GLOIRE & PUTRÉFACTION

L’impasse monumentale où se trouve acculée aujourd’hui non seulement cette société en pleine décomposition mais l’ensemble de la société mondiale du capital et par conséquent l’ensemble de l’espèce humaine, implique, comme à chaque fois devant l’impasse, deux potentialités : soit l’espèce détourne la situation présente et adopte la fuite en avant dans une virtualité toujours plus écrasante, soit elle regarde son présent et décide de sortir du labyrinthe qu’elle s’est construit depuis voilà des millénaires, empruntant une nouvelle dynamique de vie. Celle-ci est la communauté humaine intégrée au cosmos, communauté des êtres vivants, totalité du procès de vie. Ces deux potentialités sont à l’œuvre maintenant[1].

Pourtant, l’alternative paraît bien trop simple. La dissolution de ce monde que nous vivons implique le renforcement de la domination, signe de l’émergence d’un nouveau type de despotisme. C’est le lot de l’humanité lorsque le procès qu’elle a mis en place pour tenter de se sauver et qu’une partie d’elle, la classe des dominants, a consacré la totalité de son activité à la destruction, au massacre de la dynamique révolutionnaire, à empêcher la réalisation de la communauté humaine. C’est le lot de l’humanité aujourd’hui. Vivre cette impasse monumentale, la dissolution, c’est laisser sourdre en chacun de nous, chaque homme chaque femme, une nécessité impérieuse de « faire quelque chose ». Lorsque l’écrasante majorité préfère, pour l’instant ne pas accepter la réalité, et laissant petit à petit le capital dessiner le despotisme qui le fera survivre, d’autres, paniqués par cette irrationnelle situation hypnotique réagissent contre et tentent, à la fois désespérés et pleins d’élans généreux, de frapper.

Il y a eu, effectivement, une frappe, une tentative d’intervention en essayant à une échelle infime de bloquer les flux. Nous savons bien que tenter de saboter des flux ne sera pas l’étincelle, car nous savons que ce vieux mécanisme, celui de l’étincelle, issu de la pensée bourgeoise est inopérant aujourd’hui et a en fait maintenant une place majeure dans la mise en place de ce vaste détournement du présent et de la fuite en avant qui s’ensuit. Par des opérations publicitaires qui se veulent l’expression d’une illusoire dynamique de front belliqueux contre un ennemi qui n’attend que de pouvoir se mirer dans son propre miroir afin de se justifier d’être ennemi et continuer à justifier la guerre et la domination, certains ont cédé à l’état hypnoïde généralisé, mais ils ont exprimé ce que chacun, chacune porte : détruire ce qui entrave pour pouvoir enfin vivre. Détruire ce qui nous détourne pour accéder à la plénitude de l’être humain, de l’être communautaire, à la plénitude de notre individualité qui est en même temps communauté, individualité-Gemeinwesen. Nous partageons la même rage de liberté, la même passion de vivre, la même puissance d’advenir un nouveau monde.

L’antagonisme social de classes s’est dissous et transfiguré en une concurrence entre bandes à tous niveaux : domination immédiate du capital par l’intégration de son mécanisme et de sa reproduction ; puis celle-ci en une incorporation de ce mécanisme dans l’individu même, témoignant de l’atomisation et de la généralisation de la capitalisation. Le mécanisme du capital c’est la généralisation de la concurrence et de la prédation jusqu’au cœur de l’individu. Les hommes et les femmes de ce monde, parcellarisés, doivent opérer dans ce mécanisme afin d’être reconnu et de se reconnaître soi-même. Ainsi les hommes et les femmes qui s’opposent à l’ordre de ce monde, les hommes et les femmes qui nourrissent ou simplement ressentent au fond d’eux-même une pulsion de rejet, expriment aussi bien souvent le désir d’être reconnu et de se reconnaître dans leur refus. Rechercher à être identifié par tous les moyens est le mécanisme fondamental de reproduction de la domination. Cette recherche est ce qui permet de détourner la faille, la brisure que nous tous avons subis et subissons : la répression parentale-sociale, négation de l’affirmation de l’enfant et enrayement de son devenir dans sa naturalité. La discontinuité qui nous a été imposée, l’enrayement de notre naturalité est l’origine individuelle, et par conséquent sociale, du mécanisme de reproduction de la répression-domination et de la tendance à rechercher constamment reconnaissance. Une reconnaissance qui nous conforte dans la peur qui nous habite, celle d’enclencher un procès réel de mise en continuité, celle de l’advenir de quelque chose de nouveau, radicalement nouveau, une reconnaissance qui permet en même temps de justifier la passivité et l’état de chose au travers de notre propre existence. Le capitaliste cherche à se sauver, à se reconnaître, et pour cela il doit exploiter car sa salvation fictive repose sur l’enfer de millions d’hommes, femmes et enfants. Les gens qui refusent l’ordre en place, qui refusent radicalement ce monde doivent sortir de cette mécanique infernale s’ils veulent enclencher le devenir d’un processus de libération. Car aussi, la gloire, tant recherchée, forme détournée et compensatoire de l’ancien antagonisme révolutionnaire, épiphanie de la publicité-concurrence-reconnaissance, n’est pas plus forte que le pouvoir. Elle est la justification même des dominants, ceux qui manipulent, qui utilisent le pouvoir. Nous devons cesser de croire aux coordonnées des déterminations du capital lors son accession à la domination de la société entière et puis à la totalité de l’humanité, coordonnées qui sont proches dans le temps mais déjà englobées, épuisées. Nous devons cesser de croire à un mode d’être et d’agir qui n’est plus opérant et qui survit sous forme de représentation déracinée, réactualisant ainsi la formidable force d’inertie hypnoïde de ce temps. Nous devons cesser de croire qu’à la violence du pouvoir s’oppose la puissance d’une violence parcellaire. Ce monde a toujours besoin d’un peu de spectacle. Les jeux télévisés ont laissé la place à la télé-réalité, expression d’une vie qui n’a plus rien pour exister sinon le capital lui-même, devenu homme, l’humano-féminin devenu capital. Et puis la télé-réalité n’est plus suffisante. A l’occasion de cette crise, le jeu doit devenir réel. Il doit y avoir une opposition, une négation. Et la voilà trouvée, et instantanément programmée. Et l’arrestation de nos camarades, ami-e-s, fait partie de la danse hypnotique.

Aujourd’hui, nos ami-e-s, ami-e-s de rage et d’amour, ont été cible de l’hystérie organisée au nom de leurs éventuels liens avec ces sabotages. Mais, soyons sincères, la question n’est pas là. Ceci n’est que prétexte donné à la foule, ainsi des millions et millions de christs anonymes au cours des siècles. Il se trouve que ces gens pétris de contradictions, pétris par la rage d’un mur qui se dresse impérieusement à eux les obligeant à se nourrir d’anciennes représentations, il se trouve que ces amis de rage sont aussi des amis de puissance : c’est bien ce qu’ils créent, ce qu’ils commencent à mettre en branle qui est la cible des gens du pouvoir : l’émergence, embryonnaire, d’une forme de saisissement, d’un mode de liant avec la population du village ; un mode qui, à long terme, puisse constituer une force communautaire, potentialité d’une nouvelle dynamique. Et là dessus le pouvoir n’a aucune prise directe.

Il n’y a pas de victimes. Et il n’y a pas de bourreau. Ils expriment les derniers hoquets d’une superstition : changer la forme de la société (révolution). Et en même temps ils annoncent une lame de fond irrémédiable qui mature. Une puissante poussée océanique qui ne peut plus être contenue : la communauté. Sinon cet écrit n’aurait pas lieu.

Nous sommes bien plus qu’une révolution. Nous n’avons pas besoin d’attendre un éventuel soulèvement. Nous sommes une dynamique de vie totale et radicale. Ceux qui dominent et qui essayent de se sauver par la domination doivent savoir qu’ils ne peuvent rien. Nous ne les attaquerons pas à coup de cocktails (bien que cela nous amuserait). Nous ne ferons pas de campagne publicitaire annonçant la venue d’un quelconque messie. Nous sommes le messie qui vit : nous sommes l’invariant refus du monde en place et l’invariante dynamique de vie, dynamique de libération et d’émergence qui en sort. Nous refusons toute répression, tout mécanisme de domination. En cela nous ne ferons pas ce que nous avons subi. Il n’y a pas à reproduire ce que nous subissons : en cela c’est la domination qui se perpétue. Nous ne nous plaçons plus dans la dynamique belliqueuse, car elle est celle désormais de la spirale infernale de ce monde, le monde du capital et de toutes les déterminations qui l’a fait naître. Non, nous changeons de chemin. Adieu, vieux monde ! Tu t’écroules sans t’en rendre compte. Ta spirale est une turbine qui tourne à vide, rejouement incessant des murs du labyrinthe de l’espèce et de l’individu. Dur et long est le chemin pour nous, êtres humano-féminins, à la fois en chacun, chacune de nous, individus, et collectivement… Mais toi, machine totalisatrice, capital-monde, nous ne croyons plus en toi. Nous ne croyons en rien, sinon en ce que nous commençons de vivre : la communauté avec l’ensemble du processus de vie (Gemeinwesen : continuité).

Et vous ! Frères et sœurs, camarades, amants et amantes de vie, vous qui avez subis dans les geôles infectes des interrogatoires inutiles, c’est votre passion, c’est notre passion, simplement, qui est le cœur de la cible du pouvoir. D’un pouvoir qui ne peut voir émerger la vie, car les gens qui le manipule tout en étant manipulés par lui sont emplis d’une douleur qu’ils ne veulent résoudre, la douleur de tendre impérieusement mais le plus secrètement à se libérer et à se décider à cheminer en une nouvelle dynamique de vie, mais de toujours détourner ce désir occulté, enfouis et nié. De ce mensonge à soi-même depuis l’enfance, de ce refus naît la rage destructrice de noyer systématiquement ce dont on rêve le plus secrètement et le plus ardemment ; la rage destructrice de ce dont ils sont en fait, eux, terrifiés, emplis d’une peur irréductible, incandescente et continuellement refoulée, niée : celle de lâcher la prise de la fixation-hypnotisation, celle d’enclencher un nouveau procès, son propre chemin hors de la domination-domestication et tout ce que cela implique, et se joindre à la vibration continue des coordonnées totales du procès de vie du cosmos. Les murs sont lézardés et se lézardent, c’est certain, et votre passion, notre passion qui est aussi, en ces jours, douleur, est celle d’un monde qui n’en finit pas de mourir, votre douleur et passion est celle d’un monde qui n’arrive pas à naître ou peut-être justement, qui se décide à naître. De par la passion et la douleur, mes ami-e-s, camarades, frères et sœurs, amants et amantes de vie, nous vous sommes présents dans l’espace et le temps, comme nous sommes présents à chaque homme, chaque femme, chaque enfant. Et de par tout cela, manifestons notre joie, exprimons cette irréductible puissance : la passion de la Communauté ! De par tout cela nous vous sommes présents, quoi qu’il en soit ! Sinon par la continuation en nous de votre geste devenant nôtre mais ayant accédé à sa naturalité : libération et émergence, nécessité biologique de l’espèce aspirant à devenir communauté symbiotique à l’ensemble du procès de vie du cosmos tout entier.

8 décembre 2008

[1] Ce texte est une version modifiée de ce qui fut un tract diffusé aussi sous forme d’affiche, avec un autre texte ami, à Paris et Strasbourg, et signé quelques hommes et femmes. Écrit le 11 novembre, à la nouvelle de l’arrestation des gens de Tarnac et de Rouen, dans l’émotion et la colère, certains éléments devaient être réajustés ou précisés. A travers son auteur, c’est plusieurs hommes et femmes qui se sont exprimés, et bien d’autres aussi qui ont peut-être – qui sait ? – ressenti une vibration, une perception confluentes !