer la recrudescence actuelle des opérations militaires et paramilitaires.
Il s’agit en même temps, probablement, de relancer la promotion touristique. Cette activité, accompagnée de méthodes d’expulsion violente des habitants « primitifs » des lieux convoités et du blanchiment de l’argent favorisé par les opérations immobilières de grande ampleur, est un des secteurs d’ « avenir » pour les satrapes qui contrôlent le pays. Mais il y a plus grave…
Du côté français, en effet, la présidence de l’ « année du Mexique » a été confiée au Président du Groupe Safran, J. Paul Herteman. Et le « choix » de cette entreprise, spécialisée dans la « défense » et la « sécurité », le matériel militaire de haute technologie (« armement du futur » pour fantassin, moteurs et équipements d’avions et hélicoptères de combat, matériels de détection, d’identification et de contrôle biométrique13…) n’est pas anodin. Safran est présent au Mexique depuis 20 ans, et a semble-t-il équipé des unités de la police et de l’armée du pays en matériels sophistiqués. Lorsque Madame Alliot Marie, ministre du président Sarkozy, déclare par exemple à l’Assemblée Nationale que le gouvernement français projette l’envoi de policiers pour aider le dictateur Ben Ali à mater les manifestations de la population tunisienne, elle ne parle pas en l’air, et s’appuie sur de solides précédents : des hommes du RAID se trouvaient déjà dans le sud-est mexicain, au Chiapas, en 1999…Leur mission ? former des policiers mexicains aux opérations commandos… Depuis des années, de nombreuses « formations » ont été effectuées dans le cadre de tels accords de coopération14. C’est que, comme l’a déclaré au journal El Universal l’attaché « sécurité » de l’ambassade de France à Mexico, notre pays a vécu des « événements terroristes comparables à ce que le narcoterrorisme fait subir au Mexique »15.
Le groupe Safran a construit deux usines à Querétaro (le fief de Fernández de Ceballos, le politicien « enlevé » et « libéré » en décembre dernier). Les conditions de ces nouvelles installations ont été royales : terrains cédés, etc…
Enfin, le fils de Miguel Alemán dirige une compagnie d’aviation low cost, Interjet. Cette entreprise a acheté une quinzaine d’Airbus, et participe, avec EADS et …Safran, à l’expérimentation d’un nouveau « bio kérosène », fabriqué notamment à partir de salicorne. Voilà qui est bon pour l’image d’une aviation dont les émissions de gaz à effet de serre croissent de 5% par an. Mais les pêcheurs et les populations indigènes de l’État du Sonora, où l’on projette de cultiver massivement ces plantes, ne seraient peut-être pas tout à fait de cet avis, s’ils étaient consultés.
L’année du Mexique en France est donc, avant tout, une entreprise de manipulation. Elle vise à camoufler la situation dans ce pays, à justifier la participation aux violences exercées contre sa population, et à légitimer le pillage de ses ressources. En outre, le choix et la banalisation de tels sponsors témoignent d’une militarisation croissante de nos deux sociétés.
Une autre année du Mexique ?.
Il est extrêmement attristant de voir qu’en même temps que certaines municipalités, des associations engagées dans l’organisation de manifestations culturelles, et naguère plus « militantes », se déclarent ravies de participer à cette funèbre mascarade… Ignorance totale de ce que recèlent ces montages onéreux, opérés, comme le rappelait un ami Mexicain, sur le dos de nos deux populations ? Complaisance liée à des subventions et autres avantages ?
Il est en tout cas encore temps, pour beaucoup, de réagir et sortir de ces compromissions. Les individus, groupes et associations désireux de découvrir la culture, les résistances et les réalisations de l’Autre Mexique, celui d’en bas à gauche, des quartiers populaires et des communautés indigènes et paysannes, savent qu’il est possible de construire, non pas seulement au cours de cette année, de véritables rencontres et échanges avec le pays de Frida Kahlo et Juan Rulfo.
Janvier 2011 – Jean-Pierre Petit-Gras
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